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Critique de film
Le film

Entre le ciel et l'enfer

(Tengoku to jigoku)

Analyse et critique


Entre le ciel et l’enfer constitue assurément une date essentielle de l’histoire du cinéma japonais, mondial, ainsi que de ce que l’on pourrait qualifier du cinéma de genre. Au début des années 1960, le cinéma japonais reste très puissant et actif, mené par des cinéastes classiques ou appartenant à la nouvelle vague du moment, et tous plus inventifs et remarquables les uns que les autres. L’archipel, quant à lui, connaît ses premiers émois difficiles avec le régime américain en place. Alors que le géant à la bannière étoilée tente de repenser et rigidifier son partenariat militaire avec le pays (par le biais de bases armées censées permettre l’appui d’une politique agressive aux portes de l’Asie, face aux deux géants communistes qui génèrent de sérieuses inquiétudes chez les Occidentaux), la culture même des Etats-Unis a été largement adoptée et assimilée par les populations japonaises. Le traditionalisme fort du pays, expliqué par un passé historique complexe et orgueilleux qui remonte à plusieurs siècles, se marie difficilement quoique généreusement avec un présent culturel américain massif et très opportuniste. Le Jazz, le rock'n’roll, le Coca-Cola, la mode vestimentaire et bien d’autres éléments sociétaux (sans oublier une politique américaine hyper novatrice menée dès 1945, en son temps par le général Douglas MacArthur, et dotant le pays d’un progressisme effréné) secouent le Japon et se retrouvent bien évidemment dans son industrie cinématographique. La greffe prend, mais partiellement, toujours tenue à une certaine distance d’un modèle japonais décidément coriace et surtout présent dans chaque conscience.


Au cinéma, la chose apparaît selon les mouvements, les genres et les cinéastes. Un genre tel que le chambara (le film de sabre, afin de simplifier certes un peu grossièrement le trait) ne présente presque aucune aspérité américanisée. A l’inverse, le polar et le drame en font parfois la démonstration indéniable. Akira Kurosawa a depuis quelques années assimilé certains traits de la culture américaine, notamment depuis que le cinéma japonais s’est ouvert au monde entier. En raflant le Lion d’or à la Mostra de Venise et l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood au début des années 1950, Rashômon, bientôt suivi des Sept Samourais, a rendu populaire ce cinéma nippon auprès d’un Occident sous le choc. Désormais, la cinéphilie et les festivals sauront lui faire une place de choix, en découvrant peu à peu d’autres cinéastes et d’autres tendances. Kurosawa n’a visiblement pas hésité à laisser sa sensibilité progresser en ce sens. Le très épique La Forteresse cachée réservait une dynamique proche du western américain, tandis que le très désespéré Les Salauds dorment en paix prenait très visiblement ici et là les influences du cinéma noir européen et américain. Ou de l’art de conserver son identité profonde de cinéaste japonais tout en s’ouvrant à des cinématographies occidentales populaires et riches en substance. De très gros succès qui se succèdent donc en une série de films mythiques desquels émergent, respectivement en 1961 et en 1962, deux chambara qui vont faire date : Yojimbo et sa suite, Sanjuro. Le premier projette le genre dans un contexte simili westernien (1) qui fera d’ailleurs les beaux jours de l’explosion du western italien (2), avec son ironie mordante et sa sombre stature d’anti-film héroïque. Le samouraï sale et buté, roublard et grande gueule, fera dès lors son apparition, pour le plus grand bonheur d’un public totalement conquis. Le deuxième, plus philosophique et équilibré, lyrique et soigné, bref, bien plus réussi encore, obtiendra le même triomphe en lançant le personnage dans d’autres directions.

Au comble du succès, Kurosawa s’apprête ensuite à revenir au genre qui a fait certaines de ses plus belles heures, le film noir, social et bien évidemment humaniste. Chien enragé et Les Salauds dorment en paix furent deux superbes prédécesseurs à ce nouvel opus, tout en pratiquant deux terrains très différents. Le premier prenait place dans un cadre quasi-naturaliste issu d’un Japon de l’immédiate après-guerre, doté d’une liberté de ton inouïe et d’une essence émotionnelle plaçant la réussite du film parmi les plus remarquables de son auteur. Le second, plus réfléchi et beaucoup plus préparé, préférait l’échelonnement de longues séquences de bravoure techniques concentrées autour d’une intrigue fleuve plus théâtralisée. Deux films qui, chacun à leur manière, participent à la compréhension de l’ensemble de la structure de ce troisième film noir qu’est Entre le ciel et l’enfer, tout en lui préservant son originalité propre et ses fulgurances narratives et artistiques. De fait, cela permet à Kurosawa de concevoir un film policier à tendance sociale unique en son genre, réussite majeure de son œuvre, occupant même sans aucun doute le podium de sa filmographie, et mettant en lumière des références culturelles anglo-saxonnes et européennes diluées en un grand mélange des registres cependant éminemment japonais. L’occasion de surcroît de voir à l’œuvre deux acteurs parmi les plus fabuleux que le cinéma mondial ait jamais comptés dans ses rangs : Toshiro Mifune (ici dans son quinzième et avant-dernier film avec son cinéaste fétiche) et Tastuya Nakadai (en mode mineur, à cent lieues de ses prestations les plus fiévreuses, mais d’une justesse de ton irréprochable). Un fabuleux film policier composé de trois parties distinctes, certes, et qui paraîtront peut-être légèrement didactiques à certains spectateurs, mais qui, une fois observées à la lumière de l’ensemble du film, se répondent indiscutablement les unes les autres, tout en créant donc une cohérence générale qui souffrirait à n’en pas douter si elle devait être conçue autrement.

Attention, cette chronique révèle les rebondissements de l'intrigue et la nature de son issue.

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L’espace dramatique : la théâtralité des concepts


Le film s’ouvre sur un conseil d’entreprise intime, tenu chez le personnage principal, Gondo, lui-même gérant et détenteur de parts importantes sur la société fabricante de chaussures pour laquelle il travaille depuis longtemps. Les tractations discutées ce soir-là sont orageuses. Gondo souhaite ne rien renier de la qualité de sa production, à l’inverse de ses partenaires commerciaux, bien décidés à engranger tout profit potentiel autour de nouvelles méthodes de fabrication bien moins coûteuses et de moins bonne qualité. On y perçoit déjà la fracture qu’il peut exister au sein même d’un trust moderne, entre les anciens, décidés à soigner leur image de marque et surtout celle de la société pour laquelle ils ont donné leur vie entière, et les financiers extérieurs, dopés au profit. La réunion se clôt sur une discussion houleuse laissée en suspens. Ses invités partis, Gondo annonce à son bras droit qu’il a un atout dans sa manche : il a tout hypothéqué, de sa maison au moindre objet lui appartenant, afin de racheter les parts de certains autres actionnaires, dans le but de devenir majoritaire. Un coup de poker qu’il s’apprête à tenter, mais qu’il est certain de remporter. Un coup de téléphone retentit, une voix lui annonce que l’on a enlevé son fils. Ce dernier ne lui sera rendu que contre une phénoménale somme d’argent, à hauteur de 30 millions de yens. Gondo accepte sans hésiter, sachant qu’il s’agit là de sa ruine évidente. Quelques minutes plus tard, un coup de théâtre vient rebattre les cartes. Le kidnappeur s’est trompé, il a enlevé le fils du chauffeur de Gondo. La décision change immédiatement, et la police est directement appelée sur les lieux. Celle-ci prend en charge cette affaire compliquée, et doit faire face à un homme mystérieux et visiblement arrogant qui a bien compris qu’il s’était trompé d’enfant. Peu importe, sa demande ne change pas : Gondo devra payer la somme pour que l’enfant soit rendu vivant à son père. S’engage une réflexion intense concentrée au cœur d’une situation dédaléenne. Gondo doit-il payer pour sauver le fils de son chauffeur ? Doit-il accepter de tout perdre pour cela ?


La première partie du film est construite à la façon d’une pièce de théâtre, respectant dès lors précisément la règle des trois unités : lieu, action, temps. Il faut observer avec quelle acuité Kurosawa fait preuve d’une construction esthétique, et par ce biais forcément thématique (chez les grands cinéastes, la forme est toujours liée au sens), à la sobriété exemplaire et au découpage d’une précision d’orfèvre. Une pièce, le salon (les autres pièces de la maison étant à peine effleurées par la caméra) servira d’unique décor à la tension croissante et aux "croisements" des personnages au sens littéral du terme. Il est étonnant de constater comment le cinéaste parvient à faire se rencontrer les différents personnages et pourtant à ne jamais les confronter l’un à l’autre. Ainsi les protagonistes (Gondo, sa femme, le chauffeur, les policiers) sont-ils toujours filmés dos à dos. L’immense majorité des plans les montre se croiser, prendre place et regarder dans des directions opposées tout en s’adressant la parole. Kurosawa gère ses personnages dans un même espace, mais les sépare d’un mur invisible, constitué par la place sociale de chacun. Le chauffeur ne parle à son patron de face que lorsqu’il se prosterne presque devant lui, y compris lorsque Gondo lui tourne le dos. Les policiers, constitués par la classe ouvrière et moyenne du pays, agissent en observateurs. Leur travail est de retrouver l’enfant, pas d’obliger Gondo à verser l’argent. Cependant, plusieurs fois le policier chargé de l’enquête et menant son équipe, à savoir le très professionnel détective chef Tokura, suggère-t-il à Gondo de verser l’argent afin de faciliter le retour sauf de l’enfant. L’argent pourra ensuite être récupéré dès que tous les moyens pourront enfin être mis en œuvre.

La police effectue donc entièrement son travail autour de la vie de l’enfant. Ils font partie d’un univers séparé de Gondo qui, lui, joue son existence, celle de sa famille, ainsi que tout le travail acharné qu’il a fourni pour en arriver là. Toute la difficulté est de faire abdiquer cet homme, dont l’existence a démarré modestement (on devine plusieurs fois, au cours des dialogues et de la tension régnante, que Gondo vient des quartiers défavorisés), afin qu’il donne l’argent pour le secours de l’enfant. L’humanité de Gondo, bien que masquée sous ses responsabilités d’homme d’affaires, ne fait aucun doute. Si verser cet argent lui était possible sans remettre en cause tout ce pourquoi il s’est battu, il le ferait sans hésiter. Mais sa position sociale ayant évolué à la force du poignet, et risquant désormais de tout perdre, le geste tant espéré devient maintenant dialogue impossible, situation figée. L’argent, moteur de la société, devient ici l’emblème spéculatif et déraisonnable qui empêche un homme haut placé de sauver une vie humaine. Par de multiples procédés, Kurosawa montre la terrible responsabilité qui pèse alors sur les épaules d’un homme riche, notamment concernant des décisions qui peuvent changer la vie d’autrui. Il ne s’agit plus d’un business mené par téléphones interposés, mais bien d’un face-à-face avec ses propres paradoxes, ses contradictions et sa conscience d’être humain.

La police, attablée près d’un système d’écoute téléphonique, ou bien couchée sur un canapé permettant quelques heures de sommeil, démontre un professionnalisme rigoureux et remarquable à tout point de vue. Mais elle ne peut rien contre les castes sociales qui ralentissent ici un processus de sauvetage qui ne dépend pas uniquement de leur savoir-faire et de leurs techniques d’investigations. Cette première partie traite donc d’une impasse qui peine à évoluer. Il est important de constater que Gondo est au centre de la diégèse, et que l’ensemble des agitations de celle-ci tourne autour de sa personnalité et de ses réactions. Autour de lui, un monde autre, celui de la pauvreté. Le chauffeur, mis à l’écart, ou bien encore la police, d’une neutralité franche (jamais un mot plus haut que l’autre, toujours dans le conseil et la suggestion aidant à mieux comprendre la nécessité de leur action et de leur labeur), sans oublier le kidnappeur, incarné par une voix seule. Cette voix qui donne des ordres, dont celui de verser l’argent, et qui laisse fort visiblement émerger la rage d’une caste défavorisée contre le monde d’en-haut, celui des riches. En ressortent les premières estimations de la police à propos de la personnalité de cet homme, et dont la plupart s’avéreront assez juste : la condition sociale de l’homme, mais aussi sa colère, son empressement à dominer son adversaire et l’envie bien visible de lui nuire, de la réduire à "rien", de l’écraser sous le poids de la pauvreté à son tour. Tokura et ses hommes en viennent également à l’idée, mentionnée à plusieurs reprises, que cet homme est un fou, un maniaque. La suite nous démontrera que l’idée, si elle n’est pas sans vérité, s’avère néanmoins discutable. Autour de la maison de Gondo existe une ville, Yokohama, que l’on ne voit que de ses fenêtres : lointaine, s’étalant à perte de vue comme un champ fertile d’ouvriers anonymes, de maisons vétustes par milliers, et desquelles ressortent ça-et-là les fumées d’usines et les immeubles d’entreprises. Du haut de sa colline, Gondo domine la ville et les pauvres, sans toutefois les voir. Son balcon donne sur l’horizon et rien ne force son regard à donner vers le contrebas, rempli de gens à la condition plus que modeste. Et si le rideau que les policiers lui demandent de fermer entièrement tout autour de son salon sert effectivement à cacher leur présence aux yeux du kidnappeur, celui-ci étant probablement en train de surveiller les allées et venues chez l’homme d’affaires, il permet aussi à Kurosawa de séparer la situation sociale de Gondo du reste du monde. Un rideau fermé, duquel aucun regard ne semble lancé vers l’extérieur.

Ce fameux rideau sera par ailleurs constamment ouvert par la suite, lorsque l’enfant aura été retrouvé, symbolisant par-là la réouverture d’esprit du personnage désormais obligé de faire face à ses nouvelles obligations : celles d’un homme ruiné qui devra sans doute tout reconstruire. Notons que sa femme l’exhorte à donner l’argent dès les premières minutes, elle qui pourtant n’a jamais connu que le confort. Venant d’un milieu bourgeois qui l’a toujours préservée, elle ne sait pas ce qu’elle a à perdre, et c’est ce qui, paradoxalement, lui donne la force soudaine et nécessaire afin de faire ce sacrifice. Le reste appartient à l’instinct maternel qui souhaiterait protéger tout enfant en danger, peu importe leur condition sociale originale. Chose étrange pour un spectateur occidental, la police semble ne s’adresser qu’au riche homme d’affaires, alors que le père de l’enfant est clairement laissé de côté. Le fait que nous soyons d’emblée imperceptiblement choqués par cette attitude difficilement compréhensible, pour que cela nous saute ensuite tardivement aux yeux, prouve cependant que notre société fonctionne de façon similaire. C’est bien le père qui souffre, mais c’est à l’argent de l’industriel que l’on en veut. Le plus important reste l’enfant, un élément maintes fois discuté par les personnages, mais il est sans cesse rediscuté dans le contexte de Gondo, "négocié" avec lui, y compris par les policiers eux-mêmes.

Kurosawa parvient à construire une première partie d’une tension et d’une habileté inouïes, tirant le maximum des possibilités de son décor quasi unique. La contextualisation théâtrale est en outre renforcée par l’extrême sobriété d’une habitation que l’on devine confortable, bien installée, mais éloignée de toute forme de décoration baroque. Une épure qui permet aux personnages d’occuper l’espace avec sens, et de les entrecroiser en permanence en se concentrant sur leurs réactions et leurs échanges. Le cinéaste fait preuve d’une magnifique gestion de l’espace (ce que l’on a toujours su chez Kurosawa, mais pas sur une telle durée et dans un espace si restreint) et ne se trompe jamais ni de direction, ni dans le placement de ses personnages. Les raccords sont parfaits, et la mise en scène fonctionne autant sur la place de la caméra (avec un format Cinémascope qui change de focale en permanence, prouvant par là une maîtrise technique époustouflante) que sur le déplacement et/ou la rigidité de certains acteurs. Le "corps de l’acteur" fait l’action, donne de la densité à l’ambiance noire et tendue de l’histoire, et manifeste son besoin d’occuper un espace à la fois très délimité et leur permettant d’entourer un personnage, lui donner de l’importance ou bien au contraire de lui retirer sa valeur dramatique. Et c’est bien l’espace qui segmente les personnages, les sépare en permanence, alors qu’ils partagent le même lieu, la même pièce.

Cette idée de segmentation (binaire, triangulaire, quadrangulaire même - un véritable coup de force technique - et parfois convexe), par ailleurs particulièrement japonaise (3), offre au film sa construction faite de plusieurs perspectives. Elle fait appel aux points de vue divers, variés, afin de faire le tour le plus complet possible d’une problématique. Cette grande alchimie concoctée par la réalisation, la photographie, la chorégraphie progressive des personnages et le positionnement très préparé des acteurs (quoique toujours avec naturel) donne à la totalité de cette première heure un monstrueux impact plastique et pourtant tout à fait ascétique. Cette "marmite" dans laquelle cuisent les consciences qui se mélangent et se choquent, sans toutefois se toucher, permet à la situation de se débloquer et à Gondo de trouver la bonne voie, la sienne, celle d’un humaniste qui ne demandait qu’à faire le bon pas. Et cela même si le déclencheur est effectivement produit par la trahison de son bras droit qui, ayant pris peur face aux hésitations de son patron, a vendu son plan d’action secret aux concurrents actionnaires de son entreprise. D’ores et déjà battu sur le plan professionnel, Gondo parvient à sortir de sa condition en écrasant les derniers soubresauts de son rêve balayé par la loi du marché. Il le fallait, pour le bien de tous, y compris pour Gondo, qui en sortira avec autre chose en tête. Probablement une idée d’indépendance morale, et dont nous reparlerons par la suite.

La première partie s’achève avec la sensation d’avoir vu un monde s’abattre sous nos yeux. Gondo, à terre, préparera les deux sacs de cuir mis à sa disposition pour y mettre l’argent, en les remisant afin de cacher une astuce sur laquelle la police fonde de maigres espoirs. On y apprendra que Gondo a travaillé dans la confection de sacs par le passé. Le voir, assis en tailleur et se remémorer avec ironie cette époque de jeunesse austère, possède une force rare, celle du géant qui met enfin le genou à terre et rejette sa réussite loin derrière lui. Gondo, déjà, sait qu’il n’a plus rien.

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La mélodie policière : l’implacable et minutieux art de la traque



S’ensuit donc l’échange de l’argent contre l’enfant. Celui-ci se produira à bord d’un train. Gondo découvrira tardivement qu’il lui faudra jeter les deux mallettes d’argent par la fenêtre d’un wagon. Cette séquence-fleuve d’une dizaine de minutes constitue en quelque sorte la mise en bouche de ce qui va être le cœur de cible de la deuxième partie du film : l’enquête policière et ses mécanismes, sa pensée de groupe et ses moyens considérables. Malgré les précautions et l’extrême réactivité des policiers présents à bord (Kurosawa montre globalement la police sous un excellent jour), l’argent est récupéré en contrebas d’un pont par les ravisseurs, mais l’enfant est bien libéré. Nous constatons d’ailleurs qu’une fois les retrouvailles père / fils acquises, la police ne s’intéresse même plus aux deux êtres. Elle se met tout de suite en mouvement afin de retrouver l’argent de Gondo. Un argent essentiel dans la vie de cet homme, certes, mais qui prouve encore une fois que la vie humaine est sans cesse reliée à ces liasses de papier sans âme. La séquence du train demeure un superbe morceau de bravoure, et où Kurosawa démontre le talent que l’on lui connaît bien dès lors que l’action s’emballe. Après l’austérité de la première partie, cette scène d’action au montage syncopé et à la tension nerveuse remarquable vient agir comme une piqûre d’adrénaline. Les plans sont plus courts, le montage beaucoup plus dynamique, les points de vue accélérés et souvent mélangés avec brio, et la course contre la montre profite d’une gestion de l’espace totalement différente mais astucieusement utilisée. C’est bien simple, Kurosawa rivalise ici avec les maîtres du suspense crescendo, tels que Alfred Hitchcock ou Fritz Lang, et réalise une inoubliable séquence de train, aux idées brillantes (l’adaptation de la police aux divers rebondissements, l’idée des caméras utilisées à chaque bout du train - sorte de film dans le film, de léger sentiment de found footage avant l’heure -, la dynamique incroyable des plans, l’appréciation d’un Cinémascope décidément très à l’aise avec les espaces confinés) et coupant la respiration du spectateur, alors que sortir le film de la maison de Gondo aurait dû créer l’effet inverse.




C’est sur cette base que commence la longue traque policière, faisant désormais de la ville un personnage à part entière, et dont le pouls palpite, fulmine. Le discours social reste entier, et très conscient des fossés, mais apparait moins chez les personnages que dans les choix de mise en scène. Le chauffeur, redevable envers son patron ruiné, deviendra plus important, sentant dès lors le besoin d’enquêter avec son fils afin de retrouver la maison où ce dernier a été retenu. La police, elle, va infiltrer toutes les rues, tous les quartiers, tous les endroits possibles où l’affaire a pu prendre sa source, dériver, ou bien encore constituer un élément clé de l’enlèvement. La maison de l’industriel est désormais vue d’en bas, et les rapports s’inversent. Un policier le dira lui-même : Ce n’est pas étonnant que l’on puisse ressentir de la colère vis-à-vis des riches, tant on a l’impression que cette maison nous nargue depuis le haut de sa colline. Une maison surplombant maintenant les quartiers défavorisés dans lesquels la caméra de Kurosawa, plus instinctive et émotionnelle cette fois-ci (sans toutefois se départir d’un regard précis, documenté et réfléchi en amont), montre un dénuement épouvantable. La deuxième heure fait état du travail de la police, s’intéresse à ses différentes techniques d’investigation avec une attention obsessionnelle du moindre détail, et montre les moyens d’une structure judiciaire très moderne, réactive et partout à la fois. On se surprend quelquefois, devant tant de moyens, à frémir pour le ravisseur qui, cette fois, apparait quelques minutes, muet, dépouillant les journaux avec le regard inquiet de la bête traquée. Rien n’est dit, tout est montré. Un jeune homme, dont on ne sait rien, fait irruption dans le cadre. Il marche, comme un élément du décor sordide qui l’entoure, et rentre chez lui, dans une masure sommaire et malpropre. Autour de lui, tout apparait ordurier, nauséabond, pisseux, répugnant et souillé. C’est l’été, la chaleur étouffante fait encore davantage ressortir cette sensation de cloaque à ciel ouvert, et au milieu duquel coule une rivière lacérée de déchets (comme une courte réminiscence de la nappe d’eau rongée par les détritus présente dans L’Ange ivre de Kurosawa), mais aussi entrecoupée, sanctionnée, hébétée par le passage de trains vieillots crissant sur des rails rouillés. Tout endroit semble appartenir au monde des pauvres. Une classe laborieuse qui peine à surnager dans cet univers qui étouffe les espérances, les corps, et même jusqu’à la respiration. Les odeurs, forcément atroces, accompagnent leur périple. Kurosawa plongera bien plus intensément dedans encore lorsqu’il réalisera son ode désespérée à ces populations avec Dodes’Kaden quelques années plus tard, œuvre fantasmagorique aux couleurs baroques d’une part (la première de son auteur) et dont le titre s’apparente à l’onomatopée que produit le son du train sur les rails d’autre part.



L’industriel, Gondo, personnage principal et héros peu ordinaire de cette histoire de chantage à l’argent, est ici évincé, comme jeté hors de l’histoire. Devenu héros du peuple, le riche adoré des pauvres (profonde ironie pour celui qui, afin de gagner la faveur des pauvres, doit renoncer à ce qui fait sa différence sociale et donc s’apparenter à eux) a tout perdu, y compris sa substance. Pour la preuve, nous le voyons rarement, ici traîné dans la faillite par ses concurrents qui n’ont que faire de sa subite popularité dans la presse, ou encore là, en train de tondre sa pelouse, dégoulinant de sueur, agissant comme un mort-vivant peinant sous un soleil accablant, et endurant par le fait maintenant la chaleur que ces "pauvres d’en bas" lui vociféraient à la figure encore quelques jours auparavant. La cruauté du récit est donc partout et renverse totalement la situation en accablant maintenant uniquement la figure du criminel. Monstre fou à lier, bientôt décrit comme pervers et horrible par une police qui resserre de plus en plus son étau. Les groupes d’enquêteurs se sont habilement répartis les tâches. Les lieux sont visités, disséqués, les gens interrogés, les rues arpentées, les cabines téléphoniques toutes utilisées, les plans de la ville passés au crible, les bruits des conversations téléphoniques enregistrées entre Gondo et le ravisseur réécoutées jusqu’à plus soif afin d’en extraire un indice. Kurosawa décrit le long, pénible mais très payant processus d’une police qui engrange des moyens considérables pour toucher au but. Les complices du ravisseur, deux drogués retrouvés morts par overdose, ne pourront plus parler. Le criminel est maintenant considéré comme le plus vil représentant de l’espèce humaine, donnant l’impression à la police de courir après un monstre. L’inspecteur en chef Tokura est désormais le personnage principal, ordonnateur consciencieux, méthodique et très humain de cet implacable concert policier. Nous visitons la ville en compagnie de ses hommes, entrevoyons le quotidien des ouvriers les moins bien lotis et revenons dans l’enceinte d’un commissariat où chacun étouffe sous une chaleur à son apogée, mais dans lequel s’agitent toutes les consciences lancées aux trousses d’un maniaque, et d’un argent que l’on souhaiterait redonner à son propriétaire. Curieuse observation là encore, que celle qui nous mène à souhaiter que l’homme à qui l’on a tout pris (et qui est devenu populaire grâce à cela) doive désormais retrouver sa fortune. Un monde d’en-haut redescendu tout en bas, mais que la police, le peuple, tout le monde souhaitent remettre en haut. Il ne s’agit là que de la marche absurde d’un monde qui ne sait en réalité plus réellement qui haïr.



Si le criminel est pris, il écopera de quelques années de prison. Or, c’est bien la peine terminale (la peine de mort) que souhaite lui infliger la police. Pas Gondo. Lui est déjà parti du récit, perdu dans un autre monde. Son fils rejoue déjà avec le fils du chauffeur, montrant par-là que l’univers de l’enfance n’a que faire des préoccupations trop sérieuses et financières des adultes. Kurosawa a toujours eu une profonde empathie pour le monde de l’enfance, non perverti, pur, victime d’un univers rude et sans pitié (Rashômon, Barberousse, Dodes’Kaden). Il le montre ici à l’évidence, en présentant ces enfants déjà trop responsabilisés. « Vas-y, joue, et gagne » avait dit Gondo à son fils lorsque les deux enfants jouaient au shérif et au bandit. Une conception bien dure d’un monde sur lequel l’Occident (les USA) a mis la main en offrant vices, vertus et monétisation à outrance (des effets d’une mondialisation palpable dans les premières minutes du film, lors de la conversation des actionnaires). Une greffe qui a rendu les entrepreneurs ombrageux et impitoyables, même lorsqu’il ne s’agit que de l’appréciation lancée à un jeu d’enfants. Tout en bas de l’échelle sociale, le criminel sera bientôt découvert grâce à un vertigineux recoupement d’indices, ainsi qu’à quelque effet de la chance, lancée au hasard des quartiers. Il ne s’agissait que d’un étudiant en médecine, incapable de se payer des études sans vivre dans la misère. Ironie cinglante là aussi, que celle d’un homme dont la vocation est de soigner, d’aider, et qui va finalement tenter de jouer le sort sur le destin d’un homme riche. Un jeune médecin dont le regard, affûté par des années de souffrance et la contemplation d’un désastre environnant insoutenable et quotidien, en a fait le produit de la révolte et de l’avilissement.

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Les bas-fonds : la lente respiration des enfers


Commence alors la troisième partie du film, toujours habilement segmentée, et ici concentrée sur la souricière montée par la police. Il ne s’agit pas, dans cette dernière situation, d’arrêter le coupable sans le condamner au maximum. Le plan sera donc simple, mais osé : ne pas divulguer la mort des deux complices dans la presse et laisser croire au jeune criminel qu’il doit encore les faire taire à tout jamais. Ce qui l’amènera forcément à la "cache" des deux autres hommes, où l’attendront des policiers prêts à passer à l’action. Cette dernière ligne droite voit donc se déplacer encore la focalisation du film, et renouveler une dernière fois non seulement son rythme mais aussi sa construction et son atmosphère. Voilà le film lancé dans la nuit, cheminant aux côtés du ravisseur qui cherche à se procurer de la drogue afin de tuer d’une overdose les deux personnes qu’il croit encore vivantes. Suivi par la police, le personnage est cependant vu de l’extérieur. Kurosawa ne nous donne pas encore à réfléchir par le biais du personnage. Son apparence a en outre été travaillée à cet effet. Il marche dans la rue, vêtu d’une chemise et d’un pantalon, et surtout d’une paire de lunettes de soleil noire qui cache en permanence son regard. Le cinéaste va utiliser la lumière sur cette paire de lunettes et y refléter tout ce que voit le criminel. Un processus esthétique qui nous offre à observer un personnage qui renvoie donc tout ce qu’il perçoit, s’en protège, s’en met à distance et le reflète dans le même temps. Il est incroyable de constater l’effet produit qui, au fur et à mesure des scènes, amplifie de plus en plus cette perception. Nous avons tout d’abord cet homme qui marche sur des avenues bondées, filé par des voitures de police. Comble de l’ironie, le ravisseur reconnaît Gondo à un angle de rue et lui demande du feu pour allumer sa cigarette. L’échange est bref, mais abyssal dans ce qu’il renferme de réflexion, et se clôt sur la séparation des deux hommes. Il est intéressant de constater que le film ose régulièrement brouiller les repères à ce niveau précis, en renversant l’image des personnages. Ainsi le fils de Gondo et celui du chauffeur échangent-ils volontiers leurs panoplies de shérif et de bandit. Ainsi Gondo et le ravisseur se croisent-ils dans la rue, se déterminent l’espace d’un instant par leur mimétisme (la cigarette, leur marche dans le même quartier) puis reviennent à leur solitude. Mais lequel est pauvre et lequel est riche ? Le brouillage et l’enchevêtrement de ressemblances (habits - pantalon sombre, chemise blanche -, cigarette, chaleur étouffante) en fait une rencontre hors du commun.



S’ensuit alors le passage du ravisseur dans un café américanisé où se déversent du Jazz, du rock’n’roll, de la fumée de tabac, du Coca-Cola, de la bière, ainsi qu’un décor de bars arrondis et de juke-boxes crachant la sueur. Les classes populaires y dansent et s’y crèvent, sortent de leur propre esprit pour secouer leurs carcasses démentes dans d’insatiables chorégraphies animales et décérébrées. On y oublie sa condition, et l’on s’y rassemble atour du rire malade, de l’ivresse et du sexe. Les femmes, bien plus libérées et sexuées que celle de Gondo (sanglée dans son kimono traditionnel, ou bien dans une jupe sobre et soignée), sont des passeuses de drogue et/ou des buveuses sans lendemain. On y croise tout autour des militaires américains, des Noirs, des Japonais dont on peine à distinguer ce qui fait encore le sel de leur culture originelle, et surtout la low class dégénérée, bougeant dans un univers d’alcools et de transpirations ouaté. Le ravisseur vient y chercher sa drogue pour ensuite aller essayer son efficacité sur une personne choisie au hasard, avant de penser à rejoindre ses deux complices d’infortune. Kurosawa creuse encore l’écart social qui peut exister avec l’univers de Gondo. Le film n’a cessé de descendre du ciel pour aller rejoindre l’enfer, avec ses personnages (les policiers, le criminel et même Gondo) se baladant sans cesse entre les deux extrêmes. A la sobre maison du début a succédé un univers de travail, de peine et de souillures, pour ensuite laisser place au monde de la nuit, celui où cette population en surnombre et laissée-pour-compte s’agite et "claque" quelques yens durement gagnés afin de se jeter dans l’ivresse et l’oubli, côtoyant les trafiquants, les dealers et les cercles de jeux dangereux.



Désormais, le film sombre encore dans l’abîme et rencontre les parias de la société, ceux dont personne ne souhaite connaître l’existence et qui s’entassent dans des caves labyrinthiques, à la recherche d’une drogue dont ils ne peuvent se payer la consommation. Le tableau est effrayant et misérablement poétique à la fois, la réalisation de Kurosawa touchant au sublime tragique en soulignant un désespoir transformé en volutes de soufre. Nous découvrons le monde qui loge dans les artères du pays, le creux des enfers, et sentons en quelques secondes l’horrible dégénérescence psychique et physique qui asphyxie ces êtres qui n’ont quasiment plus rien d’humain. Le ravisseur, dont les lunettes noires réfléchissantes se font de plus en plus l’écho de ce qu’il voit et traverse (l’image reflétée en devient quasi psychédélique), longe des dizaines de corps sans âme dont le souffle, s’échappant en des exhalaisons funèbres, évoque celui de morts-vivants tout droit sortis d’un film fantastique. De véritables zombies dont la démarche claudicante ou l’immobilité forcée nous font percevoir un autre monde, bien plus épouvantable encore, et qui atteint son apside insupportable lorsque des bras tendus vers un shoot imploré sont négligemment écartés. Les silhouettes morbides retournent alors au cruel repos hallucinatoire qui les met au supplice. Une femme, encore, peine considérablement à s’accrocher à une porte en bois rongée, afin de rejoindre les latrines. Kurosawa promène ainsi son personnage dans ce pandémonium de peines et de tourments, protégé derrière ses lunettes renvoyant toujours plus le machinal comportement d’un homme pour qui plus rien ne compte, pas même la vie humaine, pas même sa dignité la plus élémentaire. En une série d’images plastiquement éloquentes et d’une composition cauchemardesque, et mentionnant une science du son privée du moindre accompagnement de musique (la source music hurleuse du café précédent a ici laissé la place à un silence cadavérique littéralement écorché d’expirations sépulcrales), Kurosawa filme plus que la misère. Il filme l’état bestial, terminal et irrémédiable d’une humanité qui ne s’accroche plus qu’à quelques incertaines injections de drogue, et qui les enferment dans un univers de crasse, de corps las et de salives pestilentielles. Une bien triste antichambre aux rives d’un Styx asséché, et qui retarde même la mort chez les plus démunis. La sensation de cruauté est alors à son comble, et la police en filature, toujours galvanisée par sa proie, apparait alors presque futile, dépassée, violemment réprouvée par quelques grappes de toxicomanes encore capables de repérer l’odeur d’un flic.



Le criminel testera sa drogue sur une femme descendue au stade ultime, et qui mourra presque instantanément. Le point de vue adopté par la police n’en finit plus de monter le criminel en épingle, fustigeant toujours plus son comportement monstrueux. Mais un éclat de mise en scène vient une nouvelle fois remettre en question cette certitude auprès du spectateur, lors de son arrestation. Cette paire de menottes, et ces mains policières qui empêchent cet homme de se suicider en avalant son héroïne, montrent un personnage qui n’aurait pas hésité à mourir plutôt que d’être pris par la justice. La séquence, dure, s’attarde quelques secondes à peine sur la force du désespoir qui l’anime lors de cette illusoire tentative. De quoi renvoyer le spectateur dans un état de prostration nouveau. Encore un. L’inspecteur en chef Tokura rapporte donc l’argent à Gondo, au moment même où des huissiers viennent poser les scellés sur le moindre objet qu’il avait hypothéqué. Une maison qui ne lui appartient plus, un canapé sur lequel il n’aura même plus le droit de s’asseoir, et cette pendule, dont l’aiguille donne à voir l’ineffable marche du temps, qui se soucie bien peu de ce qui se passe sous ce toit. Les deux policiers pensent être arrivés trop tard mais Gondo, souriant et apaisé, quoique sans triomphalisme aucun, leur annonce le contraire. En effet, et nous le saurons dans l’ultime scène du film, Gondo a décidé de recommencer sa longue marche vers ce en quoi il croit, en lançant sa propre entreprise de fabrication de chaussures. Il conservera la qualité qu’il désire et sera seul maître à bord. Un petit navire, certes, mais qui lui appartient et le préserve des calculs pervers qui souillent sa conscience professionnelle et personnelle. Dans cette affaire, Gondo aura fait un pas, appris quelque chose, entrevu un monde et repris sa route avec plus de sérénité. Dans le fond, il s’agit du seul personnage qui ait réellement évolué durant le récit, et cela même si sa présence avait considérablement diminué à l’écran. Gondo restera, à égalité avec le ravisseur (dont on n’a pourtant absolument pas entendu le moindre mot sortir de sa bouche jusqu’à ce moment précis - constituant là encore, un véritable coup de force de cinéma comportementaliste -), le personnage principal et anti-héroïque d’une histoire décidément pleine d’amertume et privée du moindre jugement péjoratif de son auteur. Kurosawa refuse de prendre parti, il ne fait qu’observer, discuter et livrer une émotion autour d’un monde gouverné par des valeurs équivoques.



Reste alors la dernière séquence du film, sans aucun doute la plus forte, et qui entérine l’idée selon laquelle Kurosawa met tout le monde à égalité et renvoie les classes dos à dos. Gondo vient en prison rendre visite au ravisseur qui l’a fait demander, juste avant son exécution. Les deux hommes se retrouvent chacun derrière une vitre, un grillage, mais qui n’empêchent pas le cinéaste de fondre le visage de Gondo sur celui du ravisseur (dont on ne saura jamais le nom) et inversement, prouvant par là leur gémellité confondante. Ils se ressemblent et se repoussent, et forment les deux faces d’une même pièce. Gondo, bienveillant mais désemparé, ne sait pas quoi rétorquer à son double. Ce dernier, crachant sa fierté et sa rage au visage de Gondo, jure n’être pas désolé de ce qu’il a fait et ne pas avoir peur de la mort. Il espère ironiquement ne pas rejoindre le paradis, lui qui n’a connu que l’enfer. Puis, de paroles d’évitement en phrases désordonnées, l’homme se lève et hurle, laissant son désespoir et son chagrin prendre le pas sur toute forme d’explication rationnelle. Nous apprenons ici ce que nous savions finalement depuis longtemps, ce que Kurosawa avait construit avec finesse depuis les premiers soubresauts téléphoniques du criminel... Son appartenance à un monde d’où il voulait s’extraire à tout prix en détruisant la vie de quelqu’un qu’il ne connaissait pas, mais qu’il haïssait pour appartenir à un autre monde auquel il n’avait rigoureusement pas droit. Kurosawa laisse alors tomber le rideau de fer qui séparera à jamais les deux hommes, laissant Gondo seul face à son propre reflet, avec pour unique accompagnement les cris insensés du jeune homme, muré dans sa mort prochaine. Il ne s’agit là que du funeste dénouement traduisant l’impossible réconciliation des classes sociales entre elles, vouées à ne jamais se comprendre.

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Entre le ciel et l’enfer demeure l’un des chefs-d’œuvre absolus d’Akira Kurosawa, sorte d’envers au souffle humaniste bien plus lumineux incarné par son opus suivant, l’indispensable Barberousse. Il n’est d’ailleurs pas interdit de pouvoir les considérer sous la forme d’un dytique informel, tout au moins sur des questions morales ainsi qu’à propos du regard qu’ils posent sur l’existence humaine. Entre le ciel et l’enfer questionne inlassablement son spectateur, ne laisse pas un seul de ses personnages sur une note faussée pleine d’un bonheur candide, et surtout s’éteint sur l’absolue et terrible constatation que l’absurdité la plus injuste demeure ce que l’Homme a créé de plus pervers, et qui façonne pourtant sa vie toute entière : l’argent, synonyme de réussite sociale et de pouvoir, tout à la fois dépositaire du bonheur ou du malheur, et usurpateur d’un humanisme et d’une compréhension envers l’autre tous deux fourvoyés dans la boue. Se posent alors les questions du dilemme moral, de la liberté d’esprit et de jugement, mais aussi de la révolte contre un système oppressant duquel, au moins, le personnage principal (Gondo) se sera extrait un moment afin d’apprendre quelque chose de lui-même... et de l’autre. Une œuvre magistrale, essentielle et d’une intégrité à toute épreuve.

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(1) Le western américain et le chambara ont toujours été deux genres assez proches, rassemblés par un véritable sens de l’espace et du fantasme, mais profondément séparés par des mentalités historiquement très opposées. Cela étant, John Wayne lui-même (chantre du western et légende américaine toujours aussi vivace de nos jours) avait affirmé que le cow-boy (soit dit par là le "héros de l’Ouest", et non la simple image de garçon vacher qui en découle) ne pouvait être comparé qu’à la figure du samouraï, avouant donc par-là la structure et l’emblème mythique qui en découlait nécessairement. Un bel aveu, à n’en pas douter, proféré par celui que l’on pensait à tort ne regarder que des films américains.
(2) Yojimbo sera ré-assimilé et réadapté par Sergio Leone pour son premier western en 1964, le très discutable mais très apprécié Pour une poignée de dollars.
(3) Nous penserons aux films de Masaki Kobayashi, par exemple, avec Hara-Kiri ou Rébellion et leurs décors qui divisent les espaces et les êtres, et séparent les mondes. Kurosawa utilisait aussi très visiblement ces notions spatiales dans, par exemple, Les Sept Samouraïs, Les Salauds dorment en paix ou bien encore dans son dytique Yojimbo / Sanjuro. L’utilisation, dans de nombreux films japonais, des maisons typiquement nippones (basses, aux couloirs droits et aux pièces rectangulaires et séparées), permet souvent de remettre au centre de différents récits l’extrême solitude des personnages. Une solitude illustrée par des décors rectilignes, et où s’échelonnent des portes coulissantes qui ouvrent et referment des espaces resserrés. Une segmentation que l’on retrouve dans certains films noirs français durant les années 1970, époque troublée dans laquelle le "moi" tente de retrouver une place indépendante en marge d’un système violemment critiqué. Ces années-là sont également le terrain des individualités, de la solitude et de la lutte contre quelque chose qui nous dépasse. Police Python 357 est un superbe exemple de segmentation des espaces et des situations séparant les êtres les uns des autres, alors qu’ils partagent parfois des souffrances extrêmement similaires. Le cinéma de Jean-Pierre Melville, et notamment Le Samouraï, en est une autre illustration comportementaliste. Il s’agit d’un cinéma qui réadapte à sa façon des préceptes japonais moralement très cruels.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : carlotta

DATE DE SORTIE : 9 mars 2016

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Par Julien Léonard - le 10 mars 2016