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Critique de film
Le film
Affiche du film

Eclairage intime

(Intimni osvetleni)

L'histoire

Deux jours qui scellent les retrouvailles à la campagne de deux amis musiciens, alors que la famille de l’un gravite autour d’eux et que la compagne de l’autre flâne dans cette bourgade laissée pour la capitale...

Analyse et critique

S’il ne fallait citer qu’un nom de cinéaste n’ayant pas reçu la reconnaissance à laquelle il/elle aurait pu prétendre, ce serait pour nous celui d’Ivan Passer. Scénariste attitré des films tchèques de Miloš Forman, il l’accompagnera aux Etats-Unis au commencement des années 70 pour mener une carrière en solo de metteur en scène, se consacrant à des chroniques sociales proches dans leur économie de la série B ou de la comédie potache. Traumatisé par des scènes de guerre dont il fut témoin durant l’occupation de la Tchécoslovaquie, profondément non-violent, Passer refusera de tourner des scripts qu’il jugerait d’une trop franche brutalité, ce qui le desservira dans le climat de permissivité affichée de la production 70’s. Trop honnête cependant pour consentir à la réalisation d’analgésiques affectifs, il ne s’abaissera jamais non plus à participer à la production de produits infantilisants comme il en pullulera durant la période suivante. D’une grande délicatesse, ses films n’en portent pas moins un regard sans concession sur l’état du monde, capables d’aborder de front des déchéances, conséquentes par exemple à une addiction (Né pour vaincre), ou d’opérer des virages émotionnels à 180° (la mort d’un protagoniste aux deux tiers de La Loi et la pagaille). On lui doit en outre l’un des secrets les mieux gardés du cinéma américain : le de moins en moins méconnu Cutter’s Way (on y reviendra). Eclairage intime, son premier long métrage, est le seul qu’il réalisa en son pays d’origine. Il porte en soi toutes les qualités précitées, dans une modestie et une simplicité de ton accentuant encore le respect qu’il inspire.

A ceux (nous en sommes) qui considèrent la durée idéale d’un film être d’un peu plus d’une heure ou au contraire au-delà des trois, les 72 minutes d’Eclairage intime feront l’effet d’un passage d’air frais. Cette fraîcheur, plus encore que celle du format, est celle d’une tranche de vie, une chronique affranchie des diktats du script-roi, plus préoccupée de capter la vie de ses personnages que de les ranger dans un carcan (de la dramaturgie traditionnelle ou d’une thèse quelconque). Il ne se passe, en un sens, pas grand-chose durant le film. En un autre, chaque minute y regorge de détails savoureux - cocasses ou désarmants. Suffisamment intelligent pour ménager une place à l’idiotie parfois inhérente à la vie, il œuvre à une élégie quotidienne, un romantisme singulier qui irait chercher le beau (ou le terrible) dans le terreau négligé de l’ordinaire. Eclairage intime est un film terre-à-terre - et ce serait le premier, et le plus déterminant, des compliments à lui faire. Comme Forman, pour y filmer la vie tchèque, Passer y préfère l’authenticité apportée par des amateurs à la fabrication du jeu de professionnels.

Quoiqu’il y ait une certaine facilité à parler de l’humour comme de la "politesse du désespoir" (ne remplit-il pas de nombreux autres offices ?), c’est bien là d’une comédie triste dont il s’agit. « Les gens préfèrent pleurer que rire » prévient un grand-père aux témoins d’une procession funèbre, rappelant l’universalité des manifestations de tristesse, la distance qui pourrait être faite « si les moteurs carburaient aux larmes. » Ces considérations s’estompent d’elles-mêmes quand le même groupe tourne son regard vers la silhouette féminine se détachant d’eux pour suivre les endeuillés. Une communion dans le désir, la pratique musicale, une plaisanterie, l’action de trinquer ou autour d’une table, le babillage, la contemplation de la nature servent ici sur un mode récurrent à repousser le spectre (passé ou à venir ?) d’un drame comme sans réelle échappatoire. Ces costumes noirs traversant un champ de seigle, qui ne suffisent pas à interrompre le labeur à la serpe d’une grasse fermière en bikini fonctionnel. Passer esquisse une comédie humaine œuvrant en commun à éluder l’affliction propre aux conditions d’existence (espoirs déçus, craintes entremêlées de regrets). Cet effort collectif - c’est peut-être le seul enjeu du film - est soumis à un risque constant : celui de la cacophonie.

D’où la centralité de la musique jusque dans la caractérisation des personnages (presque tous semblant jouir de la maîtrise d’un instrument). Bambas (Karel Blazek), directeur de l’école de musique d’une petite ville, y invite Peter (Zdeněk Bezušek), violoniste à Prague, pour un concert. Celui-ci se présente accompagné de sa petite amie Stepa (Vera Křesadlová) pour passer le week-end dans la villa que Bambas a construite de ses propres efforts - et où il abrite sa famille au complet. Le mode de vie de Peter, qu’on devine plus bohème, est relativement inconciliable avec celui de Bambas, plus typique d’une intelligentsia provinciale. Le rire et une mélomanie partagée scellent des retrouvailles réussies. Au cours des évènements, tous deux questionnent à demi-mot leur choix de vie et chacun, ou repart d’où il est venu ou reste d’où il n’est jamais parti. Les légers décalages, frictions tacites ou accords ténus seront le point d’attention de cette histoire sans histoire, où les "incidents" sont relégués à l’ellipse (qu’est-ce qui, pour lui valoir un bandage le matin, a blessé Bambas à la tête durant la nuit ?). Simple récit d’un séjour, harmonieux dans les grandes lignes.

Passer prend un plaisir, malicieux contre la malignité, à balayer d’un revers de main implicite toutes les intrigues "croustillantes" qui pourraient naître de son portrait d’ensemble. Amourette ou coucherie qui froisserait deux anciens amis ? Trop facile, trop attendu. Sa mise en scène ne dévie pas d’un pouce de son projet paradoxal : laisser comédiennes et comédiens collectivement divaguer dans un climat de rêverie contrôlée. Plans larges cadrant le groupe en brasserie, ou rapprochés isolant ceux que la fiction stricte élaguerait : enfants, vieillards, mais encore règne animal. Il n’y a pas de hasard à ce que la marche funéraire vienne se raccorder à la dépouille d’un gallinacé écrasé. Rien ici n’est indigne d’attention. Dans l’accord ou la dissonance, chacun œuvre à trouver sa place ou à l’accorder à un autre, dans un ensemble dont la cohésion tiendrait à des lignes de conduite minimale : estime du travail bien fait, capacité d’écoute, bon sens, amour des rapports vrais, goût de la convivialité, facilité d’accueil... En un sens, la valeur de cette cohésion tient ici à sa fragilité. Il n’y a qu’à une jeune étrangère (possédant on peut l’imaginer son charme de naguère) qu’une ménagère âgée peut confier une aventure passée (son enlèvement par son époux) avant d’effectuer une improbable pirouette sur elle-même. Usant de leur temps libre, les individus pourraient refuser l’échange qui s’y établit. Il va de soi que cette liberté, dans leur vie de tous les jours, familiale ou professionnelle, ne leur serait guère accordée. Elle ne fait pas non plus tomber toutes les cloisons, celle par exemple entre une Stepa amusée et un admirateur visiblement retardé.

Pris par l’euphorie de l’ivresse et de la fatigue combinées, les deux compères envisagent bien de prendre la route en pleine nuit pour sceller un nouveau pacte philharmonique. Cette ligne de fuite s’estompe d’elle-même, laissant les camarades de nouveau au garage au petit matin (le coq, cette fois, triomphe)... consentant, bien que vaporeux, au petit-déjeuner qui soignera leur gueule de bois commune. Refusant de distinguer l’essentiel de l’anecdotique, le film œuvre au contraire à réconcilier, pour un temps défini comme limité, parcours existentiels et détails d’une vie - et pour ce faire à trouver le ton juste, opérer ce léger décalage du regard offrant une autre perspective, celui qu’on attend d’un ami. Faire en somme par la mise en scène qu’il n’y ait pas de personnage abandonné, de moment perdu. « Aux concerts, aux jolies femmes... » Zéro naïveté, zéro aigreur. Un humanisme, sans contrefaçon. Eclairage intime, simplement lumineux.

Dans les salles

DISTRIBUTEUR : MALAVIDA

DATE DE SORTIE : 16 NOVEMBRE 2016

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Par Jean-Gavril Sluka - le 8 décembre 2014