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Critique de film
Le film
Affiche du film

Elisa, mon amour

(Elisa, vida mía)

L'histoire

Elisa rend visite à son père, Luis, traducteur solitaire vivant reclus à la campagne. Alors qu'ils ont toujours été distants, voilà qu'ils réapprennent à s'aimer. Elisa ira même jusqu'à vivre avec lui...

Analyse et critique

Si Elisa, mon amour, sorti en 1977, est le film stylistiquement le plus austère et le plus déstabilisant de Carlos Saura, c'est en même temps son œuvre la plus audacieuse et la plus personnelle. Chaque plan de ce film indique une sensibilité qui, bien qu'aperçue dans ses films précédents, se déploie entièrement. Mais sur un mode différent : nous n'avons plus le droit ici à cet humour espagnol, aragonais, à cet humour absurde et triste qui fait le pari d'aller au bout de sa logique. Elisa, mon amour est aussi triste qu'il est tendre, aussi complexe qu'il est simple. Cependant, et nous y reviendrons, Carlos Saura se refuse à laisser l'intrigue se développer d'une manière linéaire. Lorsque la narration tend vers le trivial, ou vers des questions et des situations liées à l'intrigue pure, nous observons une bifurcation, un éclatement des thèmes et des pistes de lecture. C'est tout à fait prémédité si le film s'avère confus, complexe. Complexe dans cette espèce de fusion entre le texte, l'image et le son, qui symbolise la fusion progressive entre le père et la fille. Comme toujours chez Saura, l'espace mental des différents personnages vire à l'irrationnel et accentue notre propre incertitude. Rien n'est simple, mais c'est la manière dont Carlos Saura peut et veut s'exprimer.

Comme souvent dans ses films, l'ouverture se fait par le biais d'une voiture sur une route de campagne. Elisa et sa sœur se rendent chez leur père souffrant, isolé dans une Espagne à deux vitesses. Remarquons que le thème du film est une musique d'Erik Satie, issue des « Gymnopédies », et que comme souvent la musique est là pour accompagner les personnages, signifier un état d'esprit. Ce n'est pas une musique qui illustre une situation ou rythme une ou des scènes. Luis, le père, nous est présenté par le biais de sa maison. C'est déjà un fantôme, et sa maison est un peu sa caverne : des meubles poussiéreux, des livres, quelques notes que les deux sœurs s'empressent de lire. Le cadre est simple, mais comme habité par un espace culturel dense. Nous apprenons qu'il est traducteur et donne des cours de théâtre à l'occasion. Et soudain, c'est Fernando Rey, l'acteur préféré de Luis Bunuel, celui qu'il considérait comme l'incarnation de la complexité de l'homme espagnol, qui apparaît. On doit voir ce choix d'acteur comme un hommage de Carlos Saura à son cinéaste espagnol favori, mais aussi à cette culture contemporaine espagnole qui n'a jamais abandonné sa propre vitalité malgré un cadre franquiste coercitif et décourageant. Fernando Rey, acteur qui a résisté, va donc jouer un vieil homme qui a résisté à l'essoufflement du quotidien. Ce père étrange n'a pas fait dans la demi-mesure : alors qu'il était un homme établi, à la tête d'une famille stable et prometteuse, il a tout quitté, un matin, pour vivre chichement, très loin. Il a exprimé, et mis en mots (c'est le sens des notes trouvées par ses filles), la volonté de se défaire de toutes ses attaches, de désapprendre, d'en revenir à une simplicité intellectuelle et existentielle. Attitude certes égoïste, qui a détruit sa femme et ses enfants, mais qui dénote une force de caractère complexe et un rapport sérieux à soi.


Par conséquent, les conversations qu'il pourra avoir avec ses filles, et avec son gendre, seront toujours en rapport à leur vie d'alors, comme arrêtée par son départ. Très vite, ses filles vont comme retourner en enfance : elles se mettront à l'écart pour fouiller son bureau et mettre la main sur de vieilles photos de famille, tandis que le gendre discutera politique et social avec Luis. Il est savoureux d'entendre les avis de cet homme sur les normes et les actualités socio-économiques : son discours n'est plus factuel, mais général. Principiel. Paradoxalement, cela lui permettra d'engager plus facilement la conversation et de discuter réellement avec sa fille Elisa, qu'il connaît très peu. Lorsqu'elle accepte de prolonger sa visite de quelques jours, elle le fait à reculons. Et quand tout le monde part, un silence gêné s'installe : il va falloir lancer les premiers mots. Peut-être le reste viendra... Un autre élément permettant de parler simplement, autrement qu'en en passant par l'anecdotique ou le spectaculaire, est la culture. Et plus particulièrement l'écriture. Car Luis écrit un livre, mais refuse finalement d'en faire étalage. C'est un récit très personnel, qui est, comme il tente de l'expliquer, assez hétéroclite, mêlé, plein de fragments qu'il s'efforce d'unifier.

Le thème du texte, des impressions et des situations mises en mots, patiemment, est très cher à Carlos Saura, étant donné qu'il a lui-même couché sur le papier un ensemble de souvenirs de son enfance. Ce matériau (1) aura beaucoup servi pour des films comme La Cousine Angélique ou Cria Cuervos, mais sera sublimé au moyen de ce film. Ce qu'écrit Luis, ce sont donc ses souvenirs, certes, mais surtout la vie de ses filles, et notamment de sa fille aînée. Voici la situation complexe que propose avec intelligence le cinéaste (et scénariste) : un Luis qui décrit mieux que sa fille les pensées intimes de cette dernière. Nous nous devons donc de composer avec un piège narratif qui se déploie par la "rencontre" même de Luis et Elisa. Mais ce qui anime Carlos Saura, c'est surtout l'envie de montrer que le texte permet une certaine polyphonie, en même temps qu'il brise les cadres traditionnels de la narration. La structure même du film devient circulatoire, communicante, contaminante. Les bribes du passé ne s'éclairent elles-mêmes que par les bribes du texte, et créent de nouvelles zones d'ombre que le cinéaste va pouvoir exploiter. C'est totalement déstabilisant, mais c'est surtout une possibilité d'interprétation et d'appropriation donné au spectateur.


Comme son père, Elisa va en venir à se détacher de tout : de son quotidien, de ses certitudes, mais aussi de ses souvenirs. Par le dialogue, des détails oubliés vont réapparaître. D'autres vont s'affiner ou alors être relativisés. Son amant, Antonio, fera les frais de cette métamorphose. Dans une scène poignante, filmée à l'extérieur de cette voiture dans laquelle se déroule la rupture, Elisa change littéralement de comportement : on ne la connaissait pas si dure, si catégorique, si détachée. Elle énonce les faits et met fin, avec clairvoyance, à une relation de plusieurs années qu'elle aurait dû cesser beaucoup plus tôt. C'est aussi Antonio qui prononce les mots du titre : « Elisa, mon amour ». Rien n'y fera. Cette exploration d'un passé commun, dont nous parlions plus haut, passe évidemment par l'apprentissage d'une langue commune : l'Espagnol. Luis va partager sa passion des textes, qu'il transmet à une classe de jeunes enfants. Ici, c'est le texte Le Grand théâtre du monde de Pedro Calderon, cher à Carlos Saura. C'est une pièce classique, typiquement espagnole, où les personnages sont des types : l'Auteur, le Riche, le Pauvre... On se rappellera longtemps, après le visionnage, de cette scène où le père et la fille jouent et apprennent à jouer avec des enfants dans une euphorie collective et un plaisir partagé.


Le film opérera une coupure assez étrange, qui déstructure encore un peu plus les rapports temporels et les cadres narratifs. Nous apprenons que le père se meurt, que ses filles vont lui rendre visite, mais nous ne savons plus si cela se passe après la première visite qui a occupé une grande partie du film ou si c'est une variation, expérimentée par Carlos Saura, ou imaginée par Elisa lisant le texte de son père. Nous ne discernons plus le vrai du faux, l'artifice du réel. On pense évidemment à La Vie est un songe, autre pièce célèbre de Calderon, plus baroque, dans laquelle est mise en question la réalité des existences. On peut enfin penser que cette intrigue est un phantasme de Luis, qui n'aurait finalement jamais revu sa fille. D'ailleurs, lorsque Luis s'effondre, victime d'une crise cardiaque, sa fille Elisa vient-elle réellement le pleurer à même le sol ? Il est impossible de savoir vraiment toutes ces choses, d'autant plus que le film se conclue sur un plan nous montrant Elisa qui reprend le manuscrit de son père, se le réapproprie. Toute cette narration provenait-elle de sa propre subjectivité ? Le plan est d'une grande beauté, d'une grande ingéniosité, et c'est finalement ce qui importe.



Elisa, mon amour joue avec nos propres cadres interprétatifs, et se plait à multiplier les contradictions. Ici, nulle unicité, nulle unanimité. Nous sommes plongés dans le chaos des sentiments confus, dans un dédale des plus féconds. Geraldine Chaplin montre une facette de son immense talent, mais sans néanmoins se laisser enfermer dans un schéma ou dans un registre fixe. Fernando Rey, qui obtiendra d'ailleurs le prix d'interprétation masculine, est bouleversant et confirme son génie. Carlos Saura sort avec ce film d'une œuvre tout à la fois contestataire et salvatrice. Nous ne sommes plus du tout dans la même tonalité, et le film obéit à un rythme radicalement différent. Chacun pourra tirer de multiples de leçons de ce chef-d'œuvre mais, au final, nous comprenons qu'il y aura toujours une part d'inachevé dans la parole humaine.


(1) Nous retrouvons ce travail dans le livret en supplément au coffret DVD.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Florian Bezaud - le 4 décembre 2015