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Critique de film
Le film
Affiche du film

Gare centrale

(Bab el hadid)

L'histoire

Kénaoui, vendeur de journaux boiteux et un peu simplet à la gare centrale du Caire, est amoureux d’Hanouma, une vendeuse de boissons. Mais celle-ci repousse ses avances et n’a d’yeux que pour le bagagiste Abou Sérif.

Analyse et critique

« Parfois, je me dis "peut-être que le film venait trop tôt", parfois "il était mal raconté" ou "le rythme était trop rapide"... En tout cas, on a été jusqu’à me cracher à la figure à la sortie du film. »

Présenté aux spectateurs égyptiens en 1958, on peut aujourd’hui seulement imaginer la réception de Gare centrale à travers les témoignages des différents protagonistes de l’époque. Jusque-là ou presque, le cinéma égyptien (vivace dès les années 30) a été en grande partie construit par des comédies musicales et des films racontant l’histoire des pachas et de leur descendance. Dans le film de Youssef Chahine, pas de palais ni de cabaret. Seulement la gare du Caire et ceux qui la font exister. Conducteurs de trains, voyageurs, porteurs de valises, vendeurs de journaux ou de sodas sont les protagonistes jamais vus, invisibles, de la société égyptienne. Le héros ne sera pas « un fils de » mais un simple vendeur de journaux, boiteux et érotomane. Scandale ! Le film sera interdit rapidement et durant plusieurs années.


A la fin des années 50, Chahine n’est plus un réalisateur débutant. Il a déjà réalisé une dizaine de long-métrages, des comédies musicales (Femmes sans hommes, C’est toi mon amour) comme des mélodrames (Ciel d’enfer, Les Eaux noires) où a débuté un certain Omar Sharif. En quête de sens, probablement influencé par le néo-réalisme italien et l’essor d’une république d’Egypte récente (la révolution a eu lieu en 1952), il décide de raconter l’histoire de Kénaoui, sorte de Quasimodo de la gare du Caire. Le pauvre homme est fou amoureux de la belle Hanouma (Hind Rostom, la Marilyn Monroe arabe) qui, elle, aime à la folie Abu Serif (l’imposant Farid Chawki, plutôt habitué à jouer des rôles d’homme puissant). Autour de ces personnages, Chahine va filmer la vie qui se joue entre les trains, les voyageurs et les rails. Lieu idéal du passage, la gare devient un microcosme de la société égyptienne. Dans la valse des arrivées et des départs, on va croiser des amoureux, des bourgeois, des mouvements sociaux, le début du syndicalisme, mais surtout des hommes et des femmes pauvres qui vivent dans cette agitation constante et qui tentent de s’y faire une place. La Bête Kénaoui est partie intégrante de cette étrange famille recomposée, à la fois aimante et difficile.


Recueilli par le sage Madbouli, il est fasciné par l’imagerie érotique des pin-up américaines à la Jane Mansfield que son regard déverse dans la pulpeuse Hanouma. Un regard que Chahine va ausculter notamment dans des gros plans très modernes et signifiants sur les yeux pleins de désirs du jeune homme. Regard bien connu par le réalisateur puisqu’il joue lui-même le personnage de Kénaoui. Il faut oser, alors qu’on est un réalisateur respecté dans son pays, entreprendre de jouer le rôle d’un boiteux érotomane. A la manière d’un João César Monteiro et son personnage collectionneur de poils pubiens, Chahine est l’un des rares auteurs qui va véritablement se mettre en scène, et donc en danger. Si ce n’était pas ce qui était prévu au départ, force est de constater qu’il est extraordinaire dans le rôle. Il joue à la perfection ce personnage de miséreux, exclu du monde et du désir des autres. C’est la malédiction de Kénaoui et c’était celle de Quasimodo : ils sont différents. Chez Kénaoui, cette infirmité et l’impossibilité d’être aimé qui en découle vont déclencher chez lui une importante frustration sexuelle. Chahine scrute le désir de son personnage à travers toutes les séquences ou presque du long-métrage. Lorsque La Belle, Hanouma, monte dans les trains afin de vendre des sodas (volés) aux voyageurs, elle joue de toute sa sensualité, chante, danse. On n’est que très peu assis dans les trains de Chahine, même quand ceux-ci sont à l’arrêt. On marche, on se bouscule, on bouge, on vit. Kénaoui lui, observe du quai, comme s’il ne pouvait jamais vraiment quitter la gare. Il est prisonnier du lieu, enfermé dans le cadre. Lorsque lui monte dans les trains, c’est justement pour s’y cacher ou essayer de fuir. La seule fois où il cherchera d’ailleurs à quitter la gare, avec une Hanouma lévitant vers son mariage, il sera renvoyé au point de départ.

Si Chahine deviendra un cinéaste éminemment politique et contestataire dans les années 70 (La Terre, Le Moineau), Gare centrale ne manque pas, déjà, de dépeindre des conflits sociaux. Abu Sérif, simple ouvrier, souhaite monter un syndicat pour faire valoir ses droits alors que Hanouma, lors de ses pérégrinations et fuites dans les recoins de la gare, croise (ironiquement) une manifestation féministe contre le mariage et pour les droits de la femme. Montrant encore la domination masculine sur la femme au travers de plusieurs scènes (la femme dévisagée par Kénaoui qui se fait réprimander pour ne pas avoir mis son voile, Abu Serif qui punit sa future femme en la frappant), Chahine dépeint à la fois la modernité et les affres de la société égyptienne.


Dans la majestueuse dernière scène du long-métrage, le couple Kénaoui/Hanouma semble surgir de l’arrière du train pour se retrouver à rouler quelques instants sur les rails. Accouplement brutal, figuration d’un viol, Chahine fait seulement entendre les cris et les mouvements des deux personnages tandis que le train et sa machinerie ont été rendus inexistants. Brandissant son couteau, symbole phallique par excellence, Kénaoui a la moitié du visage recouverte de graisse noire. Sa personnalité est double, à la fois monstre et enfant. Quelques minutes auparavant, il a tué une femme qu’il pensait être la sienne et a voulu faire porter le chapeau à Abu Serif. Dans un décorum rappelant un studio de cinéma (ou le cirque), avec un éclairage braqué sur les deux protagonistes de la scène ainsi que l’équipe technique qui les entoure, le sage Madbouli devient le metteur en scène expliquant à un Kénaoui-Chahine subjugué la marche à suivre. La caméra, d’un travelling sur le vieil homme, appuie cette position jusqu’à une conclusion à la frontière des genres. Abu Serif, qui a profité de la diversion, s’est rapproché du couple et s’est emparé du couteau. Il devrait néanmoins ne pas pouvoir s’en emparer aussi facilement. Ici, pas de difficultés, pas de sang. Le couteau est devenu inoffensif. À l’orée du fantastique, le discours du père Madbouli et sa mise en scène du mariage, du rêve de Kénaoui, ont annihilé toutes les pulsions du boiteux.

Il est redevenu un simple vendeur de journaux, enfant un peu attardé aux allures de Charlot comme lors de sa première apparition où son image est déformée par un jeu de miroirs. Le corps de Kénaoui est incomplet, il est une figure abstraite. Lorsqu’il décide d’aller vers Madbouli et d’embrasser son mariage, il choisit le rêve. Il choisit de s’évader plutôt que de rester prisonnier dans sa condition. Il restera, de fait, enfermé dans la fiction.

Chahine aurait tout à fait pu terminer son film sur cette séquence fabuleuse, il choisit de ne pas le faire. Il clôture son œuvre en nous montrant le couple retrouvé Hanouma/Abou Serif retournant dans l’ombre pour y vivre sereinement leur amour. Au premier plan apparaît une jeune femme que le spectateur a déjà croisée plusieurs fois. Déjà sur le quai de la gare, elle regardait partir l’homme qu’elle aimait. Elle attend toujours. Le retour de son amour, vraiment ? L’histoire, suivie comme un fil rouge, ne semble pas très claire et l’homme est soupçonné d’avoir une double vie. Attend-elle un train qui l’emmènera au dehors ? Elle est comme Kénaoui, un personnage matriciel de la gare centrale. Alors que Quasimodo a été forcé de quitter sa cathédrale et qu’Esmeralda va finalement se marier, elle prend l’apparence d’un fantôme, d’une dame blanche qui serait morte de chagrin et continuerait de hanter les rails de la gare en lieu et place du spectre Kénaoui...


Gare centrale est, à l’instar d’A bout de souffle ou du Voleur de bicyclette, un film majeur de son temps. Une œuvre à la lisière du mélodrame, du néo-réalisme, du documentaire mais aussi du fantastique. En seulement une heure et quelques minutes, Chahine livre une œuvre d’une rare acuité et d’une extrême richesse thématique. Après la levée de son interdiction de diffusion, il passera de manière très régulière à la télévision égyptienne et sera (re)découvert en France seulement en 1982 lors d’une diffusion pendant l’émission Cinéma sans visa (à l’époque où le service public était un terreau actif de cinéma) et finira de définir Chahine comme un auteur majeur. Le pape Godard, en 2018 et en (ancien ?) observateur avisé du cinéma mondial, ne manquera d’ailleurs pas d’inclure dans son dernier film, Le Livre d’image, le regard de Kénaoui-Chahine. Un regard pour l’éternité.

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La fiche IMDb du film

Par Damien Le Ny - le 25 juin 2020