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Critique de film
Le film
Affiche du film

Hangover Square

L'histoire

Londres, 1899. George Bone, pianiste et compositeur classique renommé, est surmené par son travail d’écriture d’un concerto pour piano. Le compositeur est victime de fréquentes crises de pertes de mémoire qui sont provoquées à chaque fois qu’il entend des sons discordants. Pourtant un brave homme dans la vie, il se transforme en un meurtrier sadique lors de ses crises dont il n’a aucun souvenir.

Analyse et critique

Hangover Square offre une conclusion en apothéose à la trilogie horrifique de John Brahm pour ce qui est sans doute le plus abouti de la série - The Undying Monster (1942) et Jack l’Eventreur (1944) auront précédé. Propulsé star du jour au lendemain suite à sa stupéfiante interprétation de Jack l'Eventreur dans The Lodger, Laird Cregar mettra beaucoup de lui-même dans ce qui sera malheureusement son ultime rôle. C'est en effet l'acteur qui repère le livre de Patrick Hamilton et qui incite la Fox à en acheter les droits au terme de négociations de longue haleine de Darryl Zanuck, qui roublard les obtiendra pour un prix dérisoire en cachant à Hamilton et à son éditeur que la production était déjà lancée, ces derniers n'ayant pas de moyens de pression pour faire monter les enchères (d'autant que le roman n'eut qu'un faible succès et doit donc son adaptation à l'obsession de Cregar pour l'histoire). Pour faire le lien auprès du grand public avec The Lodger, l'intrigue du livre est reculée de 1937 au début du siècle, permettant ainsi de retrouver plus aisément cette ambiance victorienne gothique associée au film de 1944 (les deux scripts étant dus au scénariste britannique Barré Lyndon). Cregar, déçu, manque d'abandonner le projet suite à cette modification mais reste finalement.

Afin d'effacer le souvenir de Jack l’Eventreur (et craignant d'être définitivement associé aux rôles de psychopathe), Craigar décide de faire fondre son imposante silhouette pour incarner le fragile George Bone et va ainsi subir une opération de réduction de l'estomac puis suivre un régime strict. Ses efforts seront récompensés par une interprétation encore plus ahurissante que dans The Lodger mais il y laissera sa santé et sa vie, mourant avant même la sortie en salle de Hangover Square. L'acteur rejoint ainsi tristement la facette obsessionnelle de son personnage soumis jusqu'au bout à son art. The Undying Monster et The Lodger étaient deux films très semblables dans leur structure, leurs motifs et leur mise en scène mais Hangover Square, même s'il en conserve quelques éléments (cadre londonien menaçant, George Sanders à nouveau en agent de Scotland Yard), est bien différent. John Brahm développe plus avant ici la dimension psychanalytique de The Lodger - une veine dans laquelle il atteindra une quasi-perfection avec le tortueux Le Médaillon (1946) - pour un thriller entièrement soumis à l'esprit perturbé de son héros. George Bone (Laird Cregar) est un compositeur doué en passe d'atteindre une renommée grandissante grâce au concerto sur lequel il travaille. L'anxiété qui en découle réveille un mal dont il souffre depuis toujours : il est victime de "trous noirs" après lesquels il ne se souvient plus de ce qu'il a fait ni où il s'est rendu. Le trouble s'accentue pour le pousser vers le crime malgré lui, le film s'ouvrant sur une de ses crises avec le meurtre brutal d'un antiquaire.

On est loin de l'élégance et de la sophistication des crimes de The Lodger, Brahm comme pour illustrer la facette primaire des bas instincts émergeant de Bone use d'une mise en scène plus agressive et directe (ce qui sera le cas pour la plupart des autres meurtres, notamment celui de Linda Darnell) tout en dévoilant sa double nature avec le meurtre en vue subjective pour nous le montrer le visage égaré dans le plan qui suit, presque témoin extérieur de son acte. De même, la vision ténébreuse d'un Londres embrumé et indistinct n’a plus cours ici avec une ville qui se transforme au gré de la personnalité de son héros. Les ombres des bâtiments se font plus imposantes lorsque Bone bascule, les ruelles gagnent en bizarrerie selon son point de vue (d'une scène à une autre, le même décor peut passer de commun à terrifiant) et l'allure inoffensive du personnage se fait soudainement massive avec une mise en scène de Brahm multipliant les angles étranges et les contre-plongées déroutantes. Pour soigner son mal, Bone doit se détacher des situations de stress et abandonner pour un temps son concerto qui l'obsède. Ce sera malheureusement pour tomber entre les griffes d'une chanteuse ambitieuse et séductrice (Linda Darnell, vénéneuse femme fatale manipulatrice) qui va user de lui pour atteindre les sommets. Ainsi trahi, Bone va basculer définitivement dans la folie, à la fois victime et bourreau. C'est dans ces scènes où Bone laisse la folie l'envahir que Brahm déploie toute sa virtuosité avec une image vaporeuse déformant le décor, un travelling avant/arrière agressif montrant par le changement d'expression de Laird Cregar qu'il est devenu un autre, celui-ci exprimant cette schizophrénie avec une intensité saisissante.

Malin, Brahm n'abuse pas de ce procédé et au contraire en joue pour accentuer le suspense. Ainsi parfois le doute est entretenu sur le fait que Bone ait changé, par l'ellipse (la fin où l’on s'interroge du sort de George Sanders, l'agression inattendue de Faye Marlowe) ou par l'expression opaque de Laird Cregar tel cet ultime concert où l'on ne sait si c'est "l'autre" qui joue (ou ce passage ou l'on comprend qu'il a repris conscience uniquement parce qu'il va chercher son chat). Plus on avance, plus le film s'enfonce dans le cauchemar surréaliste. Si dans The Lodger le motif de l'eau courait durant tout le film, cette fois ce sera celui du feu qui fera office de libérateur de la folie de Bone. Le premier meurtre de l'antiquaire se conclut par un incendie ; et c'est durant la Bonfire Night célébrant Guy Fawkes que Bone commet son crime le plus violent avec ce moment halluciné où la foule contemple un gigantesque bûcher.

Enfin, c'est bien évidemment le concert final qui fera office de catharsis avec Bone jouant seul, indifférant à l'apocalypse qui se déchaîne autour de lui. Ce moment est l'aboutissement d'une longue conclusion où Brahm aura exploité la grandiloquence en plusieurs motifs illustrant l'esprit malade de Laird Cregar. La caméra virevolte dans la salle de concert, revenant constamment au visage déformé de Bone déchaîné sur son piano, le décor devient de plus en plus irréel et les souvenirs affluent où il se souvient enfin de tous ses terribles actes. Le score magistral de Bernard Herrmann est au diapason avec un Hangover Square Concerto qui gagne en ampleur au fil du film, jouant sur les dissonances sources des changements de Bone et faisant tonner son entêtant thème de piano lors de cette conclusion où l'enfer s'ouvre sous nos pieds. Une réussite totale pour John Brahm, égalée ensuite avec Le Médaillon ; on peut légitimement se demander comment il n'a pas pu accéder à des films plus ambitieux après pareil tour de force et a fini à la télévision (La Quatrième Dimension, Alfred Hitchcock Presents).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 24 janvier 2018