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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fitzcarraldo

L'histoire

Fitzgerald, un irlandais qui se fait appeler Fitzcarraldo, est un rêveur. Il a fait fortune au Pérou en montant une compagnie de chemin de fer avant de faire faillite suite à un projet trop novateur. Il s’est lancé depuis dans la fabrication de pains de glaces (comme Harisson Ford dans Mosquito Coast, un autre utopiste…), mais a déjà un autre rêve : mélomane, fou d’opéra, il a décidé de construire un opéra au milieu de le forêt péruvienne et d’y inviter pour l’ouverture son idole, le grand Caruso. La haute société se moque de ce fou qu’ils nomment « le chevalier de l’inutile », mais Fitzcarraldo n’en démord pas. Pour que ce projet puisse voir le jour, il doit d’abord trouver de l’argent. Il rachète une concession de caoutchouc qui, selon lui, devrait lui permettre de se renflouer. Celle-ci lui est vendue une bouchée de pain car elle est réputée inaccessible, mais Fitzcarraldo a justement une idée de génie : faire franchir la montagne séparant deux bras de rivière par un vapeur de plus de 300 tonnes, ce qui permettrait l’ouverture de l’exploitation. Soutenu par l’influente Molly (Claudia Cardinale), il se lance dans ce nouveau défi, rachetant un vieux rafiot qu’il rafistole et embarquant sur l’Amazone…

Analyse et critique

« La violente forêt vierge est encore demeurée silencieuse toute la nuit, dans sa misère à la fois infinie et bornée, dont elle n’a aucune idée, n’ayant ni souffle ni conscience. Ce qui ressort cependant de sa nature profonde, ce n’est pas la négation de sa force d’étranglement, mais plutôt la volonté impérieuse de ne pas user de cette puissance. » (Conquête de l’inutile)

L’idée du film est venue à Herzog alors qu’il voyage en Bretagne. Il visite à Carnac les célèbres alignements de pierres et se demande comment des hommes ont pu parvenir à bâtir une œuvre aussi monumentale. Dans l’esprit ouvert à la démesure d’Herzog, cette question devient : « comment, de nos jours, faire franchir une montagne à un bateau de 320 tonnes ? ». Le cinéaste explique dans Conquête de l’inutile, son journal de tournage : « Une vision s’était emparée de moi : l’image d’un grand bateau à vapeur sur une montagne (…) à travers une nature qui anéantit les faibles comme les forts ; et la voix de Caruso, qui fait taire toutes les souffrances et tous les cris des animaux de la forêt vierge et arrête le chant des oiseaux » (1). On voit tout de suite comment, partant d’une vision, Herzog revient à son grand thème de l’enfermement. L’homme est un être souffrant, prisonnier du monde, de son corps, de cette terre. La jungle est dans son œuvre l’image absolue de cette existence toute dévouée au seul cycle de la vie de la mort, monde de prédation et de chaos qui avale et détruit ceux qui s’y aventurent (« les faibles comme les forts » rappelant bien là que pour Herzog nous sommes tous égaux, qu’il n’y a pas de surhomme ou de sous humanité). Ce qui permet à l’homme de vivre, ce sont les rêves, la création, l’expression artistique… toutes choses qui lui permettent de s’élever et de supporter sa condition. Le geste jugé fou de Fitzcarraldo est l’expression la plus pure de ce désir d’élévation, de transcendance. C’est la voix de Caruso qui fait taire la fureur de la jungle, qui apaise sa souffrance et celle de l’humanité.

Fitzcarraldo est l’un des films les plus lumineux d’Herzog, une ode au pouvoir salvateur des rêves. Dans ce film, même les figures du pouvoir sont prises dans les raies du rêve de Fitzgerald : les barons du caoutchouc n’ont-ils pas fait construire l’opéra de Manaus, bâtiment illustre accueillant les plus grands opéras au cœur du Pérou ? Bien entendu, ces nababs entendaient ainsi appuyer leur réussite sociale, mais Manaus n’en demeure pas moins une idée aussi belle que folle. On découvre dans le film que le rêve de Fitzcarraldo fait partie d’un rêve plus vaste, celui d’une tribu indienne qui veut offrir en sacrifice un grand bateau blanc pour apaiser la colère du Pongo. Chez Herzog, les rêves sont partagés (Cœur de Verre, Nosferatu…) et c’est ici l’imbrication de ces deux rêves qui fait naître le récit. Et il y a le film lui-même, né d’un rêve d’Herzog et dont le tournage va ressembler pour tous ceux qui y sont plongé à un songe éveillé.


Fitzcarraldo ne pourra être le film rêvé par Herzog que s’il est vécu par ceux qui le fabriquent. Au départ, la 20th Century Fox est intéressée par le projet, mais le studio demande au cinéaste d’utiliser une maquette. Bien sûr, Herzog refuse cette « solution en plastique », il veut que le public sente que c’est vrai, qu’on ne lui ment pas, que ce vapeur a vraiment franchit la montagne. Si cette traversée n’a pas lieu, alors le film n’a pas lieu d’être. Devant les difficultés rencontrées au moment du tournage, un ingénieur essayera de convaincre le cinéaste de niveler la pente de la montagne afin de faciliter l’ascension du navire : « Je lui ai dit que c’était impossible, car nous perdrions la métaphore centrale du film. Métaphore de quoi ? m’a-t-il demandé. Je lui ai répondu que ne le savais pas, mais que c’était une grande métaphore. C’était peut-être simplement une image qui sommeillait en nous tous, et que j’étais le seul à lui faire rencontrer un frère qu’il ne connaissait pas encore ». Cette volonté que le tournage soit au plus près de la fiction n’est pas simplement un moyen pour Herzog d’obtenir un intense sentiment de vérité, c’est l’expression profonde de sa démarche artistique et de ce qu’est pour lui le cinéma. Ce n’est pas l’ascension du bateau qui est seule en jeu, mais bien toute la part fictionnelle du film qui doit se confronter au réel, tout le film qui doit refléter son tournage. Ainsi, toute la première partie raconte par le détail les préparatifs de l’expédition. Fitzcarraldo se bat pour trouver des fonds, pour convaincre des notables qui dénigrent son œuvre passée et se moquent de son nouveau projet. Ce que raconte Herzog dans cette heure de film, c’est ce par quoi il est lui-même passé pour donner vie à son rêve.

Trois ans et demi de préparation sont nécessaires avant que le tournage ne débute vraiment. Si Herzog et son frère, le producteur Lucki Stipetik, sont bien conscients des difficultés qu’ils vont devoir affronter, rien ne les prépare vraiment à ce tournage qui va se révéler cauchemardesque. Le premier problème, le plus classique, est celui des financiers frileux qui se son engagés sur le film et qui se désistent lorsque de mauvaises nouvelles leur parviennent du terrain. Herzog et son frère doivent constamment jongler avec de l’argent qui disparaît, des liquidités très faibles alors même que leur budget initial (4.1 millions de dollars) ne leur laisse guère de marge de manœuvre. L’équipe technique et artistique est très réduite, constituée d’un noyau dur de seize personnes, mais sur place ils doivent embaucher de nombreux travailleurs pour gérer deux grands chantiers. Herzog doit d’abord faire retaper deux vapeurs identiques (ce travail s’étendra sur un an et demi) afin de lui permettre au moment du tournage de filmer soit le bateau franchissant la montagne, soit sa réplique naviguant sur le fleuve. L’autre grand chantier est la construction d’un campement qui doit pouvoir accueillir jusqu’à un millier de personnes pendant une longue période. Et l’on n’en est qu’à la préparation, et ce qui attend Herzog et son équipe, ce sont - outre le fait de parvenir à faire monter un vapeur de 300 tonnes en haut d’une montagne et de filmer un autre bâtiment descendre des rapides - des conflits dans les tribus indiennes, des désastres météorologiques, les dangers de la jungle et, last but not least, Klaus Kinski.

Nous ne pouvons résister ici au plaisir de faire un résumé de cette aventure car il ne s’agit pas simplement d’une succession d’anecdotes, mais bien de l’essence de ce projet. Le film et l’histoire de son tournage ne font qu’un : le rêve de Fitzcarraldo et celui d’Herzog se confondent totalement et tous deux vont lutter pour mener à bien une entreprise jugée délirante et insenséé. Fitzcarraldo le film n’aurait jamais été le même si le tournage n’avait été ce qu’il a été. Il fallait qu’Herzog et son équipe vivent l’aventure de Fitzcarraldo pour pouvoir la raconter, il fallait que le rêve se confronte au réel pour pouvoir s’incarner.

Récit d’un tournage

On retrouve souvent chez Herzog des scènes d’artisanat : les souffleurs de verre de Cœur de verre, les hommes qui fabriquent des radeaux dans Aguirre, le système de traction par poulies imaginé pour hisser le vapeur de Fitzcarraldo… Herzog se considère lui-même comme un artisan. Il planifie et prépare ses tournages minutieusement et, le moment venu, met constamment la main à la pâte : il bricole, fait de la menuiserie, de la couture, déménage les meubles sur les plateaux, travaille sur les décors. Il a besoin de sentir les choses, d’être physiquement impliqué dans le film, d’agir sur l’environnement pour pouvoir le filmer.

Herzog a autour de lui des collaborateurs fidèles et fortement impliqués dans ses projets : son frère Lucki à la production, la monteuse Beate Mainka-Jellinghaus, les deux chefs opérateurs Thomas Mauch et Jörg Schmidt-Reitwein qui se relaient, les musiciens de Popol Vuh… et si au fil du temps l’équipe évolue, à chaque fois le cinéaste s’attache à poursuivre dans le temps ses différentes collaborations. Sur ses tournages, les équipes sont toujours de très petite taille et chacun est amené à sortir du rôle qui lui est normalement dévolu. Un fonctionnement qui rappelle celui de Marcel Pagnol, Herzog parvenant même à garder ce côté familial sur des projets aussi ambitieux qu’Aguirre ou Fitzcarraldo.

Préparer méticuleusement ses tournages et connaître sa petite équipe sur le bout des doigts permet à Herzog de produire ses films de manière très économe, condition nécessaire pour lui permettre d’être indépendant. Il refuse de quêter de l’argent auprès des studios, comme Fitzcarraldo doit le faire avec les magnats du caoutchouc pour concrétiser son projet. Le héros d’Herzog est rêveur et naïf alors que lui est précis, calculateur et très certainement rusé. Herzog et son frère savent se bagarrer pour obtenir des fonds, le cinéaste réinvestissant tout son argent à chaque nouveau projet. Parfois, c’est on ne peut plus juste, comme pour Aguirre où il est amené à vendre tout ce qui lui reste, à savoir sa montre, pour acheter de quoi manger. Sur le tournage de Fitzcarraldo, c’est du savon qu’il troquera contre cinq kilos de riz qui vont lui permettre de se nourrir pendant trois semaines. Mais il faut dire que sur ce film aucune préparation, aussi minutieuse fut-elle, n’aurait pu contrecarrer le mauvais sort…

Fin juin 1979, Herzog se rend au Pérou pour les premiers préparatifs et le bureau de la production est installé à Iquitos. En juillet, un camp est monté au village de Wawaim, le long du Rio Canepa, là où Herzog compte filmer l’ascension du bateau sur la montagne. Les indiens Aguarunas et Huambisas (qui appartiennent au peuple Jivaro) accueillent l’équipe avec méfiance, le bruit courant que le cinéaste a l’intention de creuser un canal entre le Rio Canepa et le Rio Marañón pour les besoins de son film, ce qui provoquerait l’assèchement de leurs cultures. Herzog coupe court à ces rumeurs mais la situation reste tendue, d’autant que ces deux peuples indiens ont vécu la spoliation de leurs terres par les colons blancs. La population locale se divise en deux courants : ceux qui souhaitent travailler avec Herzog, qui les paye très correctement, et ceux qui suivent le conseil des tribus qui rejettent ce film qui montrerait des indiens exploités pour la récolte du caoutchouc. Un mandat d’arrêt pour trahison est même lancé par le conseil contre le producteur Walter Saxer et des menaces de mort sont proférées à son encontre. De nouvelles rumeurs délirantes font leur apparition : Herzog traiterait les indiens comme des esclaves, les menacerait avec des fusils, l’équipe envisagerait de violer les femmes et de massacrer les villageois. Une campagne de presse est montée, en grande partie orchestrée par une compagnie pétrolière qui a des vues sur la région et qui voit ses plans contrecarrés par l’implantation de la production. On accuse Herzog d’avoir organisé de la contrebande d’armes et de drogue et de détruire la terre des indiens, alors même que le tournage n’a pas commencé ! Des images des camps de concentration circulent sous le manteau, présentées comme étant des photos des exactions commises par Herzog et sa troupe dans un autre village indien.

Au même moment, un conflit larvé entre l’Équateur et le Pérou éclate. Wawaim se situant près de la frontière, les raids militaires se multiplient, ce qui augmente encore la tension dans les environs. Coincé entre les désordres locaux et un risque de guerre, Herzog décide de lever le camp et fait quitter les lieux à son équipe. En octobre 79, des indiens armés font irruption dans le campement, chassent les membres de l’équipe qui sont encore sur place (ils doivent fuir en canots sur la rivière) et brûlent les habitations.

« Ce n’est pas l’argent qui a permis de faire ce film, ce sont les rêves qui ont fait bouger les choses ».

La presse à scandale allemande n’a pas manqué de se faire l’écho des rumeurs courant sur le compte d’Herzog et les articles se multiplient dans lesquels le cinéaste est accusé d’exploiter la population indienne. Alors que la préparation du film est suspendue, Herzog doit lutter contre ces rumeurs pour retrouver les fonds nécessaires à la reprise du film. Au bout de huit mois de bagarre et de tractations, il peut enfin retourner au Pérou et reprendre le tournage à zéro. La production du film a débuté il y a un an, mais pas une seule image n’a encore pu être tournée. Heureusement, un rayon de lumière est venu éclairer cette sombre année : la naissance de sa fille.

Herzog se remet à chercher un nouveau lieu susceptible d’être utilisé pour l’ascension du bateau. En juillet 80, il trouve un endroit parfait situé sur le Rio Camisea, à mille kilomètres au sud d’Iquitos. Le fait que deux semaines de bateau - lorsque la rivière est navigable – soient nécessaires pour gagner le lieu de tournage ne l’arrête pas, la présence de deux rivières très proches – le Rio Camisea et le Rio Urubamba - seulement séparées par une montagne correspondant exactement à ce qu’il recherchait. Pour que l’on saisisse la géographie des lieux, Herzog installe une plateforme en haut d’un arbre situé en haut de la montagne afin de filmer en un panoramique les deux rivières et la lande de terre qui les sépare. Cette vision vertigineuse permet au spectateur de saisir la démesure du projet de Fitzcarraldo. Elle permet aussi de voir à quoi est prêt à se mesurer le cinéaste pour donner corps à son rêve.

Herzog achète trois bateaux identiques. Le premier, le Narinho I, est une ruine qu’il fait remorquer depuis la Colombie et qui est remise à flot avec le renfort de six cents bidons d’huile vides. L’extérieur est ravalé et le navire sera utilisé pour les scènes tournées à Iquitos. Le deuxième, le Narinho II, est sommairement retapé. Il doit simplement pouvoir se rendre de Pucallpa - où il se trouve - au Rio Camisea où il aura pour mission de gravir la montagne. Le troisième, le Huallanga, est lui entièrement remis à neuf. C’est ce navire qui servira à Herzog pour toutes les scènes sur le fleuve et qui devra affronter les rapides sous le Pongo de Mainique.

En janvier 1981, le tournage commence à Iquitos avec Jason Robards et Mick Jagger. Le cinéaste a d’office pensé à Klaus Kinski pour le rôle de Fitzcarraldo. Mais, fort de l’expérience d’Aguirre, il est inquiet à l’idée de devoir faire à nouveau plonger l’acteur au cœur de la jungle péruvienne et préfère choisir un autre interprète. Il imagine bien Jack Nicholson dans le rôle, mais ce dernier est plus que réticent à l’idée d’aller s’enterrer dans la jungle et il exige un tournage en studio, ce qui est inenvisageable pour le cinéaste. Il contacte Warren Oates qui accepte le rôle. Malheureusement, l’acteur décède pendant la préparation du film et c’est Jason Robards qui le remplace au pied levé. Mick Jagger, qui doit interpréter le partenaire anglais de Fitzcarraldo, est très disponible et motivé. Il a accepté un cachet très modique et est enthousiaste à l’idée de partir trois mois en tournage dans la jungle.En débarquant, les deux acteurs découvrent un pays plongé dans une grève générale. Le matériel n’a pu être acheminé dans son intégralité et l’équipe son est bloquée à la frontière équatorienne. En outre le Narinho II, qui devait descendre vers le Rio Camisea avec les indiens Campas et Machiguengas, se retrouve bloqué par des crues violentes.

Malgré tout, Herzog décide de commencer le tournage et au bout de cinq semaines, presque la moitié du film est dans la boîte. Mais début février, Jason Robards est atteint d’une grave dysenterie et le tournage doit être suspendu le temps qu’il se fasse soigner aux Etats-Unis. Mais les médecins interdisent à l’acteur de revenir sur le tournage et Mike Jagger, tenu par d’autres contrats, doit partir pour une longue tournée de concerts. Son personnage disparaît du film, mais c’est alors toute l’entreprise qui est une nouvelle fois au bord de l’abîme. Les financiers quittent le navire, les liquidités sont au plus bas. Après six semaines d’interruption, le film redémarre, Klaus Kinski ayant accepté de reprendre le rôle tenu par Robards.

« Pourquoi ne jouerais-je pas le rôle de Fitzcarraldo ? Je me sentirais bien de le faire parce que ma tâche et celle du personnage sont devenues identiques »

Herzog sait que ce rôle est fait pour lui, mais le cinéaste sait que l’acteur est capable de tout donner dans un cent mètres, mais qu’il ne peut tenir la distance… or il est évident que Fitzcarraldo sera une entreprise de longue haleine. Herzog caresse un temps l’idée d’interpréter lui-même le personnage. Fitzcarraldo est certainement, de tous les personnages qu’il a imaginé, celui qui est le plus proche de lui. Et ils partagent dorénavant la même aventure, osmose qui fait que l’idée de l’incarner est plus que pertinente. Mais il y a trop à gérer en tant que metteur en scène et chef de chantier pour pouvoir passer devant la caméra (2). Aussi, la solution la plus évidente est de faire appel à son « ennemi intime », même s’il connaît les risques qu’entraîne un tel choix…

À l’écran, Kinski est d’une incroyable douceur, d’une grande délicatesse dans son jeu. Fitzcarraldo respire la sympathie, l’espoir, l’optimisme, la joie de vivre…. Soit l’antithèse de ce qu’est l’acteur sur le tournage. Herzog s’attendait à une attitude exécrable de sa part, mais il parvient à être encore surpris par le degré de folie et de fureur que Kinski peut atteindre. Les indiens proposeront même très sérieusement à Herzog de le débarrasser de ce fou qui ne cesse de vociférer, d’insulter et de terroriser tout le monde : le cinéaste hésitera un peu avant de rejeter cette alléchante proposition. Le cinéaste le provoque souvent, le poussant ainsi à se livrer à une de ces colères homériques dont il a le secret. Il le fait sortir de ses gonds puis le laisse hurler, se déchaîner, jusqu’à ce que, épuisé, l’acteur se calme. C’est à ce moment là qu’Herzog peut commencer à le faire jouer. C’est seulement lorsqu’il est avec Claudia Cardinale que Kinski est naturellement doux et l’actrice gardera un très beau souvenir de leur collaboration. Herzog parvient une nouvelle fois à faire sortir le meilleur de son incontrôlable partenaire. Plus largement, c’est un formidable directeur d’acteur et tous les rôles du films, jusqu’aux plus secondaires, brillent par la qualité de leur interprétation. Des acteurs - qu’ils soient professionnels ou amateurs comme le capitaine Cholo ou Huerequeque – qui sont dans la grande majorité choisis sur place par le cinéaste.

« La question que tout le monde se posait était : aurais-je la force et les nerfs suffisants pour tout recommencer depuis le début encore une fois ? J’ai répondu oui, sinon je n’aurais plus de rêve et ne voudrais par conséquent plus vivre » (1).

Le tournage reprend donc, mais avec un énorme décalage par rapport au calendrier prévu. Or Herzog a tout planifié en fonction de la saison des pluies et les affluents du fleuve vont bientôt être trop peu profonds pour permettre la navigation de gros bateaux. Le niveau des eaux baisse irrémédiablement et le cinéaste doit accélérer le mouvement pour faire passer au plus vite les deux vapeurs. La météo est le premier ennemi d’Herzog et des crues violentes inondent le campement et provoquent de nombreuses avaries sur le Huallaga. À l’opposé, le Narinho II se retrouve quant à lui embourbé, ce qui paralyse toute la partie du tournage consacrée à l’ascension de la montagne. Seul le Huallaga peut permettre à Herzog d’avancer, mais l’affluent où il se trouve voit toujours le niveau de ses eaux monter. Le 9 et le 10 avril, le gros remorqueur qui tracte l’Huallaga est pris dans un violent tourbillon suite à une rapide montée des eaux qui l’emporte et le détruit. Le vapeur chavire sur le Pongo de Mainique, heurte des rochers et voit l’avant de sa coque brisé. Le navire est immobilisé, bloqué par la hauteur des eaux et le courant. Le sort s’acharne encore lorsque cinq jours plus tard, le petit avion qui fait la navette depuis Iquitos s’écrase avec à son bord des membres de l’équipe. Le Huallaga, retapé, poursuit sa route mais continue à être malmené par les eaux violentes et Herzog n’est pas satisfait des quelques scènes qu’il parvient à tourner à bord.

Le 22 avril, des indiens qui travaillent sur le film essuient une attaque d’Amehuacas, une tribu très mal connue, et trois d’entre eux sont blessés par des flèches. Au même moment, Herzog filme avec une équipe réduite au minimum la dantesque descente des rapides par le Huallaga. Le vapeur essuie de véritables chocs, les hommes sont balancés d’un bout à l’autre du navire, Thomas Mauch se blesse à la main, l’objectif de la caméra saute, Herzog et Kinski sont couverts de contusions. Cette séquence ahurissante permet de mesurer le fossé à l’écran entre un Jack Nicholson mimant l’effroi dans un décor de studio et la véritable peur de Kinski, obligé de s’accrocher réellement aux rambardes pour ne pas être emporté par-dessus bord et qui vient de bander la main du chef opérateur à moitié inconscient ! Il ne s’agit pas de faire le procès du tournage en studio, simplement de rappeler qu’Herzog fait partie de ces réalisateurs pour qui le processus de fabrication d’un film repose sur la collision entre la fiction et le réel, entre l’imaginaire et le concret. Pour que l’oeuvre naisse, qu’elle s’incarne, il y a toujours chez lui cette nécessite de la mettre à l’épreuve du réel.


Le Huallaga sort très abîmé de la descente des rapides. L’ancre a pénétré à travers les bordages et a arraché une partie de la coque, la quille du bateau s’est comme repliée sur elle-même suite à la violence des impacts et, en sus, le vapeur se retrouve immobilisé sur un banc de sable. C’est une saison sèche d’une rare intensité qui se présente et le Rio Camisea est bientôt complètement asséché jusqu’à pouvoir être traversé à pied. Les deux bateaux servant pour le tournage sont immobilisés et l’équipage du Huallaga pense qu’il faudra attendre la prochaine saison des pluies, en novembre, pour que le vapeur puisse être libéré. Quant au Narinho I, resté à Iquitos, il a été complètement dépecé et il faut de nouveau le retaper. Heureusement, à la mi-mai, une pluie salvatrice permet de libérer le Narinho qui est enfin en place pour l’ascension de la montagne.

La grande épreuve du film débute, le bateau de 300 tonnes devant être tracté le long d’une pente à plus de 40°. Une énorme roue de 500 kilos est installée pour tirer le bâtiment. Les indiens Campas apportent leur techniques de tractage tandis qu’un ingénieur imagine un système de poulies qui, tiré par un tracteur, doit permettre l’ascension du vapeur. Seulement, cette technique est prévue pour une pente à 20° et le bulldozer qui a été acheminé pour l’occasion tombe constamment en panne… lorsqu’il ne s’enlise pas. Le chantier avance à tout petist pas et trois mois seront nécessaires pour que le Narinho II soit enfin hissé en haut de la montagne. Le campement n’a pas été prévu pour une durée aussi longue et l’hygiène et le ravitaillement commencent à poser des problèmes. En outre, les indiens sont installés dans le camp depuis six mois déjà et des tensions se font jour car ils ne sont pas habitués à vivre aussi longtemps en étant aussi nombreux.

Herzog fait jouer et travailler des Machiguendas, tribu qui vit dans les environs, mais la majorité des indiens est constituée d’Ashaninkas Campas et ils ont parcourus près de 500 kilomètres pour venir sur le lieu du tournage. Lorsque le cinéaste les filme, ils sont vêtus de leurs vêtements quotidiens, sont maquillés comme ils le sont habituellement. Herzog n’attache pas d’importance à la vérité historique et il ne demande aux jeunes générations d’indiens de renouer avec des techniques du passé, de reproduire les gestes et coutumes de leurs ancêtres lorsqu’il les met en scène. Ce qui l’intéresse, c’est de saisir quelque chose de la vérité de ces hommes et femmes qui sont là, maintenant, devant ses yeux. Il échange avec eux, s’inspire de leur façon de parler, observe leurs coutumes pour nourrir le film. Il ne se tourne pas vers le passé (il ne lit aucune étude historique ou ethnologique) mais filme le présent de ce peuple.

C’est le même principe qui guide le tournage de l’ascension de la montagne. La plupart des séquences sont issues de ce qui advient réellement au moment du tournage, elles sont glanées au long des trois mois que dure le chantier. Fitzcarraldo est peut-être dans la filmographie d’Herzog l’exemple le plus parlant, le plus brillant, de son art de la mise en scène. Le cinéaste imbrique complètement scènes prises sur le vif et stylisation des images, il provoque la rencontre entre une vérité brute et l’abstraction, la poésie. Herzog sait qu’on ne peut pas filmer le réel, on ne peut qu’en filmer sa fiction. Fitzcarraldo fait ainsi partie de ces films, comme Apocalypse Now ou Sorcerer, qui lorsqu’on les regarde nous racontent deux histoires : le récit fictionnel et le récit de leur propre tournage. Il y a des cinéastes qui ont entièrement le film dans leur tête et qui ne voient dans le tournage qu’une dégradation de leur création. Ils partent de l’image parfaite du film et ne font ensuite qu’essayer de limiter l’action du réel sur cette image. Pour d’autres, c’est au tournage que le film s’invente vraiment et Herzog fait bien évidemment partie de cette famille. Pour ces cinéastes, il faut que la vie pénètre et mette à mal la fiction. Il faut de l’imprévu, tout ce qui advient au tournage et qui ne pouvait être imaginé en amont ne faisant alors que nourrir le film. Et question imprévu, on peut dire qu’Herzog a été particulièrement servi sur Fitzcarraldo

Tout en menant le chantier titanesque de l’ascension du Narinho II, le cinéaste poursuit le tournage, luttant constamment avec les conditions météo et la nature hostile pour essayer d’avancer dans le film. Un jour, alors qu’il navigue sur le fleuve, une tribu inconnue d’indiens fait son apparition. Herzog enclenche la caméra et obtient l’une des scènes les plus belles du film. Ces magnifiques cadeaux que le réel lui offre lui permettent d’avancer alors que ses collaborateurs sont de plus en plus convaincus qu’il ne terminera pas le film. S’il sait profiter de ce qui advient, il y a aussi d’autres séquences que le cinéaste prépare minutieusement, comme celle inoubliable où les indiens barrent la route de Fitzcarraldo. Celle-ci se révèle particulièrement longue à tourner car Herzog souhaite filmer à un moment précis de la tombée du jour afin de capter cette couleur particulière que revêt alors la lumière.

Vers la mi-juin, toutes les scènes sur le Camisea sont tournées. Herzog navigue alors entre Iquitos, où il dirige les séquences avec Claudia Cardinale, et le chantier sur la montagne. Lorsque enfin, pour la première fois, le bateau se met en branle, le câble cède et le navire redescend les quelques mètres qu’il a péniblement parcouru. Cet accident, qui n’était pas prévu dans le scénario, est immédiatement intégré dans le film. A l’écran, le résultat est époustouflant : on ressent toute la puissance de traction nécessaire pour vaincre l’inertie du bâtiment, la matière qui craque, la structure qui s’arrache douloureusement de la terre, les câbles qui chauffent puis, d’un coup, le monstre de métal qui regagne son nid de boue. La joie de Kinski lorsqu’il voit le bateau bouger et la déception qui s’en suit lorsque le navire reprend sa place ne sont pas feints, et le désespoir de l’acteur est partagé par tous les membres de l’équipe. Herzog a quant à lui comme consolation d’avoir enregistré l’une des scènes les plus marquantes du film. Il commande un câble plus gros et fait appel à une équipe d’ingénieurs de Lima. Fort de l’expérience accumulée pendant un mois et grâce à ce renfort, fin juin le vapeur débute enfin son ascension.



Entre juillet et novembre, Herzog ne peut plus avancer dans le film, l’Huallaga étant toujours enlisé et le Narhinho II poursuivant doucement son ascension, puis la descente de l’autre versant. Début novembre, la saison des pluies arrive et l’Huallaga peut enfin être dégagé. Le 4 novembre, le Narinho II plonge dans l’Urubamba. Herzog, comme dans un rêve, enregistre ces images : « Je ne sentais plus mes pieds ensanglantés. Le bateau m’était égal, il n’avait pas plus de valeur que n’importe quelle bouteille de bière brisée dans la gadoue (…) Il n’y avait aucune joie, aucune excitation, ni aucun soulagement, aucun sentiment de bonheur (…) Il y avait uniquement la perception d’une grande inutilité, ou plus exactement j’étais juste profondément absorbé dans un monde plein de mystères. J’ai vu le bateau, qui retournait à son élément, se redresser avec de longs gémissements. Aujourd’hui, mercredi 4 novembre 1981, nous avons réussi à déplacer un bateau du Rio Camisea au Rio Urubamba, en le faisant passer sur une montagne. Tout ce qu’il y a à en dire c’est que j’y ai participé. »

Opéra et Stylisation

Si Herzog puise dans l’épreuve du tournage ce qui va faire la sève, la vérité de son film - la fatigue des acteurs, l’écrasante puissance d’une nature insensible au fourmillement humain, la matière qui se tord et souffre - cela ne l’empêche pas de styliser ce réel, de le mettre en scène. Cette stylisation, qui est l’un des grands principes de mise en scène d’Herzog, fait écho ici à la forme opératique qui est au cœur de l’odyssée de Fitzcarraldo.

Les séquences les plus marquantes de l’œuvre du cinéaste sont pour la plupart liées à la musique : les successions de dunes de Fata Morgana, le lac paisible de Kaspar Hauser, les visions du berger Hias dans Cœur de verre, l’ascension de Jonathan Harker dans Nosferatu… Ici, l’une des plus belles scènes du film est celle où Fitzcarraldo, pour calmer la colère des indiens, fait jouer un disque de Caruso sur le pont de son navire. La voix du ténor s’élance, s’élève et c’est toute la jungle qui bientôt se tait, comme soumise un instant par cette création humaine, apaisée par le rêve d’un homme. Herzog cherche toujours à créer un lien profond entre la nature et l’art en faisant par exemple fusionner un paysage à un tableau ou à une musique. Cette dernière n’est jamais là pour illustrer une image et son utilisation va au-delà du simple fait de créer une ambiance : elle participe pleinement à ce que le cinéaste définit lui-même comme la quête d’une « vérité extatique ». Herzog ne fait pas du cinéma vérité, il donne à voir le réel en en filmant la fiction, en le stylisant, en le sublimant et la musique est l’un des éléments essentiels de son travail de cinéaste.


L’opéra auquel assiste Fitzcarraldo au début du film est mis en scène par Werner Schroeter. Herzog n’a alors jamais assisté à un opéra, c’est un mode d’expression qu’il ne connaît pas mais qui très vite le fascine, si bien qu’il en mettra plusieurs en scène par la suite (3). Dans cet opéra qui se joue à Manaus, Fitzgerald contemple, éblouit, Caruso qui chante Ernani de Verdi et Sarah Bernhardt qui interprète Elvira. La caméra glisse sur les comédiens, quitte la scène et nous découvrons que Bernhardt ne fait que mimer son chant et que c’est une femme énorme qui la double en coulisse. L’opéra est bien le domaine du faux, de la réinvention, de l’artifice, toutes choses qui coïncident à la fonction de l’art pour Herzog et qu’il va retravailler dans son film en en inversant pour ainsi dire la proposition : si l’opéra transforme le monde en musique, ici c’est la musique qui transforme le monde.

Fitzcarraldo est, comme Nosferatu, une figure du changement pour Herzog. Lorsqu’il quitte Iquitos pour se rendre à Manaus afin d’assister à l’opéra de Caruso, il se fond dans la brume. Des chœurs accompagnent alors sa progression dans ce paysage trouble et magique. Ces choeurs fonctionnent comme un appel, un chant de sirène et la musique tisse un lien immédiat entre Fitzcarraldo et le monde qui l’environne. Ce sont les chœurs qui lui font traverser en un fragment de temps les deux milles kilomètres qui le sépare de Manaus et, ce faisant, qui lui indiquent qu’il a un pouvoir sur le monde, qu’il a en lui cette force du rêveur qui peut faire plier le réel. Un peu plus tard, alors qu’il contemple Caruso, il voit clairement le chanteur le pointer du doigt : il le marque, lui indique qu’il fait partie de cet opéra, de cette fiction et qu’à ce titre il a un pouvoir sans limite sur le monde, sur le film. Pour les indiens du Pérou, ce qui nous entoure n’est qu’une illusion qui cache la réalité des rêves. C’est aussi ce que ressent Herzog et c’est ce qu’il traque de film en film. La quête du sublime, de la vérité extatique est pour lui un moyen d’écarter le voile de la réalité pour toucher le réel. Un réel qui est nous est si étranger qu’il semble appartenir au domaine du rêve.


Avec Fitzcarraldo, Herzog imagine ce que pourrait être un opéra réaliste. Il imagine l’histoire d’un homme qui lutte pour son rêve et lui-même se lance dans un combat sans merci pour donner corps à son rêve de film. Herzog doit lutter contre l’inertie du monde, doit aller au-delà de ce qui est sensé, réaliste pour donner vie à son film. Il est le seul à croire en son film, il doit lutter contre le découragement de son équipe, contre les producteurs, contre les conditions climatiques, les désastres naturels ou les soubresauts politiques. Il est comme Fitzcarraldo qui lui aussi s’oppose à tous ceux qui sont incapables de croire en son rêve et essayent de lui barrer la route, qui lutte contre les lois naturelles qui voudraient que son entreprise soit un échec. Ce chevalier de l’inutile, qui va jusqu’à refuser le chemin tracé par un fleuve, fait partie de cette longue lignée de personnages herzogiens (Aguirre, Nosferatu, Hias, Cobra Verde…) bien décidés à imposer leurs rêves. Et même si leurs entreprises sont des échecs, ce qui compte c’est d’avoir bravé ce qui est considéré comme immuable, incontournable, c’est d’avoir essayé de donner corps à une vision intérieure. Le sujet du film et son processus de création se confondent complètement, toutes les forces motrices mises en branle pour arracher le film à la réalité rejoignant le rêve de Fitzcarraldo. Herzog part des éléments naturels, des évènements qui adviennent sur le tournage et c’est de ce terreau du réel qu’il fait naître la poésie et le rêve. Thomas Mauch (4) filme le plus souvent caméra au poing. Cette caméra qui vit et respire avec son chef opérateur nous fait pénétrer dans l’univers du bateau, nous place au cœur de l’équipage, nous fait partager au plus près le rêve, les espoirs et les désespoirs de Fitzgerald. La mise en scène d’Herzog nous fait pleinement ressentir la présence écrasante de la jungle. Souvent, le cinéaste ne filme pas le bas du bateau glissant sur l’eau mais le cadre avec la forêt en arrière plan, si bien que l’on a l’impression que le navire évolue en son sein et non sur le bras d’une rivière. Dès les premières images du périple, la forêt est une présence mystérieuse et menaçante, inconnue, imprévisible. Avant cette odyssée, Fitzcarraldo s’était lancé dans un autre projet, celui d’une voie ferrée traversant la jungle. Les ruines de ce projet, maintenant envahies par la nature que l’on découvre à un moment du film (5) nous rappellent combien est fragile son rêve face à cette force destructrice et corruptrice qu’est la nature.

Alors qu’il n’a cessé d’évoquer dans ses films l’enfermement de l’homme, prisonnier de son corps, de la société et d’un monde qui le rejette, il choisit ici de célébrer ce qui peut arracher l’humanité à cette damnation : l’art et le rêve. Fitzcarraldo et L’Énigme de Kaspar Hauser, l’œuvre matricielle du cinéaste, sont ainsi profondément liées. Herzog glisse d’ailleurs quelques clins d’œil : on retrouve ici le thème musical du dernier songe de Kaspar Hauser ou encore un capitaine de navire qui sait à quel endroit du fleuve il se trouve simplement en goûtant l’eau, comme dans cet autre songe de Kaspar où un guide aveugle menait une caravane à travers le désert en portant le sable à sa bouche. Les films d’Herzog sont comme des rêves reliés entre eux par de multiples passerelles et l’on pourrait s’amuser à dessiner une carte de ce territoire imaginaire en faisant apparaître les multiples chemins menant d’un monde à un autre.

Mais au récit terrible de la chute de Kaspar, Herzog oppose une ascension et Fitzcarraldo se révèle être le film le plus optimiste, le plus joyeux du cinéaste. Il donne toutes ses chances à Fitzgerald, cet homme fou, hors du commun qui veut vivre à la mesure de ses rêves. Fitzcarraldo est un nouvel avatar de Walter Steiner, un homme qui lutte contre la gravité, contre les lois de la nature, qui rêve d’envol et d’absolu. Comme Kaspar, il n’a pas sa place dans la société des hommes et surtout pas dans celle de cette bourgeoisie coloniale qui se vante d’être si riche qu’elle peut envoyer son linge sale à laver à Lisbonne. Une société cynique, corrompue, si riche qu’elle ne prend plus de plaisir qu’en perdant des sommes considérables aux cartes.


« La respectabilité m’a déjà fait faire faillite une fois » dit Fitzcarraldo en évoquant son projet de chemin de fer. Pour Herzog, il ne faut pas être respectable, il ne faut pas se soumettre à la volonté des hommes, à leur réalisme, à leur norme. Il faut rêver, encore et toujours. Fitzcarraldo essuie échec sur échec (sa voie de chemin de fer, son entreprise de pain de glaces, son opéra dans la jungle) mais il continue malgré tout de rêver. Chez Herzog, ce qui compte ce n’est pas d’atteindre le but, de remporter la victoire, c’est de prendre un chemin qui permet de s’extraire de la torpeur dans laquelle est plongée l’humanité.

Fitzcarraldo est une œuvre exceptionnelle, envoûtante, portée par des images inoubliables et une musique hypnotique (6). Le rythme si particulier du film fait qu’il semble respirer : il s’emporte, puis se calme et s’apaise. Il vibre aux pulsations de la nature environnante, épousant ses colères et se plongeant dans sa stase. Herzog filme comme personne les ciels rougeoyants, les brumes épaisses, la densité infernale de la jungle, la puissance d’un torrent, le calme d’un fleuve assoupi, les arbres millénaires qui dessinent un monde antédiluvien où l’homme n’a pas sa place. Véritable proposition de cinéma total, Fitzcarraldo est une expérience inoubliable, un voyage dont on ressort à jamais transformé.


(1) Sauf indication contraire, les citations sont extraites de Conquête de l’inutile.
(2) Herzog interprétera son premier « vrai » rôle (il fait souvent des apparitions dans ses films ou joue des petits rôles chez des amis cinéastes) que bien plus tard, à la demande d’Harmony Korine qui lui demandera d’incarner un père assez mémorable dans Julien Donkey-Boy.
(3) Depuis 1986 il a mis en scène Docteur Faust de Ferruccio Busoni, Lohengrin, Le Hollandais volant, Parsifal et Tannhäuser de Richard Wagner, Giovanna d'Arco de Giuseppe Verdi, La Flûte enchantée de Mozart, La Donna del lago de Gioacchino Rossini, Il Guarany d'Antonio Carlos Gomes, Norma de Vincenzo Bellini, Chushingura de Shigeaki Saegusa et Fidelio de Beethoven.
(4) L'assistant de Thomas Mauch, Rainer Klausmann, se retrouve un soir oublié sur un rocher au milieu du fleuve et se voit contraint d’y passer toute la nuit. Herzog le récupère, honteux, au petit matin et découvre que le jeune homme a tout de même rapporté des images. Celles-ci se révèleront si remarquables que le cinéaste lui promet de lui confier un jour l'éclairage d'un film. Ce sera chose faite avec Gasherbrum et Cerro Torre.
(5) Herzog a fait poser des rails et abandonné des wagons plus d’un an avant le début du tournage de façon à laisser la forêt prendre naturellement possession de ce décor.
(6) Herzog reçoit le prix de la mise en scène au festival de Cannes.

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La Chronique de Conquête de l'inutile, récit du tournage de Fitzcarraldo écrit par Werner Herzog.

Par Olivier Bitoun - le 7 avril 2011