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Critique de film
Le film
Affiche du film

Etudes sur Paris

L'histoire

Paris à la fin des années 20 est une ville aux visages multiples, ô combien vivante. On y arrive en péniche, par les canaux qui rejoignent la Seine et où s'acharnent des milliers d'ouvriers. De l'Opéra à la Butte Montmartre, au rythme des monuments historiques, la traversée de la capitale donne à voir une foule changeante.

Analyse et critique

Artisan du cinéma, comme il se dénommait lui-même, né en 1891 à Bordeaux, André Sauvage est arrivé à Paris juste avant la Première Guerre mondiale pour embrasser une carrière de poète. Touche-à-tout aux talents fous, il se faisait une haute idée de la place de l'artiste dans la société et de ses possibilités d'expression, toutes formes confondues. Si « Choisir c'est vieillir » comme l'affirmait Philippe Soupault dans Les Dernières nuits de Paris, André Sauvage est resté jeune longtemps en dépit de l'ombre qui recouvre son oeuvre cinématographique et littéraire...

Avant l'aventure cinématographique, Sauvage employa tous les moyens dont il disposait et ils étaient nombreux. Musicien, il a commencé par gagner sa vie dans quelques cabarets bordelais. Poète, ami de Robert Desnos et de Max Jacob avec qui il entretint une correspondance, il n'a cessé d'écrire jusqu'à sa mort en 1975. Ecrivain, dépossédé de son premier roman par un éditeur (membre du Goncourt) alors qu'il avait reçu l'appui amical d'André Gide et de Jean Cocteau, il possédait une plume alerte qu'il employait tour à tour à l'écriture de nouvelles, contes, scénarios, notices sur les films et le cinéma en général.

Avant d'être reconnu comme cinéaste et pionnier du documentaire, André Sauvage est pris par l'effervescence du milieu artistique et cinématographique des années 20. Il fréquente les cinémas, découvre la technique et, à partir de 1922, participe à l'aventure du cinéma d'animation par sa collaboration à l'atelier Fantasia aux côtés du poète et cinéphile Pierre Matras avant de lancer sa propre affaire avec le dessinateur Jean Varé. Tous ces films ont disparu...

Complice de Jean-George Auriol et de Jean Tedesco, ses films sont programmés au Vieux-Colombier aux côtés de ceux de Charlie Chaplin qu'il admire, d'Abel Gance dont il fut premier-assistant sur La Fin du monde et des oeuvres emblématiques de l'avant-garde.

André Goerg à Cély et La Traversée du Grépon

De 1924 à 1926, Sauvage réalise un court métrage de fiction Edouard Goerg à Cély puis le documentaire-pionnier La Traversée du Grépon, un des premiers jalons du film dit de montagne. Ce film remporta un vif succès à sa sortie mais il fut volé et après bien des recherches, il fallut se rendre à l'évidence qu'il n'en resterait rien sinon les quelques chutes qui figurent en bonus du coffret Carlotta. Après ces déboires, Sauvage est cependant prêt à se lancer dans un nouveau projet.

En 1927, il fonde sa propre maison de production, André Sauvage et Cie. Il rassemble des fonds et part en Grèce pour y tourner un long métrage le temps de l'été. Dans la pure tradition du voyage en Orient, sorte de rite poétique, Sauvage y exalte son propre imaginaire, sa quête de la beauté classique et sa recherche d'un nouvel axe cinégraphique. « La beauté grecque n'est pas une invention d'artiste. C'est une réalité, et qui dure. » Le montage fait apparaître de nombreux fondus enchaînés entremêlant personnages authentiques et traces d'un passé mythique. Est-on dans l'éternel, le temporel ? Les deux semble-t-il, tout passe, tout demeure. La vie suit son cours. Ce n'est pas que le temps soit aboli mais Sauvage lui laisse la place en enregistrant des instants d'impondérable. Il y a de la candeur dans ce regard, doublée d'une attention, d'une présence active. Il croit aux possibilités de « l'œil de verre » d'exprimer son rapport au monde. « C'est dans le documentaire que le vrai cinéma s'est le plus souvent montré. Un visage, traité hors de la façon documentaire, n'est-ce pas presque insupportable ? Le cinéma est avant tout - condition sine qua non de son existence - vrai. Il est l'art du réèl. »

En Grèce, Sauvage filme également son propre désir de cinéma, désir de caresser la beauté classique des temples, des statues greques, de la lumière méditerranéènne. Ce désir s'exprime à plusieurs reprises, à la faveur d'une ombre projetée sur le mur où l'on découvre le cinéaste et son engin au travail. Puis, le vestige d'une sculpture devenu objet phallique par le travail du temps et enfin une gravure qui dessine le sexe masculin, deux sphères et un membre tendu gravés sur la roche. Conscient de ce qu'une oeuvre est toujours le portrait de l'artiste, Sauvage y met du sien et dépasse le simple document constitué de faits visibles et enregistrés.

Après la beauté antique, Sauvage esquisse aux côtés de Man Ray, Kiki de Montparnasse et l'émule Jean-Georges Auriol, un projet de film à caractère surréaliste : Fugue. Alors qu'il est rappelé à l'ordre par le banquier actionnaire de sa société, qui l'enjoint à ne pas persévérer dans cette voie, le projet tombe à l'eau. Sauvage ne baisse pas les bras et se consacre à l'écriture de scénarios, de nouvelles, de contes. Dans son roman La Nouvelle Julie édité en 1928, il narre l'histoire d'amour impossible entre une jeune femme et un projectionniste. L'atmosphère d'une projection y est dépeinte avec une ferveur pénétrante : « Ah ! Qui aurait pu voir ces bouches ouvertes, ces cous tendus, ces corps oublieux d'eux-mêmes, ces yeux piqués d'étincelles, eût pu croire qu'il se passait sur l'écran quelque aventure majestueuse, quelque drame débordant […] Ce qui donnait à la représentation de cette pauvre existence un pouvoir de pénétrer si profondément, d'absorber si totalement, une atmosphère d'illumination, sans limites, c'étaient ces jeux de clartés, ces tourbillons de faisceaux lumineux, les caresses des ombres, et le souffle étincelant de l'écran, vivant lui aussi, mais d'une vie plus simple, plus élémentaire que celle de l'homme. » Ce qu'éprouvait Sauvage face au spectacle d'une projection n'a d'égale que ce qu'il ressentait lorsqu'il filmait. «  Il suffit d'être éloigné des choses de quelques mètres pour que tout prenne un aspect enchanteur. » Mots-manifestes qui dénotent une pensée en ébullition au contact de toutes choses dignes d'être pensées, éligibles à la sensation de l'artiste. « Vous vous rendez compte de l'extraordinaire attrait de l'inutile » disait-il à l'heure de La Traversée du Grépon. De l'ascension montagnarde à l'élévation de l'oeil, il y a le regard d'André Sauvage, un regard à la fois concentré et porté vers le monde.

Si « tout peuple est une fleur géographique » comme l'écrit Sauvage après son portrait de la Grèce, il s'attelle dès 1928 à extraire la quintessence du jardin qu'est Paris. Ce projet est annoncé en septembre par Les Cahiers du Sud dans un article signé de l'ami Jean-George Auriol qui prédit que Sauvage « fera voir tout ce qui dans la réalité a été seulement aperçu. »

Rejoignant un mouvement sans étiquette mais bien d'époque, celui des symphonies urbaines après les oeuvres émblématiques de Julius Jaenzon, Paul Strand et Sheelers aux Etats-Unis ou celles de Walter Ruttman et d'Alberto Cavalcanti sur le vieux continent, Sauvage entreprend une vaste étude qui nécessite du temps, « un voyage de plusieurs années. » Il s'agit pour lui, d'un « travail de longue haleine » afin de restituer Paris « en inattendu, en humanité, en beauté. » Sauvage entreprend quelques études qui constituent des courts métrages : Paris-Port, Nord-Sud, Petite-Ceinture, Les îles de Paris, de la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève, lieux eux-mêmes divisés en neuf sous-parties, telles sont les coordonnées qui orientent le « grand voyage cinégraphique » de Sauvage sur cette « immensité » qu’est Paris.

Chaque étude constitue la partie d’un grand organisme reconstitué par le cinéaste au fur et à mesure. Cette méthode proposée par Sauvage permet de rassurer les financiers. Dès qu’une étude est réalisée, montée, elle peut être exploitée. Système autonome de financement singulier et plutôt précurseur qui pose le personnage Sauvage en artisan du cinéma, ancré et pragmatique, juste contrepoint de son approche poétique et ambitieuse du projet.


De la même façon qu'en Grèce, la mer incarnait le lien primordial, la Seine est le moyen de locomotion par lequel on entre dans le territoire filmique de « Paris-Port ». Cette longue ouverture, une des plus belles séquences du programme, nous emporte vers Paris donnant à voir la vie des hommes autour de cet élément premier, l'eau. On y découvre l'activité humaine, les métiers, le labeur, les gestes des travailleurs pris dans le rythme déterminé de l'écoulement du fleuve.

Par un travelling en temps réel à bord d'une péniche, le cinéaste enregistre le passage souterrain longeant le Boulevard Richard Lenoir comme un passage entre deux mondes percé dans sa longueur par des puits de lumières qui éclairent cette séquence dans l'intermittence de leur apparition. Cette séquence d'anthologie impressionna les spectateurs d'alors, à commencer par les frères Prévert qui reprennent l'idée dans leur Paris-Express. Henri Tracol déclare que cette séquence est « un spectacle d'une nouveauté absolue, l'une des plus belles réussites du cinéma. »


L'étude suivante, « Nord-sud » nous promène de la Porte de Versailles au nord de Paris en passant de Montparnasse aux environs de Saint-Germain puis du Carrousel à La Madeleine et, dans la seconde partie, d'Opéra vers Montmartre après avoir posé son trépied du côté de Saint-Lazare. Tous les motifs d'une urbanité effervescente s'expriment en plans courts et rapides. Sauvage filme aussi bien les hommes, les monuments, les enseignes, les cheminées, la publicité, les transports en commun, les jeux forains que les motifs comme les roues, les cercles, les jambes, les mannequins en vitrine...

A cette époque, faire du documentaire c'était se situer entre deux écoles : l'école populiste et l'école de Paris. Or, Sauvage ne se reconnaît ni dans l'une ni dans l'autre et ne rejoint pas non plus la tribu des surréalistes. Pas de poésie sur le dos du petit peuple ni de critique acerbe de la bourgeoisie. Le cinéaste capte les émotions qui circulent à fleur de monde et sur le visage des gens...

Troisième étude, le court intitulé « Petite-Ceinture » s'attarde sur les usines du nord et circule de la Porte de la Chapelle à la Porte Maillot composant un parcours de 35 kilomètres jusqu'au bois de Boulogne. Lorsque Sauvage entreprit ce tournage, il se proposait d'approcher la cité « d'abord par le pittoresque avant d'essayer d'atteindre l'âme. » Son découpage topographique et déambulatoire forme une sorte de spirale menant au cœur de la cité. Les deux derniers volets de cette fresque illustrent le poumon et le cœur de la ville : les « Îles de Paris » et leurs séquences aérées de pauses, d'instants suspendus ; « De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève » où les statues de poètes au détour des jardins et des fontaines dénotent un ton flâneur. Paris qui pense, qui rêve, qui travaille, qui se repose, qui vibre. Paris qui naît de la Seine et repart au minéral...

Hélas, après quelques mois à arpenter la cité alors qu'il avait « à peine posé quelques couleurs » sur sa palette, les finances se retirent. C'est le début d'un nouveau cycle de déception pour Sauvage. Au retour d'un voyage en Allemagne où il présente son Portrait de la Grèce, Sauvage apprend que les études sont bloquées par le comité de censure représenté par Paul Ginisty, responsable déjà de l'interdiction du Cuirassé Potemkine d'Eisenstein. Pour quelques images de miséreux, de prostitués et en raison du caractère documentaire de l'oeuvre, Sauvage doit se défendre longuement avant d'obtenir l'autorisation de diffusion en France. Les films sont finalement projetés au Vieux-Colombier, séparément puis rassemblés en un programme salué par l'avant-garde. Les Etudes sur Paris ont bel et bien constituées, en leur temps, un projet ambitieux dont les ailes furent coupées par des financiers qui ne tinrent pas leurs engagements.

En dépit du rythme du montage soutenu, il émane des Etudes sur Paris une grande douceur. Jean-Pierre Jeancoulas donne une clé pour apprécier la méthode Sauvage en ce qu'il suit « l'intuition par laquelle le film se construit au fur et à mesure du tournage, en laissant venir à lui les événements. […] Cinéaste se soumettant à la vie, Sauvage laisse à la nature le soin de dicter son scénario ainsi que le rythme de son film. » Il faut dire que Sauvage était déjà guéri de l'imposture et ne cherchait plus à donner le change avec des trucs et des tocs superfétatoires.

Après La Traversée du Grépon, il annonçait la couleur : « les grandes impressions des montagnes commencent là où s'arrêtent l'intelligence. » Les impressions qu'il souhaita immortaliser sur la pellicule du film suivant sont bloquées elles aussi par une maldonne du sort qui précipite la carrière de cinéaste de Sauvage et reste sa plus grosse déception artistique : l'aventure de « La Croisère jaune ». Maudit soit l'argent roi au grand pays cinéma...

« Je n'ai pas cessé de travailler et de lutter. Pour le reste, voyez mon film. » De l'oeuvre d'André Sauvage, il ne reste que de rares vestiges visibles. Pourquoi André Sauvage est-il resté sur le carreau de la Belle Epoque alors qu'il a côtoyé et œuvré aux côtés de celles et ceux qui en ont fait la légende dorée, faisant de l'artiste multicarte, antihéros malgré lui, un héros de l'ère classique plongé dans un monde aux valeurs mouvantes ? Il faut bien un livre pour le découvrir et cet ouvrage existe grâce à Isabelle Marinone, auteur de l'essai « André Sauvage, un cinéaste oublié. De la traversée du Grepon à la Croisière jaune » paru chez L'Harmattan en 2011.

Dans les salles

L'édition du coffret Carlotta est doublée d'une sortie en salles avec la participation de l'ADRC, l'Agence pour le Développement Régional du Cinéma. Outre des ciné-concerts, l'Agence soutient la contribution d'une jeune compagnie, Les Fileurs d'écoute qui propose une forme inédite d'intervention en direction du 7ème Art. Livrant une nouvelle approche des lectures en cinéma, Les Fileurs d'écoute évoquent l'univers d'André Sauvage et celui du Paris des années 20 et 30 en composant une partition à deux voix nourrie des textes du cinéaste-romancier, de poèmes et de musiques, dans une forme proche du benshi. Nous vous invitons vivement à découvrir leur travail sur leur blog !

Distributeur : CARLOTTA

Date de sortie : 10 octobre 2012

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La fiche IMDb du film

Par Cindy Rabouan - le 16 octobre 2012