Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Duel au couteau

(I coltelli del vendicatore)

L'histoire

Arald, roi des Vikings, a disparu en mer voici quelques années. Son général, Aghen, rentre au pays avec son armée et revendique la couronne d'Arald ainsi que son épouse. Avertie par une voyante, cette dernière s'enfuit dans la forêt en compagnie de son fils Moki. Tous deux sont bientôt attaqués par les hommes d'Aghen, mais un mystérieux voyageur vient leur porter secours...

Analyse et critique

Le triomphe en 1958 des Vikings de Richard Fleischer - avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Janet Leigh et Ernest Borgnine - a ouvert la voie à toute une série d'imitations italiennes - comme La Ruée des Vikings, déjà réalisé par Mario Bava en 1961 et déjà interprété par Cameron Mitchell, Le Dernier des Vikings de Giacomo Gentilomo, toujours avec Cameron Mitchell, et Erik le Viking (1965) de Mario Caiano - ou américaines ainsi Les Drakkars de Jack Cardiff en 1966. Ces films ont créé un genre éphémère, celui du film de Vikings, lequel met en scène tous les stéréotypes que les textes européens du Moyen-Âge attribuaient déjà à ces aventuriers scandinaves : trahisons, attaques de châteaux forts, supplices divers, villages pillés et longues traversées en mer. Duel au couteau s'inscrit de toute évidence dans cette lignée et dans le cadre plus général du "cinéma bis", lequel consiste à reprendre les recettes d'un succès cinématographique avec des moyens réduits et pour le public des salles de quartier. Comme le confirme Jean-Pierre Dionnet dans l'interview proposée dans les bonus du DVD, Mario Bava n'a pas initié ce projet. Appelé en catastrophe par les producteurs du film au début de l'année 1966, Il reprend le projet des mains de l’inexpérimenté Leopoldo Savona, décide de ne garder qu'une toute petite part des rushes tournés par ce dernier et boucle le tournage du film en une semaine ! Aussi, au premier abord, Duel au couteau peut passer pour une oeuvre tout à fait mineure dans la carrière de son auteur. Ainsi, dans l'excellent dossier paru dans le N°6 de décembre 1994 de la défunte revue Fantastyka - que Stéphane Derderian a consacré à « Mario Bava, le conteur des Ténèbres » -, il est fait allusion de façon très expéditive à ce film précis : « Le second film réalisé cette année-là, Duel au couteau, une nouvelle histoire de Vikings, avec une fois de plus Cameron Mitchell. Il s'agit d'un simple récit de vendetta semblable cependant aux autres films de Vikings de l'époque. »


Les reproches que l'on peut adresser au film reposent d'abord sur la linéarité et la banalité de l'intrigue : une femme attend son mari, un chef viking disparu en mer ; un despote en profite pour faire régner la terreur dans toute la région ; un mystérieux étranger arrive pour défendre la femme et son enfant et lutter contre le despote ; le roi revient dans sa patrie, il s'allie avec le mystérieux étranger et le despote est tué. FIN ou plutôt FINE. Si le scénario offre certains traits originaux sur lesquels nous reviendrons, le spectateur peut donc trouver le récit - d'ailleurs résumé par la sorcière dans la séquence d'ouverture - prévisible, conventionnel et schématique. En outre, ce film qui n’a coûté que l'équivalent de 75 000 dollars pourra choquer par son caractère fauché. Ce n'est pas ici que le spectateur trouvera une attaque de château fort semblable à celle des Vikings de Fleischer. Plus gênant encore, aucune scène maritime ne nous est proposée. Seul un drakkar, visiblement peint à même sur la pellicule, apparaît dans un coin de l'écran. Un peu comme si les concepteurs du film s'étaient aperçus à la dernière minute qu'il valait mieux avoir un navire dans un film de Vikings, aussi insignifiant soit-il ! Mais il s'agit là d'un exemple de la magie de Bava, chef opérateur et spécialiste de ce genre d'effets spéciaux artisanaux avant de passer à la réalisation. Evidemment, la figuration n'est pas très conséquente : les hommes d'Aghen ont beau faire régner la terreur, ils ne sont tout au plus qu'une demi-douzaine. En revanche, la scène de flash-back où Karin raconte à Rurik son mariage et l'invasion de leur village par Aghen donne une impression relative d'opulence. Mario Bava avait bénéficié d'un budget beaucoup plus important pour son premier film de Vikings, la flamboyante Ruée des Vikings en 1961. Si le dénuement et le scénario linéaire de Duel au couteau peuvent le faire passer pour un film négligeable, cette modestie rend aussi le film attachant et souligne le talent d'un cinéaste qui à de nombreuses reprises saura transcender les petits budgets qui lui sont proposés. Bava avait déjà fait du très modeste Hercule contre les vampires (1961) l'un des meilleurs péplums italiens jamais réalisés. Il convient également d'évoquer La Planète des vampires, film de science-fiction fauché devenu intéressant grâce aux prouesses du metteur en scène, et future source d'inspiration pour le premier Alien en 1979.

Les faiblesses de Duel au couteau sont rachetées par d'autres qualités qui parviennent à en faire une oeuvre passionnante. D'abord, comme la plupart des exégètes de l'oeuvre de Bava l'ont souligné, il s'agit, sous les apparences d'un film de Vikings, d'une véritable western spaghetti paradoxalement plus convaincant que les incursions du metteur en scène dans le genre telles Arizona Bill en 1965 ou Roy Colt et Winchester Jack en 1969. Tous les éléments constitutifs du western semblent en effet réunis. Cameron Mitchell incarne un authentique poor lonesome cowboy qui sillonne les chemins sur son cheval, armé non pas de fusils ou de pistolets mais d'une arbalète et de couteaux. Les chevauchées constituent une part importante du film. Les paysages semblent eux aussi sortis d'un western : la nature est omniprésente, notamment lors de la séquence où Cameron Mitchell pêche dans la rivière. La demeure où Karin et son fils sont établis ressemble à un ranch et la taverne viking a de faux airs de saloon. Le schéma narratif rejoint également le western classique : l'étranger veut se racheter tout en se débarrassant du méchant. L'Homme des vallées perdues (1953) de George Stevens est la référence avouée de Bava et de son co-scénariste Piero Regnoli : même héros blond défenseur de la veuve et de l'orphelin avec qui des rapports initiatiques presque paternels sont établis, même tyran tout de noir vêtu dont le héros se débarrassera à la fin, même départ final déchirant du héros solitaire vers son destin. Enfin, Rurik peut également faire penser à Britt, le lanceur de couteaux incarné par James Coburn dans Les Sept mercenaires de John Sturges en 1960.

Toutefois quelques détails orientent davantage Duel au couteau vers le western à l'italienne. Les personnages sont aussi sales et mal rasés que ceux de n'importe quel western spaghetti. Comme dans La Mort était au rendez-vous de Giulio Petroni, l'un des meilleurs westerns italiens, un signe distinctif - en l'occurrence un tatouage en forme de disque solaire - démasque le personnage de Rurik. Le sujet central de ce faux film de Vikings est le thème phare du western italien : la quête de vengeance du personnage principal. D'ailleurs, le titre original I cotelli del vendicatore, soit "les couteaux du vengeur", est très explicite. L'atmosphère baroque et tragique s'inscrit également parfaitement dans la tradition du western all'italiana. Même le mode d'action du personnage, les couteaux, apparente lui aussi le film à ce genre transalpin, Comme le fait justement remarquer Pascal Martinet dans son essai sur Bava paru en 1984 chez Edilig : "Ses tirs au couteau, rapides et meurtriers, y rivalisent avec la célèbre mitraillette de Django chez Sergio Corbucci ou le banjo truqué de William Berger chez Gianfranco Parolini (Sabata). Une surprenante façon d'acclimater les genres." D'autres éléments relèvent davantage du péplum : le personnage de Karin attend son mari comme Pénélope attend Ulysse dans L'Odyssée d'Homère. La sorcière a la même fonction que le choeur dans les tragédies antiques. La musique de Marcello Giombini combine les deux genres : le thème principal avec l'utilisation marquée de la trompette semble sorti d'un péplum, le reste de la partition évoque le western, dans les moments intimistes comme dans les moments spectaculaires. Pour toutes ces raisons, Duel au couteau constitue le meilleur western de Bava et une rencontre originale de divers genres cinématographiques. Comme le soulignait Jean-Marie Sabatier dans sa bible Les classiques du cinéma fantastique : "Participant de tous les genres, le cinéma de Bava échappe à tous les genres."

Duel au couteau apparaît comme une vraie oeuvre personnelle d'un authentique auteur, Bava, caché ici sous le pseudonyme de John Hold. Dés la séquence d'ouverture, les admirateurs du cinéaste auront le sentiment de se retrouver en terrain connu. Des signes sont gravés sur le sable mouillé. Une prédiction est annoncée par une voyante illuminée, semblable à celle campée cinq ans plus tard par Laura Betti dans La Baie sanglante. La caméra recule et révèle un bord de mer ressemblant à s'y méprendre à celui du Corps et le fouet. Comme souvent chez Bava, la fascination pour les objets tient une place capitale. Dans Le Masque du démon, c'est le masque du titre qui est au centre de l'attention ; dans Les Trois visages de la peur, ce sont un téléphone ou une bague qui retiennent l'attention. Dans Duel au couteau, ce sont évidemment les couteaux dont rurik fait un si remarquable usage qui tiennent la vedette. Le cinéaste affectionne les personnages obsessionnels et il le prouve une nouvelle fois ici. Rurik est obsédé par le viol qu'il a commis par erreur sur la personne de Karin et par le tyran Aghen qui a massacré sa famille. Eliminer Aghen lui offrirait une rédemption qu'il n'a cesse de quêter. Karin est obsédée par l'éventuel retour de son mari. Aghen, lui, a soif de pouvoir et de violence. Le film est nimbé d'un certain pessimisme, typique lui aussi de Bava : pas de happy end mièvre viendra conclure le film mais une constatation de la solitude d'un Rurik qui mérite tant le bonheur.

Le personnage de la voyante hallucinée vite mise hors d'état de nuire reviendra dans La Baie sanglante sous les traits de Laura Betti. Au niveau du casting, Bava retrouve Cameron Mitchell pour la troisième fois après La Ruée des Vikings et Six femmes pour l'assassin, ce qui est pas mal pour un réalisateur ayant la réputation de ne pas aimer le travail avec les comédiens. Mitchell, comédien sous-estimé, vu d'abord dans de grosses productions telles Le Jardin du diable de Henry Hathaway avant de se retrouver dans des séries B voire Z européennes, est d'une présence étonnante dans ce rôle pour une fois positif. De même, Fausto Tozzi fait son retour chez Bava dans le rôle du méchant Aghen après avoir été le méchant vizir des Mille et une nuits en 1961, ainsi que Giacomo Rossi-Stuart vu dans Opération peur la même année.


La mise en scène renforce le caractère personnel et original de cette oeuvre. Le sadisme avant-gardiste typique de Bava est bien présent. Ainsi, à la 16° minute du film, ce gros plan bref mais étonnant d'un méchant transpercé par le couteau de Rurik. La scène où Karin se fait violer par Rurik, dissimulé sous un heaume, évoque le film d'épouvante le plus abouti de Bava, Six femmes pour l'assassin : même marche implacable de la brute vers sa victime apeurée, même sorte de couvre-chef / masque dissimulant le visage du criminel, mêmes éclairages paroxystiques, même science de l'attente. Cette brutalité surprend et enlève toute mièvrerie au film. Les zooms, qui constitueront par la suite l'une des marques de fabrique du cinéaste, ne sont pas encore trop insistants : le plus notable intervient à l'instant où Aghen et ses hommes se précipitent à la rencontre de la sorcière pour la violenter. Jean-Marie Sabatier définissait ainsi l'art de Bava: "Ses mises en scène cyclothymiques se basent sur l'alternance systématique entre l'attente silencieuse et angoissée et le déchaînement de l'horreur en terrifiantes et lyriques envolées." La séquence la plus remarquable de Duel au couteau confirme cette analyse : à la 56° minute, la première rencontre dans la pénombre entre Rurik et Aghen avant leur duel avorté constitue un modèle de montée en puissance.

Bava fait enfin une nouvelle fois la preuve de son talent de coloriste. Lorsque l'aurore éclaire le visage du personnage principal, pris de remords et soucieux de se racheter. Les scènes finales se déroulant dans les grottes sacrées offrent un exemple remarquable de contraste entre la pénombre et les couleurs, typique des recherches sur la colorimétrie auxquelles le réalisateur s'est livré depuis Hercule contre les vampires. En plus de soigner la couleur, Bava affiche ici une réelle maîtrise de l'espace qui transforme des extérieurs a priori ordinaires situés à proximité de Rome - tels la commune de Manziana ainsi que la réserve naturelle de Tor Caldara - en paysages fascinants. La composition des plans s'avère très soignée : lorsque Aghen harangue ses hommes, son visage est mis en amorce au premier plan, l'arrière-plan faisant apparaître ses hommes alignées de manière impeccable. En somme, malgré son scénario aux ambitions très minces et une pauvreté de moyens typique de la série B italienne, Duel au couteau représente un bon cru dans la filmographie "bavienne". Et ce même se ce n'est sans doute pas le premier film à conseiller à un cinéphile novice soucieux de connaître le travail du maestro. Le Masque du démon, Le Corps et le fouet, Les Trois visages de la peur, Six femmes pour l'assassin voire Opération peur rempliront mieux cet office. Néanmoins, les admirateurs de Mario Bava et les fans du cinéma de genre européen doivent absolument visionner cet exemple de la maestria du cinéaste transalpin, capable de fignoler avec des bouts de ficelle un long métrage étonnamment digne.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Jean - le 23 janvier 2015