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Critique de film
Le film
Affiche du film

Georgia

(Four Friends)

L'histoire

East Chicago, Indiana, début des années 1960. Trois jeunes hommes - Danilo, David et Tom - courtisent la même jeune fille, Georgia Miles. Celle-ci, très exaltée, se croit destinée à une carrière de grande danseuse, à l'image d'Isadora Duncan, son idole. Georgia s'offre à Danilo, qui ne sait pas "saisir l'instant", et perd sa virginité avec Tom. Celui-ci, à la veille de partir pour le Vietnam, ne souhaite pas se marier avec elle et Georgia épouse David, bien qu'elle soit enceinte de Tom. Errements, nouvelles rencontres et disputes émaillent l'existence instable de Danilo et Georgia.

Analyse et critique

Fer de lance du Nouvel Hollywood, Arthur Penn aura représenté dans ses meilleurs films un visage contrasté de l’Amérique changeante. La bienveillance et la volonté du système peuvent surmonter le handicap dans Miracle en Alabama (1962). A l’inverse, une société brutale et aliénante conduit à la violence collective de La Poursuite impitoyable (1966) et mène la jeunesse à la rébellion sanglante de Bonnie and Clyde (1967) et du Gaucher (1958). Enfin, les racines de cette société américaine déséquilibrée nous apparaissent dans le picaresque Little Big Man (1970). Dans toutes ces œuvres, Penn avait un regard à la fois critique et bienveillant pour son pays dont il croyait encore profondément aux valeurs. Le Watergate sera un vrai traumatisme pour lui, qui signera dans la foulée les très sombres La Fugue (1975) et Missouri Breaks (1976). L’insuccès de ces films et une certaine impasse créative laisseront le réalisateur six ans sans tourner avant la rencontre avec le scénariste Steve Tesich. Celui-ci, fraîchement auréolé de l’Oscar du meilleur scénario pour La Bande des quatre de Peter Yates (1979), est un vrai croyant du rêve américain. Elevé en Yougoslavie jusqu’à ses 14 ans, Tesich et sa famille rejoignent alors son père installé au USA en 1957. L’adolescent ne parle alors pas un mot d’anglais mais va rapidement l’apprendre et, comme élève brillant, intégrer grâce à une bourse l’Université de l’Indiana en vrai exemple d'intégration. La Bande des quatre était déjà un scénario autobiographique et une ode au cyclisme de la part de Tesich, d’après ses années de fac. Georgia s’avère tout aussi personnel pour Tesich qui aborde ses jeunes années, ses amitiés et ses amours tumultueuses dans l’Amérique en pleine mutation des sixties. Arthur Penn retrouve ainsi dans ce script la facette rebelle, lumineuse et contestataire de ses meilleurs films. Ce sera d’ailleurs le principal apport du réalisateur, le récit très modeste et intime de Steve Tesich se parant d’une dimension bien plus politisée qui capture les soubresauts du pays.


La scène d’ouverture offre un parfait condensé des conflits qui traverseront le récit. Danilo (Craig Wasson) débarque enfant de sa Yougoslavie natale en Amérique pour rejoindre son père (Miklos Simon). Après des retrouvailles empruntées, la famille traverse cette cité industrielle de Chicago et le jeune garçon s’émerveille du gigantisme de ces symboles rutilants de l’Amérique capitaliste en criant « America ! » Au volant, son père, pour lequel ces usines sont synonymes de labeur et de servitude, reprend de manière bien plus désabusée cet « America ! » La résignation du vieux migrant usé, les espoirs du jeune homme qui cherchera à s’intégrer et face à eux un gigantisme chargé de perspectives ou oppressant. Ces questionnements s’exprimeront dans une veine romanesque à travers les amours contrariées de Danilo et de la fougueuse Georgia (Jodie Thelen). Centre d’attention du quatuor d’amis, Georgia est une jeune fille excentrique qui s’identifie à Isadora Duncan et rêve d’échapper à une vie rangée et ennuyeuse. Chaque idée différente que se font les personnages du rêve américain va les séparer et les opposer entre eux ainsi qu’à leur environnement. Pour le père, la vie de son fils ne doit être qu’un éternel recommencement de sa morne existence et les aspirations de ce dernier sont une insulte à ses efforts. Si l’apitoiement et la résignation caractérisent les premiers migrants usés et exploités, le narcissisme est l’apanage de la jeune génération. Georgia ne vit ainsi que dans ses rêves de lumière et se délecte de l’attrait qu’elle exerce sur le trio masculin. Cet égocentrisme la conduit à vouloir tous les aimer à la fois alors que son cœur ne bat que pour Danilo.



Le moment clé où elle toque à sa chambre pour s’offrir à lui nourrit cette quête d’absolu plus qu’une vraie déclaration d’amour, et laissera le timide amoureux sans réaction. C’est un malentendu qui ne pourra être résolu que quand elle aura été au bout de son illusion. Arthur Penn cerne toutes ces contradictions par contraste entre le contexte morne et l’exaltation de ces jeunes gens en colère. La photo de Ghislain Cloquet capture les étincelles des usines, la neutralité des quartiers pavillonnaires et la platitude des intérieurs modestes où pourtant bouillonne une jeunesse lasse de rester à sa place, d’aller là où les adultes les enjoignent. Cette schizophrénie s’exprimera par le collectif lorsque les lycéens narguent les agents de recrutement de l’usine venus prospecter dans leur école, puis dans le cercle intime où Danilo paie cet acte de bravoure d’une gifle retentissante de son père qui le traite de « communiste ». Parfois le processus s’inverse avec des visions d’hédonisme juvénile où se révèle néanmoins le conflit racial, la mixité de façade avec un camarade noir volant en éclats lors d’un moment de communion sur la plage. Néanmoins, le charme opère par ce trouble amoureux et érotique adolescent magnifiquement observé, où l’on quitte définitivement l’enfance le temps d’un chahut dans lequel se révèle accidentellement un sein de Georgia.


Si la jeune génération de la diaspora des émigrants s’interroge sur son avenir, l’Amérique WASP ne sait comment répondre à ces mutations, à ces mélanges en cours. C’est un vieux monde gangréné dans sa descendance avec le beau personnage de jeune héritier condamné de Louie (Reed Birney), et qui préfèrera la consanguinité voire la mort au métissage le temps d’un rebondissement traumatisant. A nouveau, Arthur Penn saisit l’illusion par ses choix chromatiques, la blancheur accompagnant le luxe de la demeure de la famille Carnahan (dont Danilo souhaite épouser la fille) témoigne en quelque sorte de la pureté de leur race et de leur lignée mais contredite par la maladie et l’inceste. Les couleurs saturées nourrissent, quant à elles, le mirage des communautés libertaires où se perdra Georgia, le vide de la pensée conduisant à une violence inattendue. Danilo et Georgia passent le film à se poursuivre, s’étreindre et se repousser, les aspirations incertaines comme la normalité étouffante ne pouvant apaiser leurs amours tumultueuses.



L’optimisme et la mélancolie de Steve Tesich prennent néanmoins le pas sur le nihilisme d’Arthur Penn, qui poussait sa jeunesse instable à la folie et la mort dans Le Gaucher et Bonnie and Clyde. Trouver sa place dans le monde, c’est d’abord se trouver soi-même et ce n’est qu’apaisés et riches de leurs expériences que Danilo et Georgia pourront s’aimer sereinement. Ils représentent cette Amérique qui aura survécu à la Guerre du Vietnam, à la lutte pour les Droits Civiques et au Watergate et aura su garder sa grandeur et son attrait. Dernier grand film d’Arthur Penn, Georgia ne rencontrera pas un grand succès sans doute à cause de son casting d’inconnus (et qui ne feront pas une grande carrière, ce qui est fort dommage pour une magnifique Jodie Thelen). Il n’en demeure pas moins un de ces trésors cachés et précieux pour les quelques initiés tombés sous son charme.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 31 mars 2017