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Critique de film
Le film
Affiche du film

Frissons

(Shivers)

L'histoire

A Montréal, après avoir été artificiellement créé par un médecin, un virus se propage progressivement chez les paisibles habitants d’une résidence moderne, provoquant des troubles du comportement aussi divers qu’inavouables.

Analyse et critique

La démarche d’une partie de la cinéphilie est de vouloir détecter à tout prix dans les premières œuvres d’un cinéaste les prémices et les "fondamentaux" de leur cinéma à venir : quel(s) thème(s) développe-t-il déjà ? Adopte-t-il un style reconnaissable dès maintenant ? En quoi ce film est-il le brouillon d’un chef-d’œuvre futur ? Néanmoins, et ce même si David Cronenberg est un auteur pur jus définition Cahiers du Cinéma, tenter de théoriser, voire même de comprendre en quoi ces premiers films parfois si particuliers s’insèrent dans une œuvre de réalisateur relève parfois d’une mission impossible. De part son processus de création, son mode de diffusion à l’époque et le résultat final à l’écran, Frissons (connu aussi sous le nom de Shivers ou Parasite Murders) serait donc presque une gageure critique.


Coup sur coup en 1969 puis en 1970, Cronenberg réalise deux moyens-métrages, Stereo et Crimes of the Future. Films très artisanaux, ils trahissent quelque part l’idée selon laquelle Cronenberg choisit le medium cinéma par défaut (au détriment de la littérature ou de la sculpture selon ses propres termes) pour y exprimer sa vision artistique et son intellect. Début des années 70, le réalisateur canadien n’en est même pas réellement un à l’époque. Il ne se considère pas comme tel tant il semble persuadé avoir tout dit avec ses deux premières (courtes) œuvres. Jusqu’au jour où il décida que faire du cinéma allait tout bonnement devenir son métier. Mais métier au sens le plus noble du terme, amour de son travail mais amour impliquant parfois haine et rancœur : ce mode d’expression allait s’accoupler avec l’idée qu’il allait se battre sans cesse contre l’industrie cinématographique et les diktats de ses dirigeants. Cronenberg ou "la liberté contre la dictature". Frissons ne fait que marquer pour lui le début d’une lutte "quasi sans merci" contre la censure et les restrictions de tout genre (budgétaires, scénaristiques).


C’est ainsi qu’à cette époque Cronenberg écrivit le scénario de Frissons et se mit en tête de le proposer au studio Cinepix, un studio canadien spécialisé dans le cinéma érotique et à vrai dire seul studio réellement prolifique dans cette partie de l’Amérique du Nord. C’est ainsi que, de fil en aiguille et par un bon contact entre les deux parties, Cronenberg finit par réaliser une scène d’essai.... pour un film érotique ! Vu son penchant pour la chose et l’intérêt que le cinéaste porte au sexe, cette expérience, finalement plus amusante que réellement surprenante, amène le réalisateur à prendre le taureau par les cornes en proposant clairement ses services. Seule condition pour que Cronenberg vende son scénario à Cinepix : qu’il réalise le film lui-même. De rencontres fructueuses (Roger Corman, Barbara Steele, Jonathan Demme, à qui l’on a même proposé de réaliser le film) en voyages divers (Los Angeles), Cronenberg signe donc son premier film en cette année 1975.


Revenons au film. Pourquoi une gageure critique ? D’une part car l’on devine assez aisément les thèmes et motifs récurrents dans les films du cinéaste. Virus, contamination, complots politiques (le bâtiment où a lieu l’action appartient à une multinationale), irrésistible attirance envers tout ce qui a trait à la technologie (le film débute sur une présentation du bâtiment par une voix-off situant l’action dans un temps indéfini). En bref, Frissons est thématiquement une tarte à la crème recette Cronenberg.

Ces thèmes, si passionnants qu’ils soient lorsqu’ils sont traités par un cinéaste aussi talentueux que lui, ne doivent pas être appréhendés dans Frissons comme une fin en soi mais plutôt comme un vecteur d’idées sociologiques. Si rétrospectivement, les années soixante-dix paraissent aux yeux de beaucoup comme celles de la libération (sexuelle en particulier), ce premier long-métrage peut faire figure de prolongement canadien de la nouvelle vague des cinéastes américains apparus au début de la décennie (Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg, Altman, Hopper). A l’instar de ces derniers, la liberté du Canadien sera au service de la transgression des règles morales et celles du cinéma. Que représente donc ce virus qui semble contaminer petit à petit tout l’immeuble ? Peu importe, en fait ; ce qui compte étant ce qu’il détruit, modifie et bouleverse. L’immeuble ultramoderne qui nous est exposé par cette fameuse voix-off en début de film n’est autre que la société elle-même et son désir d’émancipation qui l’accompagne. Il est amusant de constater à quel point Cronenberg utilise cet alibi du virus afin de "justifier" à l’écran ce qui pouvait choquer il y a trente ans : couple homosexuel, arsenal sado-masochiste, liaison vieux/jeune. Le réalisateur (ab)use de ce procédé afin d’échapper à toute critique morale liée à la révolution des sexes en vigueur à l’époque. Mais après tout, « everything is sexual » comme il est dit dans le long métrage. Il n’y a qu’à voir à quel point le virus ressemble à s’y méprendre à un sexe d’homme (l’un des titres originaux du film est tout de même Orgy of the Blood Parasites !). Je laisse le soin aux spectateurs de découvrir l’ensemble des idées qui ont traversé l’esprit du cinéaste. Pas étonnant finalement que le Canadien ait choisi Marilyn Chambers comme héroïne de son film suivant, Rage (Rabid) ! De la même manière que dans eXistenZ où le cinéaste s’amusait à créer un faux orifice afin d’échapper à toute censure, ce procédé aussi amusant que culotté s’applique ici à tout le film. Ainsi, toute l’action à l’écran n’est que détournement de la réalité en vigueur en 1975. Un miroir donc.


Distribué de manière très confidentielle dans les réseaux de films de genre aussi méprisés que le porno ou le gore, Frissons se présente d’emblée comme un énième film de genre aux yeux de la critique de bon goût. Cronenberg, déjà adulé à juste titre par de nombreux fans, ne peut être à cette époque qu’affilié à la mouvance underground et contestataire dont ce premier film est inextricable dans l’esprit. Film de genre en même temps que pamphlet anti-conservateur, le premier film du Canadien contient, soulignons-le, de nombreuses scènes très efficaces et aux effets spéciaux de qualité (la scène de la lycéenne, les ventres "en action", le viol dans la baignoire). Alors certes, Frissons peut paraître à plusieurs reprises maladroit dans sa mise en scène, Cronenberg hésitant dans ses cadrages et sa façon de gérer l’espace (il apprenait véritablement sur le tas) mais cette première oeuvre se doit d’être abordée déjà comme l’affirmation d’une personnalité et d’un tempérament hors du commun. Personnalité qui aura tout le loisir d’exploser, de se lâcher, voire même de se libérer ultérieurement ; à l’image de l’inoubliable dernière scène du film.


En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leopold Saroyan - le 21 octobre 2004