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Critique de film
Le film
Affiche du film

Gasherbrum, la montagne lumineuse

(Gasherbrum - Der leuchtende Berg)

L'histoire

Reinhold Messner est une légende de l’alpinisme. En juin 1984, Herzog le suit alors qu'avec son acolyte Hans Kammerlander il se lance dans un nouveau pari : faire l’ascension en une seule expédition de deux des sommets de la chaîne Gasherbrum, situés respectivement à 8068 et 8035 mètres. Messner a déjà fait ces deux ascensions mais les enchaîner ainsi sans retour au camp de base est un exploit inédit...

Analyse et critique

Reinhold Messner est une légende de l’alpinisme. S’il a gravit quatorze sommets de plus de 8000 mètres, c’est en ayant une vision extrêmement précise du danger. Messner n’est pas un risque tout, c’est quelqu’un qui sait rebrousser chemin lorsqu’une ascension devient à ses yeux risquée. Il est en cela très proche de Walter Steiner mais aussi d’Herzog lui-même qui, à contrario de ce que les rumeurs laissent si souvent entendre, calcule les risques et ne met pas en danger les membres de son équipe.

Messner a par trois fois entreprit l’escalade du Dhaulagiri et a par trois fois abandonné l’ascension à une centaine de mètres du sommet. Il peut passer plus d’un mois face au versant d’une montagne, se projetant dans son escalade, fabriquant un itinéraire mental, visualisant chaque obstacle ou difficulté. Au bout de cette longue observation, il peut attaquer le sommet mais tout aussi bien abandonner purement et simplement l’idée. Ce qui fait l’originalité de Messner, c’est son credo de toujours affronter la montagne « à la loyale ». Il n'use pas du système de clous plantés mécaniquement par des alpinistes qui avancent ainsi doucement, mais sûrement, jusqu'au sommet. Il veut comprendre la montagne et s'y hisser sans laisser de traces de son passage. Il est ainsi le premier à monter l'Everest avec un simple sac à dos, sans oxygène, sans sherpas. Il ne cherche pas les voies directes et les plus abruptes pour vaincre un sommet (la technique du direttisimas) mais cherche le chemin le plus naturel, celui que la montagne lui offre.

Herzog a rencontré Messner après le tournage de Fitzcarraldo. Ils deviennent proches et le cinéaste lui explique qu’il aimerait tourner avec lui un film dans la région du Karakorum. Ils travaillent ensemble sur ce projet, se demandant notamment jusqu’où Klaus Kinski – qui doit être de la partie - sera capable de monter. Mais ils se rendent bientôt compte que ce n’est pas tant l’acteur qui risque de poser problème que le matériel 35 mm qui, à partir d’une certaine altitude, s’avère n’être plus capable à cause du froid que d’enregistrer des images floues. Gasherbrum est conçu comme une expérience grandeur nature visant à trouver comment contourner ces problèmes techniques. Ils se révèleront insolubles et Herzog se verra contraint d’abandonner son projet de film.

En juin 1984, le cinéaste suit donc Messner et son acolyte Hans Kammerlander (qui jouera pour Herzog dans Cerro Torre) dans une première : l’ascension en une seule expédition de deux des sommets de la chaîne Gasherbrum (joliment nommés le Gasherbrum I et le Gasherbrum II) situés respectivement à 8068 et 8035 mètres. Messner a déjà fait ces deux ascensions mais les enchaîner ainsi sans retour au camp de base est un exploit inédit. Partant de Skardu (la dernière ville au nord du Pakistan), l’équipe de tournage et les alpinistes se rendent en jeep jusqu’à Dasso. Commence alors une marche de cent cinquante kilomètres, le chemin rocailleux se couvrant peu à peu de neige jusqu’à prendre la forme, sur les derniers soixante kilomètres, d’une gigantesque rivière de glace d’un kilomètre de large. Une fois sur place, Herzog suit Messner et Kammerlander jusqu’au campement de base situé à 5200 mètres d’altitude. Il fait une montée avec eux jusqu’à 6500 mètres mais les filmer plus haut devient impossible : Messner et Kammerlander doivent faire l’ascension d’une traite, sans s’attarder en chemin, ce qui empêcherait Herzog de tourner. De toute manière, la pellicule ne supporterait pas le froid et se casserait dans le boîtier.

Herzog ne filme donc pas l’ascension, ce qui s’avèrera être une grande frustration pour tous les férus d’alpinisme qui s’attendraient à suivre dans ce film l’exploit des deux hommes. Il y a certes des raisons techniques derrière ce choix, mais plus simplement, ce n’est pas le sujet du film. On voit tout de même que Messner et Kammerlander pratiquent un alpinisme très simple, sans ces infrastructures qui accompagnent habituellement les expéditions en haute montagne. Ils n’ont pas de système pour appeler les secours, système qui serait par ailleurs inutile car ils se trouvent bien trop loin des premiers points d’où les secours pourraient venir. À ces quelques détails, très peu d’informations filtrent donc de l’exploit des deux alpinistes. Herzog ne s’est pas embarqué à leur côté pour graver sur pellicule un évènement historique de l’alpinisme. Ce qui l’intéresse, c’est filmer l’acharnement des deux alpinistes, essayer de comprendre ce qui les pousse à aller toujours plus loin. Il veut saisir un peu de ce sentiment qui s’empare d’eux lorsqu’ils vivent quelque chose d’unique, de grandiose, cette sensation fugitive de se sentir pleinement vivre.

Il se contente donc de filmer la préparation des deux hommes puis, plus tard, à leur retour, leur exaltation, la joie inscrite sur leurs visages. Il ne ramène de ce film que de l’humain et très peu de ces belles images que tout documentaire d’aventure lambda se serait evertué à ramener. Il filme naturellement la montagne, mais sans aucune emphase, sans grandiloquence et l’ascension des deux sommets (qui prend tout de même deux jours et demi) est expédiée en quelques plans. Herzog met en scène le défi en lui-même la manière la moins spectaculaire possible : il filme les deux hommes qui entament la montée, montre quelques plans de montagnes et quelques images des deux alpinistes ramenées par la caméra Bell & Howell qu’ils ont emporté avec eux. Herzog annonce laconiquement que malgré les mauvaises conditions météo, Messner et Kammerlander sont parvenus à atteindre le GI puis le GII. Fin de la séquence !

Le ton est donné avant même l'ascension, le long chemin menant au Gasherbrum nous faisant déjà comprendre qu’Herzog ne nous invite pas à une promenade touristique, qu'il ne va pas se satisfaire d'un exotisme de carte postale. Il filme ainsi les habitants de Skardu, Messner sélectionnant parmi les villageois ceux qu'il va employer comme porteurs. Il y a un étrange décalage qui se créé d’emblée entre les baltis et cette poignée d’occidentaux en shorts rouges qui les embauchent pour mener à bien leur périple. Lorsqu'il filme les dix jours de marche jusqu'au Gasherbrum, ce ne sont pas les paysages qu'il met en valeur mais le travail des sherpas, s'attardant sur les lourdes charges qu’ils doivent transporter. L'image de ces indiens tenus de suivre la folle expédition des conquistadors dans Aguirre nous revient alors en mémoire, Herzog traçant ainsi une ligne invisible entre deux continents, ligne qui met en évidence le rapport toujours dominateur qu'impose les occidentaux sur les peuples indigènes.Le cinéaste s’attache également aux prières, aux chants et aux danses de cette communauté. Il y a toujours chez lui cet intérêt pour les rites et cette fascination pour les gestes.

On retrouve cette attention lorsqu'il filme l'incroyable gestuelle d'un masseur ou Razi Ali cuisinant des chapatis, ces séquences rééquilibrant constamment le film du côté des baltis. Messner et Kammerlander passent à l'arrière plan et l'exploit, le but de l'expédition n'est plus qu'un sujet vague dans la tête du spectateur.Messner n’a pas fait de l’alpinisme un métier, déclarant ne pas vouloir mettre en danger son désir créateur en le liant à l’argent. Kammerlander se présente de son coté comme ayant eu une enfance de travailleur forcené, aidant sa famille en utilisant son don pour la montagne en travaillant comme guide ou professeur de ski. Herzog joue discrètement sur une fracture sociale entre les deux hommes et l'on devine que si Messner est l'enfant gâté du duo, Kammerlander est le prolétaire de la montagne. Aussi, lorsque Messner s’enorgueillit d’être un « pur », on est pas dupes et l'on comprend que cette pureté, il la doit beaucoup aux soutiens financiers qu'il reçoit. Messner, au-delà de son talent évident, est une star, un sportif adulé et il est bien plus facile de parler de pureté de l’exploit sportif et d’art lorsque l'on a pas à s'inquiéter du lendemain comme Kammerlander. On devine rapidement qu’entre les deux hommes l’amitié est feinte, qu’il y a d'un côté un patron, de l'autre un employé. Et l'on est guère surpris d'apprendre que Kammerlander travaille effectivement comme guide dans l’école d’alpinisme fondée par Messner...

Ce portrait assez critique cède rapidement la place à des interrogations plus profondes sur ce qui peut attirer l’homme vers ces sommets, Herzog retrouvant là l'une des grandes figures de son œuvre. Les premières vues du Gasherbrum, accompagnées de chants tout droit sortis de Cœur de Verre (la musique est composée par Popol Vuh), sont l’occasion pour le cinéaste d'expliciter l’enjeu de son film : « Ces sommets n’existent-ils pas en chacun de nous ? ». Si la figure de Messner et le pari qu’il s’est fixé intéressent le cinéaste, ce n'est en réalité qu'une surface, le véritable cœur du film étant cette interrogation qui guide Herzog depuis ses premiers films. Le cinéaste dévie ainsi de la route toute tracée de l’hagiographie pour poursuivre son questionnement sur l'homme : il met ainsi en scène une nouvelle fois son besoin d'évasion, traquant ces images d’élévations dont l'humanité ne cesse de se nourrir, ce fantasme de liberté qui est une manière d'échapper – au moins en pensée - au poids de l'existence terrestre.

Plusieurs visions lient Gasherbrum à des œuvres antérieures d’Herzog : un pont au dessus du vide qu’emprunte l’expédition nous rappelle une image saisissante de Cœur de Verre, la montée des hommes le long du flanc d’une montagne fait penser à la cohorte de soldats d'Aguirre... jusqu'à la musique de Popol Vuh qui nous replonge dans l'ambiance si particulière des films du cinéaste. Gasherbrum est donc bien loin du reportage télé ou du film de commande : c'est une œuvre très personnelle qui s'intègre parfaitement dans la filmographie d'Herzog, que ce soit thématiquement ou visuellement (1). Ainsi, si le cinéaste s’attache à traquer ce qui se passe dans la tête des deux alpinistes, ce qui le porte tout autant dans ce projet c'est de comprendre ce qui l’a conduit à venir filmer ces hommes et cette expédition. Herzog trouve chez Messner de nombreuses choses qui résonnent avec ses propres préoccupations, si bien que Gasherbrum prend parfois des allures d'autoportrait. Lorsqu'il demande à Messner si ce dernier n’est pas à la recherche de la mort lorsqu'il se lance dans de tels paris, la réponse de l'alpiniste pourrait être la sienne. Tous deux rejettent cette hypothèse, considérant que pour beaucoup de personnes, chercher ses limites est forcément quelque chose de suicidaire. Or, ils ont simplement besoin de se mesurer à eux-même pour sentir leur fragilité, leur petitesse face au monde, ils ont besoin de ressentir « une solitude plus grande que dans une pièce vide » comme le définit d'alpinisme. Ce besoin de connaître l’expérience de la solitude c'est celle des personnages herzogiens et Messner vient naturellement rejoindre la lignée des Stroszek, Steiner, Kaspar Hauser, Aguirre ou Fitzcarraldo… De la même manière, lorsque Messner explique que « l’important c’est de marcher, marcher, marcher » ou qu’il raconte comment il écrit des lignes sur la surface des montagnes en les arpentant et qu’il est le seul à pouvoir les lire, on croirait entendre des paroles d'Herzog surgissant tout droit de son livre Sur le chemin des glaces. Si Gasherbrum décevra forcément ceux qui viennent y chercher un film sur l'alpinisme ou même seulement l'exotisme des paysages, il passionnera par contre les amateurs du cinéma d'Herzog


(1) La photographie est signée Rainer Klausmann, qui travaillera de nouveau avec Herzog sur Cerro Torre, Jag Mandir et Leçons des ténèbres.

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Par Olivier Bitoun - le 8 mars 2011