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Critique de film
Le film
Affiche du film

Fedora

L'histoire

Le monde du spectacle est en émoi : l'immense star de cinéma Fedora est morte, s'étant jetée sous un train. Depuis des décennies, cette beauté mystérieuse avait su préserver une aura incomparable, enchaînant les rôles prestigieux sans que le temps n'ait, semble-t-il, de prise sur elle. A la cérémonie funéraire organisée en son honneur, le producteur Barry Detweiler se souvient : de ses jeunes années, où il avait croisé Fedora au détour d'une soirée inoubliable, mais aussi des dernières semaines, qui l'avaient vu se rendre à Corfou pour tenter de convaincre Fedora de revenir à l'écran, elle qui vivait désormais recluse dans une ville sur une île discrète de la Méditerranée.

Analyse et critique

Un adage cinéphile - qui vaut ce qu’il vaut - affirme que les derniers films des grands cinéastes sont toujours dignes d’intérêt. Puisque nous ne sommes pas contrariants, mais que même avec de la bonne volonté on ne peut pas s’empêcher de trouver Buddy, Buddy (1981) au mieux parfaitement dispensable, fixons donc ici comme postulat que Fedora est le dernier film de l’immense cinéaste des faux-semblants qu’était Billy Wilder. Et à ce titre, le film en devient une œuvre passionnante.

Tout d’abord, on pourrait presque dire que Fedora est un film qui n’est pas ce qu’il semblerait être, ce qui d’une part s’accorde tout à fait avec son intrigue, d’autre part sait parfois s’avérer une grande qualité (en particulier chez Wilder, capable de cacher le plus bouleversant des drames sociaux sous les oripeaux de la comédie vulgaire - jurisprudence Embrasse-moi, idiot), mais qui pourtant ne va pas ici sans causer une forme de déséquilibre, à plusieurs égards, conférant au film une certaine étrangeté, voire une étrangeté certaine.

La première cause de la nature complexe et dégingandée de Fedora est probablement à chercher dans son origine littéraire : le roman Crowned Heads, de l’ancien acteur américain Tom Tryon (vu chez John Farrow ou Otto Preminger), était lui-même composé de plusieurs récits plus ou moins indépendants, liés par quelques personnages communs mais surtout par un climat nébuleux dans lequel évoluaient des figures de vétérans de l’âge d’or hollywoodien, des « fossiles attendrissants et pathétiques » comme l’écrivait joliment Christian Viviani dans l’article qu’il consacrait aux différences entre le roman et le film à la sortie de ce dernier. (1) C’est principalement de la première de ces histoires que se sont inspirés Wilder et I. A. L. Diamond pour écrire Fedora, en respectant une bonne partie de l’intrigue mais en y apportant leur touche personnelle.

Dans Crowned Heads, Tom Tryon ratissait large sur le motif de la star déchue, échouée ou ravagée par la folie, évoquant pêle-mêle les starlettes affadies, les enfants-stars abandonnés, les icônes de celluloïd brulées par les feux de la rampe... Fedora, elle-même, avait probablement été envisagée comme la rencontre entre Gloria Swanson, Marlene Dietrich ou Greta Garbo (la parenté avec cette dernière étant accentuée par la référence appuyée à Anna Karenine), mais pour précise que soit la biographie qu’il livrait de l’actrice, il ne l’envisageait qu’à travers une figure légendaire, abstraite et assez irréelle. Wilder et Diamond lui inventent un passé, une carrière et surtout une image : la jeunesse éternelle de Fedora peut alors se figer et circuler à travers les époques, à tel point qu’il est souvent difficile au spectateur d’associer une temporalité précise aux images qui lui sont soumises. De son bain dans l’immense piscine aux nénuphars (2) à son suicide tolstoien, de cette valse sous les lustres aux photos prises pour la remise de son Oscar d’honneur (3), il y a des années, parfois des décennies, et Fedora - pardon, l’image de Fedora - demeure pourtant toujours la même. Il faut probablement voir ici de la part de Billy Wilder une véritable profession de foi pour le métier de cinéaste, c'est-à-dire de créateur d’images emblématiques.

Qui plus est, en entremêlant constamment les chronologies de l’enterrement, de l’enquête corfiote et des multiples flash-back concernant Fedora, Wilder et Diamond confèrent au film une structure parfaitement éclatée, anti-linéaire, parfois perturbante, qui aide à amplifier le trouble et parfois même l’inquiétude. Ce faisant, bercé par sa photographie brumeuse et son récit chaotique, Fedora prend parfois des allures oniriques, voire cauchemardesques. A tort ou à raison - nous y reviendrons - Fedora a souvent été envisagé dans la continuité de Sunset Boulevard, film notoirement vénéré par David Lynch. Dans une logique syllogistique probablement abusive, on aurait presque envie de dire qu’il existe une réelle parenté entre Fedora et Mulholland Drive, deux films à l’esthétique vaporeuse évoquant l’usine à rêve hollywoodienne dans ses aspects les plus fascinants mais aussi les plus mortifères, et où la confusion identitaire (entre les personnages, mais aussi entre les acteurs et leur rôle...) participe au trouble du spectateur. Evidemment, Billy Wilder est plus pragmatique que David Lynch, et son script est, sinon plus verrouillé, en tout cas infiniment plus limpide ; mais, à leur manière, les deux films sont animés de la même conviction qu’une image vaut souvent plus que quelques milliers de mots (ce qui n’a d'ailleurs pas forcément toujours été le cas chez Wilder).

Mais la nature tourmentée de Fedora peut aussi s’expliquer par son contexte de production, qui fut lui-même particulièrement houleux. Initialement, les choses devaient être assez simples, Universal devant produire l’adaptation du roman de Tryon (sous contrat avec le studio) pour un tournage à l’automne 1976. Toutefois, échaudé par les échecs successifs des précédentes réalisations de Wilder, les responsables d’Universal imposèrent à ce dernier une pré-production extrêmement encadrée, comme lui-même n’en avait pas vécu depuis ses débuts hollywoodiens. Le cinéaste se prêta malgré lui à l’exercice, mais quand son scénario fut retoqué, il entreprit d’aller voir ailleurs : une humiliation succédant à une autre, tous les studios refusèrent le projet, jusqu’à ce qu’une vieille connaissance, Paul Kohner - un agent d’origine allemande qui avait tenté de représenter Wilder au début des années 40 -, l’aide à monter financièrement le projet, en partie avec un investissement personnel du cinéaste et en partie avec des capitaux allemands. En mars 1977, un accord fut signé pour un budget d’environ 4,2 millions de dollars, dont un peu moins de la moitié provenait de sources fiscales allemandes. Ce qui motiva chez le cinéaste ce bon mot célèbre : « Si le film est un succès, c’est ma revanche sur Hollywood, et si c’est un désastre financier, c’est ma revanche sur Auschwitz. »

L’une des conséquences de cette production européenne (la SFP participant également au projet) fut que Wilder dut s’entourer de collaborateurs de nationalités très différentes et que, pour beaucoup, il ne connaissait que très mal. Conséquence plus ou moins directe, et plus ou moins consciente, le film possède une esthétique particulière, plutôt incertaine là encore, qui emprunte au classicisme des années 50 autant qu’aux canons en vigueur dans les années 70. La photographie, notamment, due au britannique Gerry Fisher (qui avait enchaîné, les années précédentes, The Offence, Brannigan et Mr. Klein...), oscille selon les séquences (et pas toujours parfaitement à propos) entre un réalisme un peu cru et une ambiance plus éthérée dans les séquences à Courfou, comme si les paysages méditerranéens d'Avanti (4) avaient été filmés comme les landes brumeuses de La Vie privée de Sherlock Holmes... ce qui, là encore, renforce finalement la dimension très énigmatique du film. Indéniablement, Wilder avait de grandes ambitions formelles sur ce film, quelque part entre le romantisme böcklinien et l’ampleur wagnerienne, mais pour des raisons financières, il dut toutefois renoncer à certaines de ses idées les plus fortes, notamment celle visant à envelopper totalement de brouillard l’île de la retraite de Fedora (située à proximité de Lefkas). Ce ne fut pas le seul renoncement que Fedora provoqua chez lui.

La différence la plus notable entre le roman de Tom Tryon et l’adaptation de Wilder et Diamond provient du personnage du narrateur, Barry Detweiler, devenu ici producteur de films (il était écrivain dans le roman) et dont le parcours "émotionnel" a été inversé (en l’occurrence wilderisé, pourrait-on dire) : tandis que dans le roman, le faux idéaliste se révélait un opportuniste un peu cynique, il apparaît ici dans un premier temps comme un personnage amer et essentiellement intéressé, pour révéler progressivement une nature plus sentimentale et nostalgique. Surtout, il est la voix de Billy Wilder et son intermédiaire avec le spectateur : en retrait de l’intrigue, il observe, commente et se laisse progressivement ré-envoûter par l’aura et le mystère dégagés par la figure de la star.

Le choix de William Holden pour interpréter Barry Detweiler était à double tranchant, et est à l’origine de cette tentation quasi inévitable inscrivant Fedora dans la continuité de Sunset Boulevard. Wilder y avait d’ailleurs pensé, mais ne se serait pour rien au monde privé d’un tel comédien (il s’agit ici de la dernière de leurs quatre collaborations) : « Mon seul problème est qu’il allait renforcer le parallèle avec Sunset Boulevard. Mais il a un sérieux, une présence, une maturité, une solidité qui le rendaient indispensable. Vous savez que c’est peut-être le seul acteur de son âge à Hollywood qui n’a pas eu de lifting ! C’est remarquable dans une ville où, avec les morceaux de peau que l’on a coupés dans le visage d’une seule star et qui traînent par terre, on pourrait refaire cinq ou six stars. » (5) S’il n’est à l'origine pas forcément délibéré, le lien unissant Fedora à Sunset Boulevard est donc incontournable à défaut d’être totalement convaincant. Certes, les deux films évoquent Hollywood avec un angle nostalgique et plutôt désabusé, mais leurs angles d’attaque, leurs esthétiques et in fine leurs effets sont suffisamment différents pour ne pas s’appesantir sur la question. Toutefois, le cas de Holden peut servir à révéler par l’exemple l’écart patent qui peut exister entre l’idée d’un personnage et son incarnation, constat autrement plus problématique concernant la figure même de Fedora.

C’est après l’avoir vue à une pré-projection de Bobby Deerfield de Sydney Pollack que Wilder porta son choix sur la Suissesse Marthe Keller, chez qui il retrouvait la force de Bette Davis autant que le mystère de Marlene ou Greta. Dans un premier temps, Keller devait interpréter à la fois le rôle de Fedora et celui d’Antonia, mais après un accident de voiture, elle subit une inflammation nerveuse empêchant tout maquillage trop lourd et Hildegard Knef fut ainsi engagée. Les mauvaises langues prétendirent que les conséquences de cet accident furent amplifiées pour des raisons diplomatiques, la comédienne étant en réalité incapable d’endosser la stature du rôle requis. Et de fait, malgré la grande beauté et la distinction certaine de la comédienne, elle peine à convaincre qu’elle puisse être l’objet de la fascination suscitée par Fedora. En tout état de cause, un tel rôle tenait davantage - quel que soit le talent du comédien - du cadeau empoisonné : comment parvenir à créer de toute pièce les raisons quasiment fantastiques qui composent l’aura d’une star ? Très souvent, Marthe Keller a ainsi dans Fedora tendance à surjouer le charme, l’élégance ou la fébrilité, donnant une dimension parfois grotesque au personnage.

Sur le plateau, Wilder se rendit assez vite compte de l’incapacité de la comédienne à soutenir son personnage, et la tension ne cessa de grandir entre eux, lui s’impatientant et elle, en conséquence, perdant la fluidité de son anglais. Elle se sentait manipulée et trop peu soutenue par le cinéaste : si elle lui proposait d’essayer de jouer une scène d’une façon différente, il lui répondait : « Bien sûr, mais je couperai au montage. » Ses relations avec William Holden ou Hildegarde Knef n’étant que glaciales, la jeune comédienne tenta de trouver du soutien avec son petit ami de l’époque, Al Pacino, mais lors de la venue de celui-ci, Billy Wilder s’avéra très désagréable avec lui. Progressivement, le cinéaste se crispa, abandonna le chewing-gum pour reprendre la cigarette, et au bout de deux mois de tournage, après avoir vu un pré-montage grossier des séquences déjà tournées, il décida de virer son monteur... Ralph Winters, avec qui il avait travaillé plusieurs fois mais qui n’était alors pas disponible, lui recommanda alors Fritz Steinkamp, qui parvint tant bien que mal à recoller les bouts épars. Une fois la partition de l’indispensable Miklos Rozsa ajoutée au film, l’ensemble commençait à avoir de la tenue... mais un problème majeur demeurait : les voix de Marthe Keller et de Hildgarde Knef ne fonctionnaient tout simplement pas. En dernier recours, une actrice allemande, nommé Inga Busch, fut alors sollicitée pour enregistrer en studio plus de 400 lignes de dialogue, correspondant aux deux principaux rôles féminins du film ! (6) Il va sans dire que le budget initialement prévu avait explosé (quasiment doublé, en réalité) mais pour couronner le tout, la société Allied Artists se retira de la distribution américaine quelques jours à peine avant sa date de sortie.

Lorsque enfin le film sortit, Wilder avait épuisé toute son énergie à tenter d’améliorer le film autant qu’il puisse l’être, mais avait fini par renoncer, à tel point qu’il ne voulait plus entendre parler de Fedora. Certaines critiques assassines se firent les échos de la désuétude ou, pire encore, de la ringardise d’un film prêtant le flanc au cynisme facile de l’époque. Le producteur Paul Kohner défendit le film (« une pierre précieuse, qu’il faut considérer comme une œuvre importante ») mais le résuma à sa manière en disant que l’une des plus belles choses le concernant est qu’il était impossible de savoir comment le prendre. De fait, il faut bien l’avouer, Fedora est un film assez difficile à aimer, plutôt aigre et qui n’offre que bien peu de prises émotionnelles au spectateur. Comme si la jovialité de Wilder - celle qui, à partir de l’échec du Gouffre aux chimères, l’avait fait embrasser bon nombre de thématiques sombres (le deuil, la solitude urbaine, le leurre amoureux, la mascarade sociétale...) avec une ironie vigoureuse et souvent rafraîchissante - n’avait pas eu la force de s’exprimer dans un film qui, en sourdine, vient évidemment aussi raconter le vieillissement de son réalisateur. Si à première vue, il semble donc manquer quelque chose à Fedora pour qu’il soit réellement wilderien (son âcreté un peu directe peut même faire penser à du Robert Aldrich), c’est pourtant l’un des films où le cinéaste s’y révèle le plus sans l’artifice diversif de la comédie.

Dans sa biographie du cinéaste, Ed Sikov décrit comment, durant les années 70, Billy Wilder avait vécu l’émergence des cinéastes du Nouvel Hollywood, dont l’énergie et l’audace le renvoyaient à ses débuts dans le métier en même temps qu’ils faisaient de lui un homme du passé (en l’occurrence, au moment de sa découverte du Sugarland Express de Steven Spielberg, Wilder aurait déclaré : « I was Steven Spielberg, once »). Quelques années plus tard, dans Fedora, il se fait plus sévère - via le personnage de Detweiler - vis-à-vis de « ces barbus qui secouent leurs caméras dans tous les sens » : si le film est donc à ce point en décalage avec son époque de production, c’est ainsi parce que le cinéaste lui-même, morose, ne concordait plus avec le cinéma de son temps. Tout ce que Fedora véhicule comme idée du cinéma (que ce soit autour du mode de production des films comme de l’iconisation de stars au-delà du réel - après tout, dans "fabrique à rêves", il y a fabrique et il y a rêves) renvoie au Hollywood classique qu’a connu Wilder des années auparavant (7), et pas du tout à la réalité de la révolution que connaît alors le cinéma américain dans les années 70 ; et il n’est ainsi pas surprenant qu’une grande partie du public de 1978 ait boudé ce film radicalement asynchrone... Le personnage de Fedora a ainsi une immense portée allégorique dans la conception que Wilder se fait de son art : avec elle, ce n’est pas une star qui s’éteint, c’est une certaine idée du cinéma. La sienne.

Ce n’est pas forcément ainsi qu’on le formulerait, mais on peut ainsi comprendre ceux qui affirment que Fedora est un film raté : ce qui le rend fascinant ne réside ainsi pas toujours autant dans ses intentions que dans ce qu’il permet d’y projeter (et l'on pourra alors toujours se réfugier dans un autre adage cinéphile bien connu - plus contestable, peut-être - qui prétend que les films ratés des grands cinéastes valent aussi le coup d’œil). En tout état de cause, il nous semble que Fedora mérite mieux que cela ; mais ceux qui l’ont longtemps fantasmé, notamment suite à cet interminable passage dans le purgatoire de l’invisibilité, et qui attendent en conséquence le "chef d’œuvre maudit" de Billy Wilder, doivent toutefois être prévenus qu’il n’en est rien. Il s’agit d’un film bancal, probablement trop théorique et dès lors un peu froid, parsemé de fulgurances romantiques comme de véritables maladresses, mais qui a surtout le précieux mérite de témoigner du regard vieillissant d’un maître sur son art.


(1) Positif n°210, septembre 1978
(2) Probablement le plus impressionnant décor réalisé par le précieux Alexandre Trauner dans le film.
(3) Remis par Henry Fonda (il fut dans un premier temps question de Gregory Peck), il s’agit en réalité de l’Oscar personnel d’Alexandre Trauner, prêté pour l’occasion.
(4) Comme le dit Ed Sikov, on retrouve dans Fedora les cascades colorées de fleurs d’Avanti, mais il s’agit cette fois de bouquets funéraires.
(5) Extrait de l’entretien réalisé par Michel Ciment pour le n°210 de Positif, en septembre 1978.
(6) La voix de Marthe Keller fut toutefois conservée pour quelques-unes des dernières séquences du film, ainsi que pour l’intégralité du doublage français.
(7) On pourrait presque trouver une certaine ressemblance entre Billy Wilder et un figurant incarnant le réalisateur du film en costumes réunissant Fedora Michael York
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DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR: CARLOTTA

DATE DE SORTIE : 21 AOÛT 2013

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La fiche IMDb du film

Dossier : Billy Wilder à travers ses films

Critique livre : Billy Wilder de Patrick Brion

Par Antoine Royer - le 21 août 2013