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Critique de film
Le film

Enquête sur une passion

(Bad Timing)

L'histoire

Vienne, 1979, au cœur de la nuit. Milena Flaherty (Theresa Russell), une jeune Américaine vivant autrefois avec un Tchécoslovaque – Stefan Vognic (Denholm Elliott) – et désormais installée dans la capitale autrichienne, oscille entre la vie et la mort. La femme vient, selon toute vraisemblance, de faire une tentative de suicide aux barbituriques. C’est Alex Linden (Art Garfunkel), un chercheur en psychanalyse étasunien lui aussi installé à Vienne, qui a alerté les secours et qui accompagne Milena à l’hôpital. Tandis que la suicidée – inconsciente – y fait l’objet de soins intensifs, l’inspecteur Netusil (Harvey Keitel) commence l’interrogatoire de Linden pour éclaircir les circonstances du drame…

Analyse et critique

Voir c’est savoir. Mais pour ce faire, encore faut-il savoir voir… Telle était, déjà, la démonstration magistralement opérée par Nicolas Roeg avec Ne vous retournez pas (1973) et L’Homme qui venait d’ailleurs (1976), deux des trois films réunis par Potemkine dans l’indispensable coffret qu’il consacre au cinéaste britannique en ce mois d’octobre 2015. Tel est, encore une fois, le fascinant propos du réalisateur à l’occasion d’Enquête sur une passion (1980) – le troisième des titre proposés par l’éditeur – formant avec les deux œuvres précédentes comme une trilogie (informelle) dévolue à la question du regard.


Enquête sur une passion affirme la centralité de cette dernière dès son générique éminemment programmatique. Les photogrammes liminaux du sixième long-métrage de Nicolas Roeg montrent ses deux personnages principaux entièrement abîmés dans l’acte de regarder. Spectateurs et spectatrices découvrent d’abord Alex, au Musée du Belvédère à Vienne, observant la Judith de Gustav Klimt avec une concentration manifeste : un plan rapproché de la toile, soulignant notamment la bouche sensuellement entrouverte de Judith, vient en effet révéler l’attention poussée que le psychanalyste accorde à ce chef-d’œuvre pictural de la Sécession viennoise. Puis Milena fait son apparition dans cette même salle du Belvédère, regardant de manière toute aussi soutenue la toile sans doute la plus fameuse de Klimt : Le Baiser. Là encore, la réalisation dévoile l’intensité avec laquelle les yeux du personnage détaillent la peinture. Plus précisément par le biais d’un lent gros-plan ascendant restituant la manière minutieuse dont Milena contemple la marqueterie dorée des vêtements des amants peints par Klimt, puis leur visages accolés.

Les courtes séquences suivant immédiatement le générique ne font que confirmer ce primat du regard dans l’ordre existentiel dépeint par Enquête sur une passion. Ainsi, c’est par des scènes quasi-muettes que Nicolas Roeg évoque la séparation entre Milena et son époux tchécoslovaque, à la frontière séparant l’Autriche de l’ex-démocratie populaire. En lieu et place de dialogues – seuls de rares mots elliptiques sont prononcés –, le cinéaste restitue la rupture du lien amoureux entre l’homme et la femme par une série de gros plans sur les visages de ses interprètes. Le champ/contre-champ fait alors se répondre à l’écran le regard – déchirant – de Govic sur celle qui va le quitter et celui – résolu – de Milena en partance pour une nouvelle vie.

Et de vision, il est encore question dans ce bref enchaînement de plans retraçant le transport en ambulance de Milena vers un hôpital viennois. De part et d’autre de la civière où gît la jeune femme inconsciente, se tiennent Alex et un infirmier ventripotent. Là encore la parole fait défaut : les deux hommes demeurant cois, l’un et l’autre uniquement absorbés dans le spectacle de Milena. Cadré du point de vue du brancardier, un insert sur le buste de la suicidée vient, notamment, confirmer l’intensité scrutatrice du regard de l’urgentiste. L’intérêt que suscite cette partie du corps de sa patiente chez le soigneur est cependant ambigu. Ses yeux se focalisent-ils sur la poitrine de Milena pour s’assurer qu’elle respire correctement ? Il est en effet en train de lui administrer de l’oxygène. Ou bien les seins légèrement découverts de la séduisante jeune femme suscitent-ils chez l’homme une pulsion érotique ? Ce que pense, en tous cas, Alex qui d’un geste soudain remonte la chemise de nuit de Milena pour protéger son décolleté du regard (possiblement) libidineux du brancardier.

Ce fugitif épisode vient révéler un autre postulat essentiel d’Enquête sur une passion. Car si le film place la vision au fondement de l’humanité qu’il met en scène, il en révèle aussi la profonde ambivalence. Pour Nicolas Roeg l’œil – dont le cinéaste ne cesse de signifier la présence à l’écran, en soulignant le regard de Milena par des maquillages appuyés ou bien encore en exposant les yeux écarquillés d’un enfant – peut être la meilleure comme la pire des choses.


Le personnage de Netusil vient ainsi incarner dans Enquête sur une passion une modalité positive de la vision, conçue comme une manière d’accéder à la vérité. Semblable à la voyante de Ne vous retournez pas de même qu’à l’extra-terrestre de L’Homme qui venait d’ailleurs, le policier viennois est capable de "voir loin", comme le suggère une enseigne accolée à la façade de l’immeuble où habite Milena et portant la mention « Fernsehen » (1). Clairvoyant dans toutes les acceptions du terme, Netusil use à la fois de son regard organique pour débusquer dans le chaos de l’appartement de Milena des indices révélant ce qui s’y est réellement déroulé, et d’une capacité quasi-médiumnique à se représenter des épisodes dont il ne put être le témoin direct.


[Attention : spoiler !] Placé au service de la quête du vrai, ce pouvoir du regard – externe et interne – permet in fine à Netusil de mettre à jour, lors d’un dénouement aussi saisissant qu’éprouvant, le viol infligé par Alex à Milena en plein coma médicamenteux. Un crime (atrocement) logique de la part de Linden chez qui le regard révèle, en réalité, une psyché réifiante. Car l’universitaire aux allures dandyesques n’est au fond qu’un voyeur, ne se distinguant nullement de cette assemblée vulgaire dont Nicolas Roeg montre la jouissance scopique lors d’une singulière séquence de strip-tease. Ne portant jamais sur Milena un regard de compréhension – au sens réflexif comme empathique du mot –, Alex ne voit en elle qu’un objet destiné à satisfaire sa pulsion voyeuriste. Et dont le cinéaste révèle la virulence par la multiplication de plans malaisants montrant le "peeping-tom" psychanalyste observer à distance celle qu’il prétend pourtant aimer, à l’abri d’une voiture ou bien d’une bouche de métro. Un voyeurisme qui trouve, encore, à se satisfaire lors d’une brève échappée d’Enquête sur une passion vers le film d’espionnage. Un officier du Renseignement américain charge alors Linden de dresser le profil psychologique de Vognic – n’oublions pas que le film se déroule sur fond de Guerre froide – offrant de la sorte l’occasion à l’analyste scopophile de se repaître de clichés photographiques de Milena inclus dans le dossier qui lui est confié.

C’est donc une profonde réflexion sur la puissance du regard, la plus lumineuse comme la plus obscure, que déploie Nicolas Roeg avec Enquête sur une passion. Certainement remarquable, la pensée mise en œuvre par ce film – de même que par Ne vous retournez pas et par L’Homme qui venait d’ailleurs – est, enfin, indispensable à ceux et celles qu’habite le cinéma. Car ce sont quelques-uns des fondements essentiels – certains rassurants, d’autres plus troublants… – de la passion cinéphile que Nicolas Roeg donne à voir avec cette "trilogie du regard" réunie par Potemkine.


(1) Pour celles et ceux peu au fait de la langue de Goethe, rappelons que ce mot désignant en allemand la télévision signifie littéralement, de même qu’en français, « voir à distance ».

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 7 octobre 2015