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Critique de film
Le film

Genèse d'un repas

L'histoire

Luc Moullet, partant du repas qu'il partage avec Antonietta Pizzorno, remonte la filière des aliments présents sur la table : une boîte de thon, une omelette et des bananes. Ce faisant, il décortique les mécanismes du libéralisme et livre un constat effrayant sur la société moderne.

Analyse et critique

Le film s’ouvre, comme Anatomie d'un rapport, sur un couple à table. On retrouve donc Moullet acteur mais cette fois-ci accompagné par Antonietta Pizzorno qui remplace Marie-Christine Questerbert. Dans Anatomie d'un rapport, le couple était face à face, chacun prêt à en découdre avec l’autre sur la question du sexe. Ici, ils sont placés côte à cote, face au spectateur, prêts à en découdre avec ce qui se présente dans leurs assiettes. De la même façon qu’il explorait de fond en comble la question du sexe dans son précédent film, le réalisateur va ici se lancer dans une nouvelle enquête d’envergure : comprendre d’où vient ce que l’on mange.

« Du thon, une omelette et des bananes. Vous ne savez pas ce que c’est, moi non plus […] pour le découvrir, j’ai demandé quarante millions de centimes à un organisme, le CNC. Il le mes a donnés. » Une phrase d’introduction qui résume assez bien la méthode Moullet : aller au bout d’un sujet, jusqu’à l’épuiser ; afficher que l’on est devant un film en en montrant les mécanismes ; mettre sur la table la question de l’économie du cinéma, de ce que coûte la fabrication d’un film.

Moullet développe en cinéma ce que lui a conseillé François Truffaut lors de son passage au Cahiers du Cinéma concernant la critique de film : partir d'un détail pour ensuite aller au général. C’est une méthode que l’on retrouve tout au long de son œuvre et qu’il applique ici pour la première fois. Il part de trois aliments (la banane, le thon et l’omelette) et va remonter toute la chaîne industrielle qui les a amenés dans son assiette, le but étant au final de décortiquer les principes même du capitalisme.

Ce qui frappe le spectateur aujourd’hui, c’est l’absolue actualité du film. Les problématiques de cette fin des années 70 sont exactement les mêmes que celles qui nous occupent actuellement. Si le capitalisme financier s’est durci depuis trois décennies, les multiples documentaires que l’on a pu voir ces dernières années dans les salles de cinéma traitant du même sujet (We Feed the World et Let’s Make Money d’Erwin Wagenhofer, Notre pain quotidien de Nicolaus Geyrhalter...) amènent au même constat, Moullet se démarquant peut-être par un discours plus violent et direct que celui des réalisateurs cités.


 « […] La différence, enfin pour moi : être critique de cinéma, c'est dire du bien d'un film ; être cinéaste c'est dire du mal de la société, de l'absurdité du monde, d'une ville, de tout... Le cinéaste critique et le critique vente ». (1)

On retrouve dans ce film, outre l’aspect pamphlétaire, ce goût qu’a Moullet d’aller voir derrière les apparences, de chercher l’absurdité, la folie, là où on ne les voit plus. En partant de quelques simples aliments, il parvient à dévoiler un système destructeur, totalement incohérent en terme d’humanité, de développement et de bien-être. Prendre une chose et l’explorer sous toutes ses coutures, c’est la grande méthode Moullet, une méthode qu’il applique aussi bien aux chiens qu’aux terrils ou aux grands surfaces.

Il se penche donc ici sur tous les aspects du problème : la production, l’exploitation, le conditionnement, le transport, l’exportation, la vente, la publicité... avec toujours en ligne de mire la critique d’une société toute entière tournée vers le profit, la dénonciation d’un système hypocrite et inhumain qui détourne les ressources des pays du Tiers Monde et exploite les travailleurs.

La boîte de thon « pêcheur français » qui arbore une bonne tête de marin breton cache en fait une production entièrement faite à Dakar. Moullet note qu’une autre marque vendant le même produit au même prix, mais affichant naïvement le fait que le poisson vient de Côte d’Ivoire, se vend bien moins bien dans les rayons des épiceries françaises. Il convient donc de cacher la provenance étrangère des produits, de les "franciser" pour flatter la fibre nationaliste du consommateur et pour profiter du mot d’ordre « produisons français » censé protéger les emplois de notre pays. Ce sont les Sénégalais qui travaillent pour remplir nos assiettes, mais il faut surtout le cacher. Moullet y voit une façon pour l’homme blanc d’afficher sa supériorité, le Noir n’ayant pas sa place, n’étant pas représenté, sauf sur les boîtes Banania où il se trouve  « associé à l’enfant ».

Ce racisme est profondément ancré dans la culture occidentale et dans le système capitaliste. A un moment, Moullet explique qu’un marin français travaillant sur des bateaux de pêche de Dakar lui résume hors micro sa pensée : « Quand tout est noir, y a plus d’espoir. » Moullet se dit alors que pour retourner la situation, il y a le cinéma et de projeter quelques instants le négatif de la pellicule pour inverser les couleurs de peau.

Dans les magasins, tout est estampillé français, mais tout est produit ailleurs, en Afrique ou encore en Italie comme les oeufs « Coqami » qui ont servi à cuisiner l’omelette du début. Le consommateur accepte par contre la banane martiniquaise, tout le monde étant bien d’accord pour dire qu’elle est bien plus goûtue et ferme que celle produite en Équateur. Moullet montre pourtant qu’il n’y a aucune différence entre les deux bananes, il s’agit là encore juste d’un travail de sape de la part des importateurs. Car au-delà de la production, il y a la vente et Moullet s’amuse à montrer la manipulation et la ruse des marchands. Des mêmes aliments (la banane d’Equateur, des œufs) sont ainsi produits dans les mêmes conditions mais étiquetés sous différentes marques. La publicité va ensuite œuvrer pour faire croire au consommateur qu’il a le choix entre des produits divers et variés. L’hypocrisie du système est particulièrement flagrante dans les diverses interviews de responsables qui pleurent sur leurs marges très basses;  Moullet recoupe simplement diverses sources d’informations pour montrer comment ils ont mis en place un gap de prix incroyable entre la production et le coût de vente au consommateur, une seule partie de la chaîne - la leur - bénéficiant des marges de ventes.


Moullet s’attache tout particulièrement dans son enquête aux conditions de vie des ouvriers. Le constat est particulièrement terrible dans les pays du Tiers Monde avec des salaires de misère, des conditions de travail terribles et la précarité totale. Mais le cinéaste montre que le sort de l'ouvrier français n'est guère plus enviable. Il évoque la déshumanisation à l’œuvre dans les usines, et notamment la plus terrible, celle de la chaîne, abrutissante, implacable, qui transforme les êtres en simples rouages mécaniques. Moullet la montre d'abord comme quelque chose d'enfantin, d'amusant et même fascinant pour mieux rappeler ensuite « qu’elle détruit la vie de centaines de millions d’hommes. »

Il évoque les horaires de travail, la pénibilité, les accidents. Dans les pays du Sud, l'ouvrier travaille encore plus, dans des conditions plus dures, pour des salaires ridiculement bas. On met la différence de salaire sur le compte de la différence du coût de la vie or Moullet pense que que c'est une justification mensongère, que les différence de prix sont très relatives, prenant pour exemple des boîtes de thon ou des œufs qui coûtent la même chose à Paris, Dakar ou en Equateur. Il trouve un pêcheur français qui en tant qu’expatrié touche bien plus à Dakar que son collègue sénégalais, et ce pour le même travail et pour un coût de la vie identique. Où est donc la justification ?

A contrario, Moullet note que le droit du travail en France est sur certains points plus strict pour l'ouvrier que ce qui est d'usage dans le Tiers Monde. A Dakar, les ouvrières des poissonneries travaillent assises et peuvent discuter entre elles, deux choses qui sont interdites à leurs homologues françaises. Par contre, ces dernières sont équipées de bottes et de gants alors que les travailleuses sénégalaises travaillent à mains nues et n'ont aucune sorte de protection. Un simple détail qui montre que l'homme n'a pas la même valeur selon son origine pour les employeurs.

Le cinéaste évoque également le travail des enfants, montrant un petit docker de neuf ans tout fier d’avoir obtenu ce poste glorieux et de porter les mêmes charges qu'un adulte. Ses muscles s’atrophieront, il sera certainement stérile, glisse Moullet. Un autre gamin travaille huit heures dans sa journée mais a la chance de pouvoir suivre des cours du soir jusqu’à 23 heures. Il y a aussi les femmes, sous-payées, reléguées aux tâches les plus ingrates, les hommes seuls pouvant utiliser les machines. En bref, c'est partout le même constat, la même misère du monde ouvrier. Des hommes sous-payés, exploités, sacrifiés.

Les mutations du secteur n'annoncent pas une embellie. La mécanisation soulage une part du travail mais détruit les emplois. L'importation prend la place des productions locales qui pourraient satisfaire la consommation des habitants. La mainmise de toute la chaîne par les Occidentaux fait que ce sont ces derniers qui accaparent tous les profits et maintiennent sciemment une partie de la population mondiale dans la misère afin d’avoir à portée de main une masse de travailleurs corvéables à merci. Les Occidentaux mettent en concurrence les pays du Tiers Monde entre eux pour exploiter leurs ressources aux plus bas coûts possibles. Ceci permet également de faire pression sur les travailleurs des pays développés, à qui l'on menace de délocaliser au moindre signe de revendication salariale ou d'amélioration des conditions de travail.
 
Moullet brosse un portrait terriblement clair et efficace de la politique d’enrichissement de la France, politique néo-colonialiste qui ne dit pas son nom. Il s'émeut du gaspillage des denrées, des effets des agents cancérigènes contenus dans les insecticides, de l'utilisation de la religion et des médias pour maintenir les peuples dans l'ignorance. Il parle de la corruption et du soutien de la France à des régimes dictatoriaux qui les aident à maintenir le système en place.

On retrouve dans Genèse d'un repas la volonté du cinéaste de toujours montrer l'envers du film que l’on est en train de voir. Souvent il se met lui même en scène en tant que cinéaste (dans Anatomie d'un rapport par exemple, où il parle de ses difficultés à monter et distribuer ses film) ou met en place un système de « film dans le film » (la fin d’Anatomie d'un rapport ou de La Terre de la folie). Ici, il conclut son film sur une série de réflexions : la pellicule vient de la joue de bœufs - dont le circuit de production et de vente est aussi délirant que celui des œufs - et du pétrole du Moyen Orient ; les ouvriers de Kodak triment et sont exploités par les patrons des laboratoires ; lors du tournage en Équateur, l’équipe était logée dans un hôtel avec de l’eau chaude qui appartient à un grand groupe exploitant par ailleurs des bananes ; Moullet a payé les interviews 50 francs en Equateur ou au Sénégal et 125 francs en France... Bref, il réalise un film pour dénoncer le système, mais participe à ce système. Il nous rappelle aussi que ce qu’il a ramené comme images du Tiers Monde ne reflète pas la réalité, que les ouvrières de Dakar se sont mises dans leurs plus beaux habits pour témoigner devant la caméra, que le cinéma n'est que tromperie et qu'il faut toujours garder cela en tête.

La volonté de rappeler l'envers du film passe également par une séquence très drôle et étonnante où la compagne et complice de Luc Moullet, Antonietta Pizzorno, se déshabille, retirant ses vêtement un à un suite à la lecture de leurs étiquettes, jusqu'à détacher ses faux-cils.

Dans ce film, Moullet se révèle plus sérieux, moins cocasse qu'à l'accoutumée, même s’il se réserve quelques piques ou saynètes humoristiques. Il semble tellement choqué et énervé qu’il en oublie d’amuser. Il met comme toujours en avant l’absurdité du système (nous n’avons dévoilé dans ce texte qu'une petite partie de ce qui est raconté dans le film), mais ce n’est plus le rire qui l’emporte comme d'habitude mais la colère. Et le plus tragique c'est que 35 ans plus tard, rien n'a changé. Moullet ne se leurre d'ailleurs pas sur son film, il sait qu'il ne pourra rien changer au système ni même à la conscience générale.


(1) Sauf indication contraire, les citations de Moullet sont extraites du livre d'entretien Notre Alpin quotidien (éditions Capricci) et du film L'Homme des roubines de Gérard Courant (proposé en bonus dans le coffret édité par Blaq Out).

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 janvier 2014