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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fenêtre sur cour

(Rear Window)

L'histoire

Reporter-photographe coincé sur une chaise roulante après un accident, L.B. Jeffries (James Stewart) passe ses journées à observer son voisinage depuis sa fenêtre. Il reçoit régulièrement la visite de son infirmière Stella (Thelma Ritter) et de sa fiancée Lisa Fremont (Grace Kelly). Ses relations avec celle-ci sont difficiles : Jeffries lui reproche son manque de goût pour l’aventure et lui ne souhaite pas vraiment se marier. Un soir, il entend un cri venant de l’appartement d’en face et voit sortir son voisin, Thorwald (Raymond Burr), chargé d’une lourde valise. Il le soupçonne d’avoir tué sa femme, et confie ses soupçons à un ami détective, Doyle (Wendell Corey)...

Analyse et critique

Le critique Jacques Goimard a dit un jour à propos de 2001 de Stanley Kubrick : "C’est le premier film depuis Intolérance qui soit à la fois une superproduction et un film expérimental." On pourrait appliquer une formule approchante à Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock : c’est à la fois un des grands classiques de l’âge d’or hollywoodien et une œuvre ouvertement expérimentale. Avec cette oeuvre, Hitchcock a réussi à livrer une réflexion très fine sur le cinéma tout en réalisant un film à suspense comme il en dirigea beaucoup au cours de sa brillante carrière. Contrairement à certaines productions ultérieures du maître du suspense (Psychose ou Mais qui a tué Harry ? par exemple), Fenêtre sur cour est en effet un film correspondant sans trop de peine aux canons "commerciaux" de l’époque (le film obtiendra d’ailleurs un très grand succès, se classant dans les vingt plus grosses recettes en salles lors de sa ressortie en France trente ans plus tard). Photographie en Technicolor, couple de stars (James Stewart et Grace Kelly, qui avaient déjà respectivement joué dans La Corde et Le Crime était presque parfait) et scénario très enlevé unissant intrigue policière et comédie romantique, Fenêtre sur cour est un film qui, pris au premier degré, offre déjà un plaisir de spectateur immense. Les dialogues du film (basé sur la nouvelle It Had to Be Murder de Cornell Woolrich, alias William Irish) se révèlent ainsi très drôles et efficaces, notamment à travers les réparties de l’infirmière Stella ou l’humour noir typiquement hitchcockien (les blagues sur le cadavre). La richesse thématique du scénario est également impressionnante puisque le film passe en revue (comme le relevait François Truffaut dans son célèbre livre d’entretiens avec Hitchcock) les différentes facettes de l’amour, au travers des habitants de l’immeuble : passion, jalousie, solitude, haine... Au centre du film, on trouve ainsi un élément de l’intrigue qui n’existait pas dans la nouvelle originale : la relation complexe qui unit Jeffries et Lisa.

Il peut être utile de revenir ici sur un personnage du film souvent un peu négligé au profit du voyeur Jeffries, celui de sa fiancée Lisa Fremont (Grace Kelly, qui choisit de tourner dans ce film plutôt que dans Sur les quais d'Elia Kazan). Sans doute moins complexe que d’autres grandes figures féminines créées par Hitchcock (de Alicia dans Les Enchaînés à Madeleine dans Sueurs froides), celle-ci se révèle quand même être un personnage passionnant. Au début du film, Jeffries déclare : « J’ai besoin d’une femme qui irait n’importe où et ferait n’importe quoi. » Petite fille gâtée, snob et mondaine, sa fiancée ne correspond pas a priori à ce portrait. Pourtant, émouvante dans son amour passionné (voir les scènes de dispute au cours desquelles le public se prend plus facilement de sympathie pour elle que pour le photographe baroudeur un peu sauvage interprété par James Stewart), elle va tenir tête à Jeffries et finalement lui prouver son esprit aventurier en allant se jeter dans la gueule du loup. On retrouve ici le même schéma que dans Les Enchaînés, où Alicia (Ingrid Bergman) devait montrer sa bravoure à Devlin (Cary Grant) afin que celui-ci cesse de la mépriser à cause de son alcoolisme. Avec Fenêtre sur cour, Hitchcock prend aussi le contrepied des clichés traditionnels puisque le personnage masculin est bloqué dans sa chaise roulante, donc passif, alors que le personnage féminin est actif et prend l’initiative. Serait-ce, à sa manière, un film féministe d’un cinéaste que l’on a souvent qualifié de sadique vis-à-vis de ses personnages féminins ?

Au-delà de cet aspect purement dramatique, le film vaut aussi bien sûr pour la passionnante réflexion qu’il propose sur le cinéma, réflexion doublée d’une prouesse technique puisque tout le film est tourné dans un seul décor (prolongeant en cela les expériences de huis clos de Lifeboat et La Corde), reconstitué en studio pour la coquette somme de 75 000 dollars. A un critique américain qui lui disait : « Vous aimez Rear Window parce que, n’étant pas familier de New York, vous ne connaissez pas bien Greenwich Village », François Truffaut (dont c’était le film préféré du maître avec Les Enchaînés) répondit un jour : « Rear Window n’est pas un film sur le Village mais tout simplement un film sur le cinéma, et je connais bien le cinéma. » Hitchcock disait quant à lui, comme en écho : « Rien n’aurait pu m’empêcher de tourner ce film, car mon amour du cinéma est plus fort que n’importe quelle morale. » Fenêtre sur cour est en effet un film sur le regard, donc sur le cinéma, sur la fascination de l’image commune à tous les êtres humains.

Comme le résume Hitchcock, c’est un film sur la "juxtaposition des symboles", c’est-à-dire le montage. Tout ceux (s’ils en restent) qui ne voient en Alfred Hitchcock qu’un vulgaire faiseur hollywoodien seraient bien inspirés de relire les pages du Hitchcock-Truffaut consacrées à Fenêtre sur cour afin de saisir à quel point le cinéaste pouvait être conceptuel : Hitchcock y cite comme principale source d’inspiration les travaux du cinéaste soviétique Lev Koulechov sur le montage. Ceux-ci partaient du principe que l’addition de deux plans différents créait un message absent de ces deux plans (effet de montage aujourd’hui appelé "effet Koulechov"). "Prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre, et il voit par exemple un petit chien que l’on descend dans la cour dans un panier, on revient à Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte ; on replace le même gros plan de James Stewart souriant, et maintenant c’est un vieux salaud !" explique ainsi le maître du suspense dans ses entretiens avec Truffaut. Fenêtre sur cour utilise donc un travail de montage très subtil : déplaçant son regard comme une caméra sur la cour, Jeffries effectue lui-même le montage de "son" film, réalisant des plans d’échelle différente selon les outils qu’il utilise (ses yeux, des jumelles, un téléobjectif) et échafaudant un scénario (le meurtre présumé) à partir d’éléments visuels. Pris au piège à la fin du film, il devra utiliser les flashes de son appareil photo pour sauver sa vie. On peut donc voir dans Fenêtre sur cour un bel autoportrait de Hitchcock : il est utile d’avoir un bon prétexte pour tourner un film (ce que le cinéaste appelait le "MacGuffin") mais l’essentiel est quand même, comme Jeffries, d’en mettre plein la vue au spectateur ! Ce que Hitchcock ne se prive pas de faire, grâce à une mise en scène classique et précise qui porte à son paroxysme le suspense lors des scènes-clés, pratiquement muettes.

Double de Hitch, le personnage de Jeffries est donc très richement caractérisé  : il est à la fois un voyeur-spectateur, un cinéaste et un cinéphile. C’est un voyeur : dès qu’il est seul, il ne peut s’empêcher de regarder indiscrètement par la fenêtre. C’est un cinéaste : il imagine et met en scène une histoire. C’est aussi un cinéphile : il observe, il interprète. Fenêtre sur cour est donc un film sur l’amour irrésistible pour les images qu’éprouvent tous les êtres humains : le personnage de James Stewart entraîne ainsi progressivement dans son voyeurisme sa fiancée et son infirmière. « Nous devenons une race de voyeurs » dit Stella au début du film : nous sommes tous des Jeffries. Ce qui explique sans doute la fascination que le film continue d’exercer sur les cinéastes et les cinéphiles du monde entier ; David Lynch, dont Fenêtre sur cour était un des films préférés, n’a-t-il pas appelé le voyeur de Blue Velvet Jeffrey ?

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par JM - le 29 novembre 2003