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Critique de film
Le film

Falbalas

L'histoire

Paris 1944. Enlacé à un mannequin revêtu d’une robe de mariée, un homme gît, mort, au pied d’un élégant immeuble de la Rue Saint-Honoré. Flash-back : jeune couturier brillant mais dispersé, séducteur impénitent, Philippe Clarence est comme à l’accoutumée en retard pour la création de sa nouvelle collection. Insatisfait de la pièce de jersey qu’il doit travailler, il retrouve son ami Daniel Rousseau, accessoirement fils de son fournisseur, pour lui faire part de ses récriminations. A cette occasion, il fait la rencontre de Micheline, une jeune Rémoise que Daniel doit épouser trois semaines plus tard. Immédiatement sous le charme, Clarence propose de lui confectionner sa robe de mariée, et, profitant du départ de Daniel pour Lyon où sont établies les soieries familiales, il invite Micheline à dîner et entreprend de la séduire. La jeune fille ne tarde pas à succomber...

Analyse et critique

Troisième long-métrage de Jacques Becker (si on met à part L’Or du Cristobal, entrepris juste avant le début de la guerre mais qu’il renonça à terminer), Falbalas est le premier à échapper totalement au genre policier, très prisé sous l’Occupation. Ayant fait montre à l’occasion de son précédent film, l’admirable et accablant Goupi Mains Rouges, d’un talent d’entomologiste hors pair au travers de la description des mœurs d’une certaine France rurale, il était tout naturel qu’il applique ce même talent à la description d’un milieu qu’il connaissait mieux, puisque sa mère anglaise y avait longtemps évolué, celui de la haute couture parisienne.

Effectivement, par touches suggestives, Becker sait admirablement suggérer le quotidien de ces petites mains qui triment dans l’ombre sous la férule d’une contremaître égoïste et dictatoriale sous ses allures pittoresques (Jeanne Fusier-Gir : « Je n’ose pas aller trouver le patron, je vais envoyer une arpète... une arpète, ça ne risque rien ! »), comme il sait fustiger les petites mesquineries et jalousies qui sont le lot de cet univers professionnel, presque exclusivement féminin. Mais si, égal à lui-même, Becker sait faire vivre cette profusion de simples silhouettes avec une singularité confondante, s’il manifeste un véritable génie de documentariste dans la description des rites d’une maison de haute couture, il n’en demeure pas moins que ce portrait d’un certain milieu de la haute bourgeoisie parisienne d’alors nous laisse un peu sur notre faim. Nous aurions aimé un peu plus de verve et un peu moins d’abstraction dans la peinture de l’époque, surtout lorsque l’on connaît le talent hors du commun de Becker à saisir l’air du temps, comme en attestera son chef-d’œuvre absolu, Rendez-vous de juillet. Ici, les relations conflictuelles entre les générations ne sont qu’esquissées au gré des apparitions en pointillé de la tante de Micheline (Jane Marken) et le contexte socio-historique reste délibérément flou. L’intrigue prend place en 1944 mais on sent Becker constamment bridé par l’obligation de faire abstraction de toute présence de l’occupant allemand. Si Goupi Mains Rouges s’affranchissait sans heurts de ces limites, c’est parce qu’il s’agissait avant tout d’une fable, dont l’intemporalité, justement, lui permettait de fustiger les travers d’une certaine France séculaire, vivier des "valeurs" pétainistes. Pour Falbalas, l’absence de contexte historique pénalise l’acuité de la description.

Reconnaissons donc que Falbalas ne convainc pas - pas totalement - dans sa description de milieu. Il n’en reste pas moins une superbe introspection des tourments qui entourent la création artistique. « L’âme de la robe, c’est le corps de la femme. Une robe sans âme, c’est une robe qui n’a pas été pensée, créée pour personne... pour une femme. » Par cette confession exaltée faite à Micheline au soir de leur première rencontre, Clarence se dévoile totalement. C’est son inspiration qui se nourrit de la valse de ses conquêtes féminines plus que quelque appétit sensuel de monstre égocentrique et insatiable. Ainsi, lorsque Clarence annote méthodiquement et ouvertement des dates de début et de fin de ses relations "sentimentales", ces fiches bristol qu’il associe à chacune de ses créations, c’est moins par perversité ou sécheresse de cœur que par asservissement total au diktat de cette même inspiration. Que Micheline, finalement assez superficielle et inconsistante, reste imperméable à cet aveu est déjà assez révélateur du drame qui va se nouer. Jusqu’alors, Clarence ne s’était jamais trouvé contraint, au crépuscule de l’une de ses liaisons, à reconsidérer la nature même de ses sentiments. La rupture avec Lucienne, aussi orageuse soit-elle, s’était accomplie sans arrière-pensée, le couple qu’il formait avec la fière jeune femme, aussi inapte que Micheline à appréhender le processus créatif de son amant, n’étant plus viable depuis longtemps - d’où d’ailleurs, son incapacité à mener à bien sa nouvelle collection. Bien plus clairvoyante, la douce Anne-Marie, incarnée avec beaucoup de subtilité par la nouvelle venue Françoise Lugagne, avait quant à elle su taire les élans de son cœur et se muer avec compassion en fidèle et dévouée assistante, effacée sinon résignée, afin de laisser s’exprimer celui qu’elle aimait d’un amour sans condition.

La séparation avec Micheline, elle, n’a rien de naturel. C’est le retour de Daniel et la perspective d’un mariage proche qui la précipitent. Il est permis de penser que la passion de Clarence pour Micheline n’est pas en soi très différente de celle qu’il avait pu éprouver pour ses maîtresses précédentes. Simplement elle est avortée, artificiellement, alors que Clarence n’a pas mis la touche finale à son processus créatif, et ce même si la rencontre avec la jeune fille lui a permis de remettre sa collection sur les bons rails. La touche finale, c’est cette robe de mariée, qu’il devait lui confectionner, cette robe de mariée qui est le clou de toute collection et dont les spectateurs attendent patiemment la présentation avant de célébrer le génie du créateur, cette robe de mariée sur laquelle Micheline, après leur séparation, lui aura refusé tout droit de regard, cette robe de mariée dont, une dernière fois, il revêtira symboliquement un mannequin, afin de la rectifier selon ses désirs et de faire resurgir le fantôme de la jeune femme, avant, halluciné, de se jeter par la fenêtre.

D’aucuns pourront rétorquer qu’il s’agit d’une interprétation très subjective, qu’après tout Clarence était disposé à tout abandonner pour retrouver Micheline, ce qui semblerait signifier qu’elle aurait su révéler chez lui des sentiments bien réels. Mais même la fidèle Solange (la grande Gabrielle Dorziat), seule figure du film capable de lire en Clarence et de le comprendre, n’y croit pas plus que cela. Lorsque Philippe lui justifie sa décision de départ par sa volonté de ne pas blesser davantage celle qui n’est encore qu’une « jeune fille », prête à tout abandonner, alors que lui « ne laisse rien », elle rétorque que pour « une jeune fille qui a tout le temps d’avoir des complications de cœur, il en laisse lui trois cents en proie aux vertiges d’estomac. » Et de fait, comment adhérer à cette sentence ? Pourquoi Clarence s’inquiéterait-il du devenir d’une jeune fille trompée, lui qui négligea sans remords l’amour sans limite d’Anne-Marie, la conduisant au suicide ? Si Clarence peut affirmer ne rien laisser derrière lui, c’est sans doute qu’il est conscient de ne pouvoir aller de l’avant sans achever sa création, et qu’illusoirement il se persuade y parvenir en s’enchaînant davantage à cette fille.

Quoi qu’il en soit, tout le talent de Becker réside aussi dans cette faculté à conserver le mystère en n’insistant sur rien. Sa mise en scène, élégante, discrète mais savamment orchestrée au gré d’un découpage technique minutieux, fait de lui le plus digne représentant français du classicisme. Plans sages, tempo régulier et presque lent, dialogues simples dénués de toute recherche emphatique ou poétique, contrairement à beaucoup de films français de l’époque ; il n’y a rien d’ostentatoire dans Falbalas. Pourtant la chronique s’empreint peu à peu d’un tragique latent, plus douloureux que bien des mélodrames revendiqués. Comme toujours chez Becker, chaque comédien semble irremplaçable dans son rôle. C’est notamment le cas de Raymond Rouleau. Cet ancien pensionnaire du Conservatoire de Bruxelles, très à l’aise dans la fantaisie (Clarence déjà dans Dernier Atout, L’Honorable Catherine auprès d’Edwige Feuillère), s’était rarement montré à son avantage en jeune premier romantique. Il était même, avouons-le, franchement transparent dans L’Assassinat du Père Noël ou Mam’zelle Bonaparte. Il est ici comme transfiguré et communique au personnage de Philippe Clarence toute la dimension exaltée et véritablement hantée qui le rend absolument inoubliable.

Signalons que Becker, huit ans plus tard, retrouvera l’univers de la mode le temps d’une comédie merveilleuse de charme et de simplicité, portée par l’abattage de l’exquise Anne Vernon, Rue de l’estrapade, prouvant une fois de plus son talent éclectique, l’un des plus sûrs du cinéma français. Jean Servais y campait un styliste en définitive assez proche de Clarence, à ceci près qu’il s’avérait finalement homosexuel.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Otis B.Driftwood - le 30 janvier 2003