Menu
Critique de film
Le film

Feux dans la plaine

(Nobi)

L'histoire

En février 1945, le Japon est en pleine déroute face aux troupes américaines dans la guerre du Pacifique, aux Philippines pour être plus précis. A court de vivres, de munitions et de renforts, l'armée est livrée à la elle-même sans ordre de repli et coupée des ravitaillements. Dans cette désorganisation, Tamura, atteint de la tuberculose et de malaria, effectue divers allers-retours entre l'infirmerie et la base de commandement jusqu'à ce qu'un bombardement le laisse comme seul rescapé.

Analyse et critique

Avec un certaine ironie qui ne lui aurait peut-être pas déplu, Kon Ichikiwa est essentiellement (et malheureusement) connu pour deux films de guerre tournés à quelques années d'écart. Le premier, La Harpe de Birmanie sorti en 1956, est un manifeste pacifiste et humaniste qui prend pour héros un soldat se déguisant en moine bouddhique pour retrouver ses frères d'armes, et commençant alors malgré lui un véritable éveil spirituel. Trois ans plus tard, Ichikawa tourne Feux dans la plaine qui en est presque, à première vue, son antithèse : une œuvre dure, âpre, douloureuse, inconfortable ; et si voyage spirituel il y a toujours, il s'est mu en une terrifiante descente aux enfers qui ne laissera pas le spectateur indemne.

Le premier plan est lui-même déjà une agression. Eiji Funakoshi, en gros plan, est à peine à l'image depuis une ou deux secondes qu'il se voit asséné une violente gifle le laissant encore plus hébété qu'il ne l'était déjà. Cette gifle accompagne le monologue de son supérieur qui lui reproche d'être revenu de l'hôpital sans avoir été réellement soigné et lui ordonne d'y retourner... ou de mourir. Nous sommes alors dans l'une des périodes les plus sombres pour les troupes de l'Empereur et la déroute que subit l'armée, abandonnée par leur hiérarchie, pousse de nombreux soldats au comble du désespoir. On référencera ainsi plusieurs cas de cannibalisme tant la faim tenaillait les militaires. Feux dans la plaine est adapté du roman éponyme de Shohei Ooka qui s'inspire de ces faits sordides à partir d’événements plus ou moins autobiographiques. Avec son épouse Natto Wada, brillante scénariste pour Ichikawa entre 1950 et 1965, le cinéaste effectue plusieurs changements légers tout en restant très fidèle au matériel d'origine et surtout à son esprit.

L'histoire s'attarde donc à suivre le soldat Tamura rapidement livré à lui-même, déambulant sans but ni objectif, suivant d'autres soldats quand il en croise. La principale tâche des auteurs est de transposer à l'écran ce sentiment de désorientation et cette longue et pénible déchéance, tant physique que morale. Outre la gifle initiale, le première séquence est remarquable aussi par le silence de Tamura, d'une passivité résignée, comme s'il avait déjà abdiqué à vouloir comprendre ce conflit et que son âme avait déjà quitté son corps. Il se contente de suivre les ordres qu'on lui ordonne même si ceux-ci demeurent absurdes. A défaut de supérieurs, il avancera tout simplement, comme un mort-vivant, d'où ce sentiment presque permanent de cauchemar éveillé. Le scénario ne répond donc pas à une construction dramatique habituelle et demeure imprévisible quant à son déroulement. Même chez un cinéaste ayant une connaissance intime de la guerre comme Samuel Fuller (qui a lui aussi beaucoup filmé la fatigue et l'obsession de la survie), les histoires répondent à une structure claire, aux objectifs rapidement identifiés. Mais dans Feux dans la plaine, la seule logique est cette inexorable descente en enfer, un enlisement moral à l'image de tous ces corps chutant et immédiatement prisonniers d'une boue à l'allure de sables mouvants.


Cette audace risque d'handicaper plusieurs spectateurs qui auront sans doute du mal à adhérer à la première demi-heure durant laquelle ce travail de perte de repères est la plus déstabilisante, entre faux raccords, manipulation de l'espace, soldats interchangeables et sans psychologie et bien sûr cette absence de progression narrative... Il faut donc arriver au bombardement de l’hôpital pour que le parcours du héros, dès lors seul survivant, trouve une pleine résonance dans le public. Chaque rencontre (et leur conséquence) amplifie cet éreintement, cette lassitude face à la mort pour atteindre un nouveau niveau, un nouveau stade dans la déshumanisation. Une scène en particulier est remarquable à ce point de vue : lors d'un raid aérien ennemi, les soldats japonais plongent à terre. Après quelques rafales, certains se relèvent, d'autres non. Mais ceux qui se redressent ne prêtent même plus attention à ceux toujours allongés au sol, comme la caméra qui durant toute la scène n'aura pas bougé, n'aura pas changé d'axe ou de valeur de plans et continue à rester derrière l'alignement des troupes. Il y a dans Feux dans la plaine un refus du sentimentalisme, du manichéisme, du didactisme et surtout de discours politique ou idéologique, ce qui demeure toujours rare dans ce genre d’œuvres. Pour le cinéaste, la force du récit se suffit à elle seule et il n'a nul besoin de recourir aux états d'âme de ses personnages pour condamner la folie du conflit.

L'une des grandes qualités de ce film est d'avoir su intelligemment transposer une œuvre littéraire au cinéma en exploitant toutes les possibilités du 7ème art, pour non seulement conserver l'univers de l'écrivain mais l'enrichir de la vision personnelle du réalisateur. Comme le souligne Donald Richie dans les bonus de l'édition DVD américaine, Ichikawa a été dessinateur, peintre, photographe, et possède ainsi un sens inné du cadrage, jouant sur les lignes, les espaces vides ou pleins ou les contrastes pour mieux bannir la respiration à l’intérieur du cadre. Il a d'ailleurs choisi de tourner en noir et blanc à une époque où la couleur était installée comme une norme. Ce choix n'est pas seulement dicté par une approche documentariste mais aussi pour sa dimension esthétique de vouloir dépeindre toute la noirceur de cette histoire au sens propre comme figuré. Les éclats de sang y apparaissent de la sorte non dans un rouge flamboyant mais dans un noir sombre et ténébreux, comme les tréfonds de l'âme humaine. La barbe pleine de sang frais confère à l'un des protagonistes une dimension monstrueuse et terrifiante que la couleur aurait amoindrie (voire ridiculisée). Enfin, ce noir et blanc permet au cinéaste d'exploiter et de renouveler l'exploitation des contrastes pour des effets saisissants et qui accentuent la lisibilité des plans (telle la silhouette d'un fusil se détachant du nuage qui le survole). Le point le plus surprenant toutefois dans le travail d'adaptation n'est pas sa richesse plastique mais l'accentuation de son regard absurde et dérangeant par un humour noir grinçant. Ichikawa vient en effet de la caricature et de l'animation, et l'on trouve dans sa période la plus fertile plusieurs brillantes comédies acerbes comme La Confession impudique (1959) et surtout Le Train bondé (1957) qui n'a rien à envier aux meilleurs équivalents italiens de la même période, particulièrement transcendé par son sens du cadre.

Il va sans dire que nous ne sommes donc pas dans le vulgaire comique troupier, mais face à humour plus subtil et discret qui consolide la force viscérale du récit et développe l'atmosphère cauchemardesque et grotesque, à la lisière du fantastique, affranchissant de la sorte la barrière entre hallucination et réalité. Citons par exemple ce mort qui relève son visage d'une flaque de boue le temps de répondre laconiquement à un vivant désespérén ou ce soldat âgé qui propose naturellement à Tamura de manger son bras juste après avoir avoir avalé de la boue (sans doute mélangée à ses propres excréments !). La séquence la plus caustique demeure assurément celle des chaussures que ramasse un soldat pour remplacer les siennes en plus mauvais état, et qui seront à son tour glanées par un autre militaire encore plus mal loti et dont les précédents godillots seront à leur tour utilisés. Le genre d'humour qui correspond parfaitement à un gag de comic strip mais qui gagne ici une nouvelle évocation symbolique et existentialiste où la notion de Karma n'est pas très éloignée.


Et ce n'est certainement pas un hasard si le film multiplie ainsi les séquences qui se répondent les unes aux autres, déclinant ou reprenant le contenu : les déambulations au milieu des plaines calcinées jonchées de cadavres, l'emprunt de chaussures, l'alternance de la végétation tour à tour luxurieuse ou désertique, les hommes trébuchant dans la boue, ou cette séquence crue où Tamura abat une autochtone dans un moment de stress avant d'assister plus tard à la mise à mort d'un Japonais en reddition sauvagement mitraillé par une Philippine qui a incorporé l'armée américaine, vengeant de la sorte toute une population qu'on imagine avoir été traitée sadiquement par l'Empire du Soleil Levant. A noter que là encore Kon Ichikawa souffle le chaud et le froid en même temps car Tamura était lui aussi sur le point de se livrer, muni d'un drapeau blanc qu'il abandonnera prestement avant de faire demi-tour.

Ce genre de détails originaux, la splendeur formelle, d'un désespoir brillant comme l'ébène, l'admirable composition du comédien Eiji Funakoshi (surpassant celle un peu trop hallucinée de Tatsuya Nakadai dans La Condition de l'homme sorti la même année) et sa lente dérive vers les tréfonds de l'horreur n'ont pas perdu de leur pouvoir d'évocation malgré les décennies passées. Il suffit de comparer le film avec la nouvelle adaptation tournée récemment par Shinya Tsukamoto qui se veut plus proche du roman en tournant notamment aux Philippines (ce que n'avait pu faire son prédécesseur). Malgré ses qualités, ce "remake" repose plus sur une poignée de séquences choc et écœurantes mais n'égale pas la cohérence et la rigueur de sa progression vers l'indicible de la version de Kon Ichikawa.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Anthony Plu - le 29 février 2016