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Critique de film
Le film
Affiche du film

Hi, Mom !

L'histoire

Jon Rubin (Robert De Niro) trouve à louer dans un quartier populaire de New York un appartement certes sordide et délabré mais dont la situation le met en joie : en effet, la fenêtre de sa pièce principale donne en vis-à-vis sur les grandes baies vitrées des appartements de l’immeuble d’en face, ce qui lui permet de suivre les vies d'une dizaine de ses habitants. Car Jon est un voyeur qui aime pénétrer l'intimité des gens jusqu'à se projeter dans leurs vies. Il a fait de cette obsession un projet artistique qu'il parvient à vendre à Banner, un producteur de films pornographiques. C’est ainsi qu’armé d'une caméra et d'un téléobjectif, il se lance dans l'observation minutieuse de ses contemporains...

Analyse et critique

Comme on l’avait vu dans notre article consacré à son précédent film, Greetings, Brian De Palma est à l’époque de ses premières réalisations un grand admirateur du cinéma documentaire américain, celui des frères Maysles (Salesman en 1968) ou encore de Pennebaker (Don’t Look Back en 1965). Le début de Hi, Mom ! rend ainsi hommage à ce cinéma du réel, et l'on pénètre dans le film comme s’il s’agissait d’un documentaire : on suit un loueur caméra à l’épaule, l’image est tremblée, il y a des flous, des cuts violents, et le personnage s’adresse directement à ce qui semble alors être un reporter… On le suit ainsi dans la cour délabrée puis dans un appartement qui ne l’est pas moins ; et lorsque le propriétaire indique - en utilisant plein de sous-entendus - la fenêtre qui donne sur l’immeuble d’en face, d’un coup le régime d’images bascule avec l’apparition du premier contrechamp du film sur le visage réjoui de Robert De Niro cadré en gros plan.

Rétrospectivement, on comprend qu’il ne s’agissait pas d’un documentaire mais de la vision subjective du personnage de Jon Rubin. Avec cette ouverture, Brian De Palma fait le pont avec Greetings qui se terminait sur un faux reportage télé où l’on suivait Jon combattant au Vietnam. C’est un peu comme si le personnage interprété par Robert De Niro, rattrapé par la réalité à la fin du précédent film de De Palma (et qu'y a t il de plus concret, de plus prégnant à l’époque que le conflit vietnamien ?) avait été fait "prisonnier" du réel et n’avait plus accès à la fiction. La fenêtre est un retour aux affaires de Jon le voyeur, et avec son apparition la fiction peut reprendre ses droits : musique, effets de montage (une succession rapide de plans), trucages (image accélérée)… Jon est comme aspiré par le cinéma et il emporte à sa suite le spectateur qui, de fait, était déjà lié à lui par l’utilisation de la caméra subjective. Chez De Palma, filmer le voyeurisme se traduit à l’écran par un questionnement constant sur la place du spectateur, sur le régime d’images utilisé ; et les partis pris formels qui guident cette ouverture seront régulièrement repris, retravaillés par le cinéaste dans ses réalisations futures.

Hi, Mom ! entretient un rapport particulier avec Greetings, car il ne s’agit pas à proprement parler d’une suite mais plutôt d’une variation. Là encore, on peut voir que dès ses débuts De Palma pose les grands motifs esthétiques et thématiques de son oeuvre, l’idée de variation étant primordiale dans son travail de cinéaste. Outre le personnage de Jon Rubin, De Palma glisse d’autres allusions à son précédent film, comme l’apparition de Banner, un producteur de films pornographiques que Jon avait déjà croisé dans Greetings, ou encore notre héros qui aborde une fille esseulée en lui faisant croire qu’il est la victime d’une erreur de « computer dating », reprenant par là l’obsession de son ami Paul pour les rendez-vous électroniques. Mais d’autres éléments changent, comme le personnage interprété par Gerritt Graham qui d’ami de Jon obsédé par le meurtre de Kennedy se transforme en performer attiré par la révolution gauchiste. Ces variations font que les deux films sont finalement moins liés par leur récit que par cette volonté commune de dresser un portrait de la société américaine de cette fin des années 70 et d’y mêler dans un même mouvement une obsession plus intime, personnelle, qui est celle de De Palma pour le voyeurisme.

Les fenêtres donnant sur les appartements de l’immeuble d’en face sont autant d’écrans qui permettent à Jon de pénétrer l’intimité de ces vies qui lui sont ainsi offertes. Il observe de jeunes secrétaires, des Hippies, un artiste révolutionnaire, une famille WASP ; et c’est en lui présentant un concept d’œuvre d’art sociologique - du « Peep Art » - qu’il approche Banner. Ce dernier, producteur de films pornographiques, n’est intéressé que par l'aspect sexuel du projet de Jon ; et s’il lui offre un téléobjectif et une caméra, c’est pour que ce dernier lui rapporte des images salaces et non un portrait de la classe moyenne américaine. Mais pour Jon - et De Palma -, il y a derrière l’obsession voyeuriste autre chose que la seule fascination pour l’intimité des gens : c’est une manière de mettre en fiction le monde qui nous entoure afin de mieux le comprendre.

Après avoir convaincu Banner de financer son film, Jon se rend dans un magasin de matériel audiovisuel où un vendeur explique à une cliente l'utilisation d'une petite caméra. Tout y passe, de l’utilisation du zoom à l’exposition, en passant par le son direct. Cette petite leçon de cinéma est vécue par le spectateur à travers l’objectif de la caméra portable, et Jon se retrouve être la cible de celle-ci. Par la suite, lorsqu’il est à son tour derrière une de ces caméras à enregistrer les vies de l’immeuble d’en face, on retrouve la cliente (Mme Mitchell), mais cette fois en tant que personnage filmé. Chez De Palma, les rôles ne cessent de changer : les personnages passent du statut de metteur en scène à celui d’acteur, d’observé à observateur, de manipulé à manipulateur. Au niveau du récit (souvent complexe et labyrinthique) comme au niveau de l’écriture cinématographique (les changements ou les multiplications de point de vue, les différents registres d’images, la place des protagonistes par rapport aux appareils enregistreurs…), rien n’est figé, stable, tout conduit le spectateur à douter de ce qui lui est montré, à remettre en cause les images et la compréhension qu’il peut en avoir. Pour revenir à l’exemple précédent, dans un premier temps Mme Mitchell et Jon inversent leurs rôles de filmeurs et de filmés, mais De Palma ne s’arrête pas là : on retrouve plus tard la jeune femme derrière la caméra, filmant sa famille ou réalisant une sorte de reportage sur son quartier. A chaque fois, on quitte le domaine du film en cours pour visualiser ce qu’elle tourne, le réalisateur modifiant la place spectateur dès lors qu’une autre caméra que la sienne est en marche. L’univers de Brian De Palma est celui de la démultiplication vertigineuse des points de vue et du fractionnement de l’environnement. Chaque caméra ouvre sur un film différent, sur une nouvelle fiction ; car derrière chaque œilleton, il y a un regard différent porté sur le monde. A cette première idée, s’ajoutent les multiples fenêtres (après les caméras, les écrans) qui débouchent sur autant d’histoires à raconter. Ce dispositif évoque bien entendu celui mis en place par Alfred Hitchcock avec Fenêtre sur cour ; mais si le personnage interprété par James Stewart ressentait encore de la culpabilité à se livrer à ses penchants voyeuristes, Jon se laisse quant à lui complètement aller à son obsession, faisant même commerce de celui-ci. Le rapport de l'Amérique au sexe et a sa représentation a considérablement évolué et De Palma se fait le témoin de cette mutation des mœurs. Le puritanisme a cédé la place à l'idée que tout peut se voir et, surtout, que tout peut se vendre et s'acheter.

Le plaisir du voyeur repose sur la distance qui le sépare de l’objet du désir et sur sa non consommation. A l’inverse, Brian De Palma montre une société américaine obsédée par la possession et la consommation. Lorsque Jon quitte sa position de voyeur et essaye de séduire Judy, la jolie voisine, ils ne font pas moins de trois restaurants lors de leur première soirée ensemble, manière pour le cinéaste de montrer que le désir et la recherche du plaisir se sont transformés en boulimie. Les petits films de Mme Mitchell qui ponctuent régulièrement le récit montrent cette représentante parfaite de la mère de famille WASP obsédée par la modernité, le confort, par le souci d’afficher toutes les apparences de la réussite sociale. Dans un de ces films, elle critique l’architecture des immeubles qui font face au sien et se gargarise de la beauté de son HLM alors qu’à l'image défilent des constructions désespérément identiques et sinistres, quand bien même pour elle ces « blocs de béton, tous de la même couleur » représentent le summum du bon goût et de la modernité.

De Palma brocarde la société de consommation, cette frénésie qui pousse l’Amérique moyenne à dévorer, à engloutir tout ce qu’elle peut et à en vouloir toujours plus. Il évoque le désir maladif de ses concitoyens de se conformer à un mode de vie uniformisé, un modèle véhiculé et martelé par les médias et la publicité. Dans la séquence précédent le cataclysme final, Jon et Judy forment un couple typique de la middle class américaine : lui, enfoncé dans son fauteuil, pipe au bec et journal sur les genoux, elle, debout en robe de chambre et bigoudis, avec dans les bras un paquet de corn-flakes qu’elle porte comme s’il s’agissait d’un nourrisson.

Si Brian De Palma propose un portrait acide de l’Amérique consumériste, il porte un regard tout aussi critique sur les mouvements révolutionnaires qui entendent s’opposer au modèle dominant. Le cinéaste imagine ainsi des reportages d’une télévision indépendante, la N.I.T. (National Intellectual Television), vignettes satiriques qui viennent ponctuer le récit.

Le premier de ces reportages évoque les mouvements civiques. On y voit des journalistes militants (dont le personnage interprété par Gerritt Graham) qui abordent les gens dans la rue afin de les sensibiliser à la cause des Noirs américains. Les réactions des passants font si vraies que l’on imagine dans un premier temps que De Palma a effectivement tourné ces images sur le vif, jusqu’à ce que l’on remarque dans l’arrière-plan d’une des interviews un homme qui abat un vendeur de journaux qui essayait de l’empêcher de partir sans payer, et ce sans qu’il y ait une quelconque réaction des protagonistes du reportage ou des gens alentours. Cette violence en arrière-plan vient par la suite contaminer le reste du film, et le reportage politique bascule dans la comédie absurde où un vendeur de chaussures se vantant d’être le moins cher de New York se retrouve accusé de spolier les pauvres, où un Noir américain est pointé du doigt par les journalistes du N.I.T. comme étant un oppresseur, un danger pour la cause "black". Brian De Palma montre par l’absurde comment un mouvement contestataire, aussi juste soit-il, peut basculer dans l’irrationnel le plus complet lorsqu’il perd le sens des réalités, lorsqu’il tourne à vide. Pour les militants de la N.I.T., la lutte se suffit à elle-même, elle est une posture purement théorique et rhétorique qui n’a plus de lien véritable avec la réalité.

Le deuxième film du N.I.T. est encore plus parlant. On y retrouve Jon qui a été embauché par le N.I.T. pour interpréter un policier raciste dans un show intitulé « Be Black Baby ». (1) Les spectateurs y sont invités à vivre pendant un soir dans la peau d’un Noir. Ils sont d’abord grimés puis on leur prend leur veste afin de les habiller à la façon black, et c’est alors qu’ils comprennent qu’ils ont été victimes d’une arnaque et qu’ils ont été dévalisés par les organisateurs. Ceux-ci les insultent, les menacent bientôt d’une arme, frappent l’un des spectateurs qui se rebelle et commencent à violer l’une des participantes. Lorsque intervient un policier (Jon Rubin donc), ils espèrent que leur calvaire va s’achever ; mais au lieu de prendre leur défense, le représentant de la loi se joint aux membres du N.I.T. et se met à les traiter comme des criminels... Forcément, ils sont censés être Noirs ! Terrorisés, battus, salis, les spectateurs sont relâchés dans la rue et, interrogés par un journaliste, se disent ravis de cette soirée qui leur a permis d’être dans la peau d’un noir.

Cette séquence est un exercice de style à la Peter Watkins : un faux documentaire assez extrême, brutal et dérangeant qui dit quelque chose de la ségrégation, du racisme, du rôle assigné au Noirs dans la culture américaine, mais qui dans un même temps brocarde ce genre de happening absurde qui ne fait que donner bonne conscience à un public petit-bourgeois convaincu de son progressisme et de son ouverture d’esprit.

La réussite de Hi, Mom ! tient au fait que Brian De Palma ne se contente pas d’élaborer un discours critique sur la société américaine, il en propose une traduction cinématographique. Lorsqu’il renvoie dos à la dos l'American Way of Life et sa contestation, il le fait par le biais d’une opposition entre deux régimes d'images différents : d’un côté l’esthétique colorée et lisse des scènes de vies observées par Jon, de l’autre le style documentaire brut - caméra tremblée, noir et blanc, grain prononcé - qui est la marque de fabrique du cinéma militant.

Jon fait son chemin dans ce monde d'images : spectateur (sa position de voyeur), metteur en scène (le film qu'il tourne pour Banner), acteur (lorsqu'il se filme séduisant la voisine d’en face, ou lorsqu'il joue le policier de la séquence Be Black Baby)… Il est l’homme de l’ère audiovisuelle. Il fait partie de ces personnages typiques de De Palma qui ont du mal à vivre naturellement la réalité des choses et qui doivent passer par une représentation imagée ou fictionnalisée de cette réalité afin d’être en mesure de l’appréhender et d’agir. Le voyeurisme de Jon est ainsi l’expression de la conviction profonde du cinéaste que notre rapport à la réalité est complètement transformé par la multiplication des images.

Dans ce monde où tout passe par l’image, la réalité et son enregistrement sont placés sur un même plan. On tend même à accorder plus de crédit à l’enregistrement, qui serait forcément objectif mais aussi plus précis que notre regard humain si imparfait. L’image ne triche pas, elle restitue fidèlement les choses et, si l’on va un peu plus loin dans ce fantasme, l’image serait au final la seule garante de la réalité de ce qui nous entoure. C’est cet environnement qui fait croître la psychose de Jon et lui fait peu à peu perdre la notion des réalités. Le film dérape lorsqu’il se projette comme héros d’une sitcom familiale, De Palma nous empêchant à partir d’un certain stade de statuer sur la nature de ce qui nous est donné à voir. Et pour clore cette dernière partie délirante du film, on retrouve Jon se faisant passer pour un vétéran du Vietnam afin d’accomplir son nouveau rêve qui est de passer à la télévision. (2) Il sera ainsi passé par tous les stades : spectateur, réalisateur, acteur, personnage de fiction, protagoniste d’un documentaire… "l’homme-image" parfait en somme.

En conclusion, il y a dans Hi, Mom ! beaucoup d'invention et un côté très ludique qui permet au film de n’être jamais pesant alors qu’il aurait pu être très théorique et désincarné. Brian De Palma prend visiblement beaucoup de plaisir à jouer avec le spectateur et son amour du cinéma est constamment perceptible dans ce petit film étonnant et enlevé.

(1) Un rôle qui est l’occasion pour De Niro de montrer ce qu’il sait faire dans le style « You talkin’ to me ? »
(2) le « Hi, Mom ! » qu’il lance à la fin du film est la phrase type lancée par les personnes interviewées dans la rue par des reporters télé.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 2 avril 2012