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Critique de film
Le film
Affiche du film

Elvira Madigan

L'histoire

1889. Un lieutenant de l'armée suédoise d'origine noble, le comte Sixten Sparre, a déserté pour s’enfuir avec une célèbre danseuse de corde, la belle Elvira Madigan. Un amour fou les enflamme et chacun abandonne ses devoirs, elle le cirque, ses amis et son public, lui sa femme, ses enfants et l’armée. Ils fuient bientôt leur pays pour trouver refuge dans la campagne danoise, où ils vivent un bonheur intense. Mais l’hostilité à leur liaison illégitime et la précarité de leur vie deviennent pesante...

Analyse et critique

La campagne, l'été. Des herbes, des blés, gorgés de soleil, se balancent avec indolence dans une lumière dorée. Les cheveux d'Elvira sont blonds, eux aussi, étalés sur le sol, brillants dans la chaleur. Sixten arrache les boutons de sa tunique de soldat. Ils tombent un par un dans l'herbe, pareils à des fruits trop mûrs, qui retournent naturellement à la terre. C'est au tour de la barbe de disparaître, à présent. Elvira tient mal le miroir, trop occupée à jouer. C'est le menton recouvert de mousse à raser que Sixten l'embrasse. Tout Elvira Madigan est dans cette scène, et toute la beauté du cinéma de Bo Widerberg, le réalisateur suédois dont on ne cesse de redécouvrir, avec un bonheur intact, les films poétiques et engagés. Plus que tout autre film de Widerberg peut-être, Elvira Madigan est un film d'été, avec tout ce que cela signifie : beauté de la lumière, sensualité des corps, mais aussi caractère momentané des jours de joie.


La nature est d'abord un abri, celui qui cache les amours illicites de Sixten, soldat déserteur, et d'Elvira Madigan, la danseuse de corde. Les herbes forment un petit nid pour dissimuler aux regards les boutons de Sixten, les blés cachent les corps enlacés. Pendant un temps, la forêt fournit des fruits aux amants désargentés. Tout est lumière, ce qui confère une impression d'irréalité à la première partie du film, un rêve éveillé sur la musique légère de Mozart. La légèreté est d'ailleurs de mise, comme l'est le jeu. Les amoureux retrouvent, l'un avec l'autre, un état proche de l'enfance. Ils roulent ensemble l'un contre l'autre, se piquent, s'agacent tendrement. A pleines mains, ils mangent des fraises trempées dans de la crème, lors d'un pique-nique providentiel qui les laisse tous les deux les lèvres encore blanchies de lait et les doigts collants. Quand il retrouve un ancien camarade d'école, Sixten joue aux Indiens avec lui. Elvira se lie d'amitié avec la petite fille de l'auberge où Sixten et elle se sont réfugiés pour cacher leurs amours illicites. Une petite fille blonde au visage grave, à la robe qui se détache, rouge vif, sur les blés, une paire de lunettes rondes qui lui donnent un air sérieux sur le nez, et qui n'est autre que la fille de Widerberg. Avec elle, Elvira joue au cerceau (encore un jeu d'équilibre) et s'amuse à rejouer les filles de l'air, en funambule sur la corde à linge de la patronne. Tous les trois courent dans les champs, filet à la main, pour capturer des papillons. Cette séquence joyeuse constitue un nouvel avertissement, dans un film où le sentiment de tragique, présent dès les premières minutes, gagne en intensité à mesure que décroît la lumière estivale, remplacée par les vents froids de l'automne. Marcher sur la corde raide devient le symbole de cette vie en suspens des deux amants, rattrapés progressivement par les indices qu'ils ont semé sans réfléchir dans leurs jeux.


Le film n'est que sensualité. On sent le plaisir de Widerberg à filmer les étoffes, on sent presque sous nos doigts les dentelles des couvre-lits, ou la caresse des hautes herbes. L'amour, pour Elvira et Sixten, est ouverture sur le monde et ce qu'il peut offrir. L'intensité des petites choses du quotidien est renforcée par la beauté des paysages qui les abrite. Dans Joe Hill (son expérience américaine, et peut-être son chef-d'oeuvre), Bo Widerberg devance Terrence Malick et ses paysages porteurs d'infini. Ce sens des extérieurs est déjà manifeste dans Elvira Madigan, où la forêt, les champs, les bords de mer, les ciels de crépuscule sont filmés avec une grâce presque impressionniste, sans jamais tomber dans l'illustration ni le mysticisme. Le lyrisme du film se double en effet d'une douce pudeur, bien éloignée de la pudibonderie de la Belle Epoque. Citons, par exemple, ce flou solaire qui vient peu à peu dérober aux regards du spectateur Elivra et Sixten, unis dans une étreinte. On ne peut filmer que des fragments de bonheur. Cette pudeur raconte la tendresse de la relation, la délicatesse des gestes mêlés. Elle constitue alors, paradoxalement, l'attaque la plus violente contre le caractère destructeur et étriqué de la société qu'Elvira et Sixten décident de quitter.


Car Bo Widerberg n'est en rien un romantique détaché du monde. Romantique, il l'est certainement, mais dans un engagement total dans un cinéma qui exprime ses convictions politiques socialistes et humanistes. Dès le début du film, l'idylle des amants est interrompue par deux séquences rapides. Elvira et Sixten butinent dans les prés. Cut. Un panoramique latéral suit les exercices de soldats à cheval, tandis que le nom de Sixten est appelé en vain. Suite des amours. Cut. Le directeur du cirque remarque avec angoisse l'absence de sa vedette durant une représentation. A chaque fois, la coupure vient briser la parenthèse amoureuse, la lumière douce est remplacée par une réalité grisâtre, un monde de contraintes duquel Elvira et Sixten ont su s'éclipser. Mais ce monde se rappelle de plus en plus souvent à eux, à mesure que des personnages de leur vie d'avant font irruption dans leur bulle estivale : un soldat qui devine la désertion et se rend dans l'auberge des amoureux, un prétendu ami mandaté par la famille... Peu à peu, la vie passée des personnages refait surface, à travers des objets porteurs de souvenirs : un marque-page, adressé à Sixten par sa fille, un dessin offert à Elvira par un artiste. Bo Widerberg dit peu de choses de ces personnages, qui tentent, de plus en plus difficilement, de vivre dans le présent. Mais le passé, et les sacrifices que représente le choix des héros, est rendu de plus en plus manifeste, sans qu'un mot soit prononcé.


Et puis, il y a l'argent. Compter les pièces est un geste récurent des personnages, un geste de plus en plus désespéré à mesure que l'argent et le cuivre se font plus rares entre leurs mains. Jusqu'à cette séquence bouleversante où Elvira enlève sa chaussure pour en retirer la dernière pièce qu'elle gardait précieusement, dans un mouvement plein de dignité. Le manque d'argent pousse les amants à retourner vers la société, sans pour autant parvenir à la réintégrer. On reconnaît bien Bo Widerberg dans cette description sèche de la misère et des compromis qu'elle entraîne, dans sa compassion pour ses personnages face à une puissance implacable : le monde bourgeois et ses règles. Pour manger, Elvira accepte de montrer ses genoux à un groupe d'hommes, venu soit-disant pour les talents de la danseuse de corde. Sixten et elle bradent peu à peu leurs maigres biens, les petits objets qu'ils avaient gardés près d'eux. Et pourtant, Widerberg parvient à éviter le pire des écueils : celui du misérabilisme. Plus les personnages plongent dans la misère, plus ils prennent conscience de leur dignité. Il faut voir Elvira qui, pour pouvoir se rendre à un concert sans attirer l'attention, emprunte une chute de table et des pompons de rideau, se confectionnant une tenue qui l'apparente à une princesse byzantine. Après l'épisode des bourgeois voyeurs, les deux amants se font la promesse de ne plus tomber aussi bas. Malgré tout triomphe la faim. Si les premiers moments où les héros trouvent à se nourrir  -partie de pêche, promenade dans la forêt - sont des moments heureux, la pénurie fait tomber les personnages à un état de plus en plus animal, où la seule urgence est de trouver à se nourrir. Ainsi, Elvira qui marche à quatre pattes dans les bois, cherchant des champignons, grignotant des feuilles, goûtant tout.


Elvira Madigan est une tragédie. D'abord parce que les spectateurs en connaissent déjà l'issue, du moins en Suède où les deux personnes qui ont inspiré le film figurent au Panthéon des grands couples passionnés et maudits. Ensuite parce que Bo Widerberg prend soin d'émailler son récit d'indices annonciateurs de la fin, jouant sur les effets de répétitions et de rimes visuelles pour donner à lire l'approche du destin. Ainsi, lors d'un pique-nique joyeux, Elvira fait tomber du vin sur la nappe blanche. Sixten et elle ne bougent pas, et contemplent fascinés la petite mare rougeâtre qui se forme rapidement sous la bouteille renversée. La connaissance de leur destin et l'acceptation de leur sort sont tout entiers dans ce silence. A la fin du film, le couple organise un dernier pique-nique, lui aussi rouge. La petite fille ramasse les boutons abandonnés par Sixten, qui deviennent la preuve de son identité. La corde que prend Elvira pour s'entraîner révèle à sa logeuse sa profession, et donc son nom. Les framboises que dévore avidement Elvira se transforment en baies toxiques à la fin du film. Les signes de mort prennent aussi la forme d'objets du quotidien : le couteau taché de vin ou, dans la scène d'ouverture, le rasoir de Sixten, qu'il garde en main alors qu'il embrasse, puis enlace Elvira. Et c'est comme il avait commencé que s'achève le film. Dans une lumière d'été, miraculeusement retrouvée pour honorer le dernier jour des amants, Elvira vêtue de sa robe jaune. Partout, des papillons.


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La fiche IMDb du film

Par Anne Sivan - le 24 juin 2020