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Critique de film
Le film
Affiche du film

Goto, l'île d'amour

L'histoire

Goto était un royaume florissant jusqu'à ce jour du jeudi 12 janvier 1887 où un séisme engloutit la quasi-totalité de l'archipel. Ne reste plus qu'une île se retrouvant coupée soudainement du reste du monde. Malgré la catastrophe, les trois générations de gouverneurs de l'île qui se succèdent maintiennent les coutumes et les règles anciennes. Enfermée dans la résidence forteresse de son mari Goto III (Pierre Brasseur), Glossia (Ligia Branice) rêve de s'enfuir avec son amant, Gono, un lieutenant palefrenier...

Analyse et critique

Célébré depuis le milieu des années 50 comme un maître du cinéma d'animation, Walerian Borowczyk commence à utiliser de plus en plus la prise de vues réelles à partir du milieu des années 60. En 1967, son premier long métrage - Théâtre de Monsieur et Madame Kabal - est pourtant un film d'animation. Mais dès l'année suivante sort Goto, son premier en prises de vues réelles. Borowczyk ne fait pas de différence entre ces techniques, acteurs ou silhouettes de papier découpé sont des conducteurs de son imaginaire. Et Goto est le prolongement naturel d'une oeuvre entamée il y a plus d'une dizaine d'années dans un petit atelier de Varsovie.

Un manège où défilent des chevaux, un baiser passionné entre deux amants, une chaise qui tombe, un cours où les élèves saluent le portrait des trois dynasties de Goto : Borowczyk ouvre son film sur des images particulièrement emblématiques de son univers. Les chevaux, qui ont une place particulière dans son œuvre (et dans l'imaginaire polonais en général) ; l'amour impossible, son grand thème romantique ; les objets qui ne cessent de peupler ses films (ici des bricolages farfelus qui rappellent ceux de ses courts métrages d'animation) ; la dictature enfin car pour ce libertaire qui a vécu sous le joug du communisme, tout régime en est une en puissance.

Dans la salle de classe, le maître expose à ses élèves un tableau coulissant faisant apparaître successivement les trois portraits des derniers gouverneurs de l'île. Interchangeables, identiques, ils incarnent un pouvoir qui se veut immuable. Les enfants récitent mécaniquement leur cours d'histoire, nous racontant le désastre de l'archipel puis la reconstruction de l'île. Coupée du tout, Goto est un idéal pour les tyrans et les dictateurs, un monde clos, coupé du reste du monde, où il est possible d'imposer ses lois sans aucune influence extérieure. C'est un espace dont les citoyens ne peuvent s'enfuir, où ils ne peuvent même rêver d'ailleurs car ils en ont oublié l'existence. Un univers fasciste et dictatorial qui évoque par ses costumes, ses rituels absurdes et sa réinvention de l'Histoire aussi bien le communisme stalinien que le fascisme italien.

Comme le couple Kabal qui ne sort pas de sa scène de théâtre, les personnages de Goto sont enfermés dans cet espace clos. Borowczyk ne cessera tout au long de son œuvre d'enfermer ses personnages dans un lieu quasi-unique : un château dans Blanche ; un bout de plage, une remise, un palais ou une pièce du Vatican dans Contes immoraux ; un manoir dans La Bête... jusqu'à la demeure mentale de Dr Jekyll et les femmes. Goto c'est une île en déliquescence, les ruines d'un vieux monde qui se meurt mais refuse de le voir, de l'accepter. Le gouverneur n'a de cesse de chasser les mouches qui pullulent sur l'île, non parce que la mouche c'est Lucifer mais parce qu'elles sont là comme un constant rappel que ce régime qu'il maintient n'est plus qu'une charogne pourrissante. Mais il faut le cacher aux habitants, il faut qu'ils continuent à croire en l'immuable de cette société. Pour cela, il faut tout ritualiser. Le rituel force à la répétition automatique des choses et interdit toute réflexion. Le rituel assure la mécanisation des esprits, assure que la machine continue de tourner même si elle n'a aucun sens.

Ces rituels, on les trouve également tout au long de l'oeuvre de Borowczyk. Des rituels (religieux le plus souvent, sexuels parfois) qui toujours visent à asservir l'homme et contre lesquels il faut lutter pour se libérer. Des rites vidés de leur sens et qui n'existent plus que pour eux-mêmes. Au début de Goto, les habitants sont regroupés pour assister à un spectacle. C'est au départ un concert puis l'on passe sans transition à un joute à mort entre deux condamnés, joute qui ressemble d'ailleurs plus à une bataille de Guignol qu'à un véritable combat. C'est enfin une chorale d'enfants qui vient clore la représentation. Tout est spectacle : la justice, l'art, l'éducation... tout est mis sur un même plan, au service du tyran et de son armée.

Goto III le tyran qui occupe son peuple avec des jeux et le satisfait avec du tabac. Le dictateur paternaliste qui sentence et console, qui effraye et rassure. Goto qui infantilise son peuple afin de le contrôler. Goto qui maîtrise le savoir, limitant par exemple l'usage des jumelles, interdisant aux habitants de rêver du dehors, de même imaginer qu'un échappatoire puisse exister. Goto et ses chiens féroces qui symbolisent son pouvoir masculin et viril. Il est l'image parfaite du tyran et plus largement de tout pouvoir, qu'il soit politique, financier, religieux ou industriel. Il est l'incarnation du tyran qui aspire à l'éternité. Son système se base sur une descendance interchangeable et la volonté que rien ne bouge, que tout se répète sans fin. Toute l'île de Goto est sclérosée. Les habitants son apathiques et endormis, l'école n'a rien à apprendre d'autre que quelques pages de l'histoire officielle et l'entomologie (certainement car il ne reste plus que cela comme cahier de cours). On n'invente plus, on oublie même, comment forger de l'acier par exemple. Seul horizon pour les hommes : grossir le rang des soldats. Seul horizon pour les femmes : mères ou putains. Goto III lui-même ne fait que maintenir un état des choses dont il a hérité. Ce n'est pas un méchant homme mais il fait mécaniquement ce que l'on attend de lui. Il prend la suite de Goto II, qui lui-même reproduisait les règles de Goto Ier. La tyrannie se perpétue naturellement, avec l'assentiment de tous.

Cette absence d'horizon, de savoir, cette société ritualisée conduisent les citoyens à se soumettre mais aussi à reproduire eux-mêmes cette aliénation dont ils sont victimes. Le faible et humilié Grozo, que l'on pense d'abord symbole du peuple opprimé, va ainsi gravir les échelons et humilier à son tour, exploitant ceux qui se trouvent plus bas que lui. Il remet vaguement en cause le système mais il se met à l'exploiter à son propre profit, devenant à son tour une nouvelle figure du pouvoir dictatorial. La différence entre Grozo et Goto, c'est que lui n'agit pas pour le maintien d'un pouvoir éternel, il œuvre pour écarter tous ceux qui se mettent en travers de son chemin vers Glossia.

Glossia, c'est la princesse prisonnière du château. Comme le sera Blanche dans le film suivant de Borowczyk. Le dehors, elle ne le connaît que grâce à des jumelles. Tout lui paraît lointain et inaccessible. Mais cela ne l'empêche pas de rêver de fuir en compagnie de son amant palefrenier qui échafaude pour eux un plan afin d'échapper à l'île prison. Glossia représente toutes ces femmes du film soumises à une société patriarcale. Elles n'ont que trois rôles à Goto : mère, reine ou putain. Et ces rôles sont interchangeables - pour preuve les robes de Glossia que Grozo offre à une prostituée pour avoir l'impression de coucher avec son inaccessible princesse - car elles ne sont là que pour assouvir les désirs des hommes. Le rêve de Glossia de vivre un amour plein et véritable et de fuir la prison qu'est sa vie est le rêve de toutes les femmes de Goto.

Glossia est une héroïne romantique. Borowczyk croit dans la passion, la folie de l'amour, dans la vie. Le drame vient toujours chez lui de la religion, des castes, de la morale qui condamnent des passions qui se rêvent sans contraintes. Glossia veut choisir celui qu'elle aime et non se soumettre à ce que l'on attend d'elle, à ce que les hommes, les bonnes mœurs ou la société attendent d'elle. Mais Grozo rôde, incarnation d'Eros et Thanatos. Il tue le père, l'amant, le mari dans l'espoir d'assouvir son fantasme pour elle. Mais la mort vient lui ravir sa conquête. La mort voluptueuse qui emporte Glossia dans sa robe blanche de mariée et lui permet d'échapper à cette incarnation jusqu'au-boutiste du désir masculin, d'échapper enfin à cette île-prison. Et Si Glossia meurt sans parvenir à ses fins, Borowczyk refuse de croire en cette conclusion sombre et sans espoir et il termine son film sur un dernier frémissement de paupière, sa poitrine qui se soulève, nous laissant entendre qu'elle va revenir du royaume des morts pour assouvir ses désirs et fuir cet univers carcéral.

Borowczyk aime afficher l'artificialité dans ses films. S'il recherche souvent un certain réalisme (ses reconstitutions historiques sont sobres, justes et extrêmement précises dans les choix des costumes et des accessoires) il n'oublie jamais qu'il est dans la représentation et aime le rappeler au spectateur. Ainsi Glossia, lorsqu'elle se suicide, se jette du grenier et atterrit sur la scène de théâtre du début. Comme si toute l'action du film n'avait été qu'une représentation pour nous, spectateurs du film. Au-delà de l'effet de distanciation, il y a dans ce retournement la mise en évidence d'un des préceptes du film qui est que tout est simulacre, mise en scène, spectacle. Les condamnations à mort, les bains, l'équitation... tout est rituel, tout est jeu dans cette comédie humaine.

Borowczyk a une vision du cinéaste comme unique créateur. Pour lui, un film n'est pas une entreprise collective, c'est l'oeuvre d'un homme et d'un homme seul. C'est une vision. « Je suppose que toutes les réalisations d'un artiste sont nées le jour même de la naissance de l'artiste » expliquait-il. Depuis sa séparation avec Lenica, il réalise ainsi ses films en solitaire, unique maître à bord. En quittant le giron du court et de l'animation, Borowczyk doit se confronter à la réalité d'un tournage de long métrage en prises de vues réelles. Il ne renonce pourtant pas au contrôle total de l'oeuvre et à son goût pour le bricolage. Il fabrique chaque objet lui-même (l'attrape-mouches ; le portrait coulissant des trois gouverneurs Goto...) et peut passer des heures à peaufiner la texture d'une accessoire en bois, à repeindre une porte (oui, même dans un film en noir et blanc ça compte !) et toute l'équipe de devoir attendre patiemment qu'il ait terminé son bricolage. Au niveau de la photographie, de la lumière, il impose ses vues et désarçonne des techniciens pourtant aguerris mais qui ne comprennent pas ce qu'ils sont en train de faire. Les films de Borowczyk sont d'admirables réussites au niveau des décors, des costumes, de la photographie, de la lumière ou des couleurs, toutes choses qui témoignent de son incroyable connaissance des techniques de l'image. Par contre, on ne peut pas dire que sa direction d'acteurs soit l'un de ses points forts. Il les dirige comme des pantins, ne leur donnant aucune indication de jeu, se contentant de les placer dans le cadre et de leur indiquer ce qu'ils doivent faire. Ce pourrait être bressonien mais cette absence de relation avec les acteurs semble plus tenir du handicap (de la langue au départ), de la timidité ou même du simple intérêt que d'une démarche volontaire.

Borowczyk est donc bien plus à l'aise avec la mise en images qu'avec ses interprètes. Sa mise en scène joue ici sur des cadrages extrêmement précis et fermés. Toute ligne de fuite et interdite, tout comme le hors-champ et la perspective. Borowczyk n'utilise que des longues focales ou le téléobjectif car ils ont comme effet de changer la perspective et de mettre quasiment sur un même plan des objets ou des personnes situés en avant ou en arrière-plan. Il crée ainsi des à-plats, tableaux figés dont peinent à s'extraire les prisonniers de l'île de Goto. Cet usage du cadre n'est pas sans faire penser au travail d'un Paradjanov qui réalise la même année Sayat Nova, son premier film composé de tableaux. Paradjanov qui par ailleurs partage avec Borowczyk ce même goût pour les rituels, les objets et les textures.

Mais aux couleurs éclatantes des toiles du cinéaste géorgien, Borowczyk préfère un noir et blanc froid et clinique. Pas de jeux d'ombres et de lumière, mais une palette grisâtre qui imprime un sentiment de tristesse et de désenchantement, sentiment encore rehaussé par le grain de la pellicule. Mais lorsque Borowczyk filme son héroïne Glossia, cette même texture de l'image souligne a contrario sa beauté, la douceur de sa peau et les traits de son visage. Une île dans une île. La beauté, l'amour et la liberté au milieu d'un univers rigide et déliquescent. Borowczyk se permet parfois de rapides mouvements de caméra raide, comme lorsque Glossia regarde son amant lors d'un concert et qu'il lui renvoie son regard, la caméra servant alors à faire le lien entre ce couple qui ne peut être ensemble. Borowczyk utilise avec parcimonie quelques travellings latéraux (jamais de panoramique par contre), toujours de manière très signifiante.

Il utilise également des irruptions de couleurs au sein de ce film en noir et blanc. La première est un seau de sang (celui d'un condamné à mort venant de passer à la guillotine) qui passe devant un enfant, image de cruauté et de violence qui s'imprimera dans sa mémoire comme le suggère ce rouge qui perce soudain l'écran. « Goto est un conte réaliste composé d'environ 800 plans. Ce n'est pas un film en couleurs au sens habituel du terme. On parle volontiers ces derniers temps de couleurs naturelles sur les écrans. Cette admiration générale ressemble à la fièvre au moment de l'apparition du cinéma parlant (…) La reproduction photographique en couleurs de la vie tend à unifier les caractères. Or, dans la vie, on ne voit pas la couleur sauf si on y fait attention. La couleur obtenue mécaniquement, comme tous les mécanismes, est une contradiction de la création » expliquait Borowczyk (La Revue du Cinéma Image et Son n° 322, novembre 1977).

 

Toujours dans cette idée d'utilisation parcimonieuse du langage cinématographique, Borowczyk ne fait que peu appel à la musique. Le Concerto pour orgue d'Haendel du générique revient au moment où Goto détache le bateau préparé par Gono, détruisant ainsi les espoirs d'évasion de sa femme. Borowczyk filme alors longuement le visage en pleur de Glossia tandis que la musique retentit. C'est l'un des rares moments du film où le cinéaste joue vraiment sur l'émotion. Mais il enrichit alors la scène, montrant Glossia se ressaisir pour aller chercher une serviette afin de réchauffer son mari frigorifié. C'est un tyran, elle le hait, il a détruit ses espoirs et pourtant elle ne peut se résoudre à le laisser ainsi trempé et tremblant. Et lorsqu'elle court chercher sa casquette militaire qui manque de se faire emporter par la marée, Goto redevient soudain humain. Débarrassé des oripeaux de gouverneur, il n'est plus qu'un homme, touché par la bonté de son épouse. La musique accompagne ce moment d'accalmie plein de douceur et d'humanité. Comme il accompagnera la dernière scène où Grozo dépose le corps inanimé de Glossia sur sa couche. Scène où surgit le second éclat de couleur du film, Grozo ressentant à ce moment-là un sentiment de perte, de regret, une émotion enfin véritable qui n'a rien à voir avec le seul désir.

Borowczyk réussit brillamment avec ce film son passage au long métrage en prises de vues réelles. Il ne renie en rien la spécificité de son œuvre de court métrage et utilise avec brio un savoir qui lui vient de sa longue expérience de peintre et de réalisateur de films d'animation. Toutes choses qui font de Goto, l'île d'amour un film très à part dans la production française de cette fin des années 60, mais surtout une indéniable réussite.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : TAMASA DISTRIBUTION

DATE DE SORTIE : 8 mars 2017

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 3 mars 2017