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Critique de film
Le film

Esclave de l'amour

(Raba lyubvi)

L'histoire

Loin des agitations de Moscou, une équipe de cinéma tourne Esclave de l'amour, un mélodrame mettant en vedette Olga Voznesenskaïa, idole de son temps. Ce petit monde surmonte comme il peut les difficultés inhérentes à la vie de plateau, avant d'être peu à peu rattrapé par la guerre civile...

Analyse et critique

Ce nouveau projet est né de manière singulière, des cendres d'un film intitulé Nechaïannye radosti (Les Joies improbables), coécrit par Andrei Konchalovski et laissé inachevé en 1972, suite à des divergences entre la production et le réalisateur Rustam Khamdamov. Sollicité deux ans plus tard pour reprendre le tournage avec le maigre budget restant (300 000 roubles), Mikhalkov accepte la commande. Par respect pour son confrère et désireux de réaliser une œuvre personnelle, il refusera cependant d'utiliser le matériau déjà tourné, ce qui ne l'empêchera pas par la suite d'être accusé d'avoir volontairement évincé Khamdamov. Le scénario est entièrement réécrit avec la collaboration d'Adabachian. Le film sera tourné en six semaines à Odessa et en Crimée. Il est intéressant de noter que Pavel Lebechev mettra au point à cette occasion un procédé pour améliorer la sensibilité du Sovcolor dont ils disposent, certaines scènes baignant dans la lumière tandis que d'autres osent d'audacieux clairs-obscurs.

En dehors des costumes conservés par la production, l'actrice Elena Soloveï est la seule rescapée du tournage initial. Elle deviendra pour quelques temps l'égérie du réalisateur, incarnant de fragiles figures de femmes dans ses films suivants. Son rôle s'inspire ici de Vera Kholodnaïa, star du muet ayant réellement existé et qui était le sujet du scénario d'origine. Mais Mikhalkov ne tourne pas un biopic. Il a vu dans ce projet une nouvelle opportunité pour mêler drame et nostalgie et tenter une belle réflexion sur l'art et la vie. Il reconstitue amoureusement une ère révolue, celle des pionniers du septième art, dans une atmosphère de partie de campagne parfaitement tchekhovienne, agrémentée par la musique et les chansons toutes en délicatesse d'Artemiev. Du producteur au caméraman, c'est tout le petit monde des artisans du cinéma qui prend vie, et le tournage s'avère riche en mésaventures plutôt comiques : la pellicule vient à manquer, le réalisateur s'inquiète de son embonpoint, l'écriture du scénario s'improvise, l'acteur principal se fait attendre, un autre possède une voix ridicule, etc. On s'amuse, on farniente au soleil, et parfois les prises sont interrompues par les visites de courtoisie du chef du contre-espionnage qui loge en face... Tout cela a clairement pour but de nous distraire et d'endormir notre vigilance. Car derrière le film en costumes, derrière cette vision romantique d'un métier, c'est le passage d'un état à un autre que Mikhalkov veut capturer. Il filme là les derniers soubresauts du tsarisme, les dernières heures d'un monde déjà fini et qui s'acharne à faire durer le présent. Les Bolcheviques sont déjà sur Moscou, la riposte de l'armée est impitoyable. C'est la famine, les biens sont confisqués. Les nouvelles n'arrivent encore que par le train mais bientôt la guerre va s'inviter sur le plateau. Le film dans le film, intitulé « Esclave de l'amour », est un mélodrame bourgeois déjà désuet. L'équipe de tournage s'est volontairement réfugiée dans une fiction hors du temps, tournant à la campagne loin des bouleversements de la capitale. Le cinéma comme distraction, comme moyen d'évasion, n'est qu'un leurre. Dès la percutante scène d'ouverture, il est démontré qu'il ne peut servir de havre contre la violence et les agressions du monde extérieur. Et chacun se retrouve impliqué par la force des choses.

Victor nous a d'abord été présenté comme opérateur du film, mais ce n'est qu'une couverture pour dissimuler ses activités bolcheviques. Il mène en plus un douloureux combat intérieur entre son engagement politique et son amour pour Olga. C'est typique du cinéaste que de mettre en scène des personnages tiraillés par des élans contradictoires et qui rechignent à écouter leur cœur, au risque de se détruire. Mikhalkov ne cesse de cadrer ses personnages à travers des fenêtres, devant des affiches, des peintures, des portraits, autant de cadres qui à la fois les enferment et ouvrent sur un possible ailleurs. Olga est une star au comportement fantasque qui vit au-dessus du monde. Elle ignore superbement la réalité, préoccupée uniquement de ses amours, se souciant à peine de ses enfants. Elle ne connaît que l'idolâtrie des spectateurs auxquels elle cède facilement, étouffant vite ses rares élans d'humanisme.

Le film bascule dès lors que Mikhalkov introduit d'authentiques images d'archives montrant les conséquences de la "Terreur blanche", exactions commises à cette époque par l'armée, arrestations et exécutions sommaires, population contrainte à l'exode. C'est cette réalité brute, incontestable, qui va enfin impressionner Olga, elle qui jouait le rôle d'une aveugle, ignorante des mensonges et des manipulations de son époux. Il est d'ailleurs significatif qu'à la suite de la projection de ces images, Mikhalkov continue à filmer les réactions de ses personnages en noir et blanc, comme si cette cruelle réalité déteignait encore quelque temps sur leur regard (et le nôtre, puisqu'à cet instant nous partageons le même rôle de spectateurs). Mais s'il dénonce les crimes de l'armée, il évite ici encore de verser dans la surenchère patriotique. Même si les dernières répliques d'Olga (« Vous êtes des animaux ») ont été imposées par la production pour rendre plus explicite le message, le discours politique est aux abonnés absents. Seuls les actes comptent et les Bolcheviques du film luttent d'abord contre la tyrannie. C'est surtout le destin des personnages qui intéresse le metteur en scène. De star égoïste, Olga est devenue femme émouvante. Face au miroir, elle révèle sa vraie sensibilité et cesse de jouer. Seule et miraculeusement intouchable, elle s'engage littéralement sur les rails d'une autre existence. Elle voit enfin la violence qui a peu à peu gagné son monde, mais demeure incapable de la comprendre, refuse de la comprendre. Elle conserve jusqu'au bout le même regard halluciné et lointain. En cela elle apparaît peut-être finalement plus humaine que jamais.

Œuvre d'une grande richesse, véritable montagne russe d'émotions, Esclave de l'amour connaîtra à juste titre un grand succès et obtiendra de nombreuses distinctions dans des festivals.


Les autres films du coffret Mikhalkov n° 1:

Le Nôtre parmi les autres

Partition inachevée pour piano mécanique

Cinq soirées

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Elias Fares - le 28 janvier 2010