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Critique de film
Le film

Double suicide à Amijima

(Shinjû: Ten no amijima)

L'histoire

Jihei est un petit marchand de papier dont les affaires ne fonctionnent pas très bien. Il est marié à Osan dont il a des enfants, mais entretient depuis des années une relation avec une courtisane qu il promet de racheter régulièrement. Leur relation est malheureusement sans avenir et les deux amants décideront de mourir ensemble un soir à Amijima.

Analyse et critique

En 1966, après les démêlés qu’il eût avec le studio lors de la réalisation de La Guerre des espions , Shinoda décide de quitter la Shokiku (a l’instar d’Oshima et Yoshida) pour fonder sa propre maison de production de façon à pouvoir réaliser ses films de manière totalement indépendante. C’est ainsi qu’il fonde la « Société d’expression (Hyogen Sha) ». C’est dans ce contexte et en association avec l’A.T.G (1) que Masahiro Shinoda met en scène en 1969 ce Double suicide à Amijima qui tient autant du théâtre filmé que de l’œuvre de cinéma d’avant-garde voire expérimental. Le film qui s’inspire d’une œuvre de Monzaemon Chikamatsu écrite pour le bunraku (théâtre traditionnel de marionnettes japonais) s’ouvre sur la préparation d’un de ces spectacles avec en voix off, Shinoda discutant avec sa scénariste de certains points concernant le film et notamment la scène de suicide.

Le film lui-même se déroule en grande partie dans des décors stylisés chargés d’une forte symbolique (2). Shima Iwashita (qui jouait déjà le rôle de Lotus dans Assassinat ) tient à la fois le rôle d’Osan la femme de Jihei et celui de Koharu, sa maîtresse et le champ est constamment traversé des 'kuroko' (3) qui prennent régulièrement part à l’action. Si le sujet et le scénario ne sont pas des plus originaux (le thème du double suicide est traité dans le théâtre japonais depuis le XVIIème siècle et a été traité de nombreuses fois au cinéma), tous ces éléments concourent à faire du film une œuvre tout à fait à part, fascinante et déstabilisante (surtout pour le public occidental peu habitué aux formes théâtrales japonaises). Shinoda réussit le tour de force, non seulement de réaliser un film étonnant avec un budget des plus restreint et un scénario de base mainte fois revisité dans le cinéma nippon, mais aussi de surprendre et de réinterpréter ce matériau original pour en faire une réflexion sur le destin (ici matérialisé par les kurokos qui manipulent les acteurs comme ils manipuleraient des marionnettes (4)).

Les amants n’ont de cesse de fuir ce destin qui s’impose à eux, qu’ils se sont imposé en s’aimant au-delà des lois qui régissent la société médiévale dans laquelle ils vivent. Ils n’ont de cesse de fuir cette mort qu’ils se sont imposé (Koharu le dit clairement au « samouraï », mais tout le drame final vers le cimetière et le lieu où les amants mourront illustre ce dilemme – les amants reviennent continuellement sur cette mort q’ils redoutent et ont pourtant choisi). Les kuroko les suivent durant tout ce cheminement comme pour s’assurer que le destin s’accomplit, n’hésitant pas à les guider vers ce double suicide qui ne peut qu’être l’aboutissement de leur amour... Ainsi, ce sont eux qui dresseront la potence pour Jihei…

Même si sa carrière n’a pas eu la renommée de celles de ses illustres contemporains, Masahiro Shinoda se pose au travers de ces quatre films en fin esthète. Goût pour l’esthétisme qui lui fut d’ailleurs souvent reproché (notamment par Max Tessier). Pourtant, s’il est vrai que ses films sont moins immédiats d’accès que ceux de certains de ses contemporains, c’est peut-être parce qu’ils s’adressent par moments plus aux sens qu’à l’intellect. Cet esthétisme poussé parfois au profit de l’histoire n’en appauvri pas la force, au contraire, elle la renforce ; il est vecteur de signification et porte l’histoire en lui. Une fois de plus Wild side exhume de petits bijoux pour notre plus grand plaisir et nous donne à revoir dans deux rôles marquants le grand Tetsuro Tamba récemment décédé.


(1) Nihon Art Theater Guild. Fondée en 1962, cette société avait pour vocation de diffuser des films plus « art et essai », peu susceptibles de rallier un public large. L’A.T.G. débuta par la distribution de films d’auteur étrangers avant de se tourner vers productions nationales. Nagisha Oshima fut un des premiers à la soutenir.
(2) Une expérience qui est ici la conséquence d’un budget restreint, mais qui procède également d’une réflexion sur la nature même des décors et leur signification. On ne peut s’empêcher de penser à une autre expérimentation dans le domaine, celle de Lars Von Trier dans Dogville ou Manderlay.
(3) Les kuroko sont, dans le théâtre traditionnel japonais des assistants habillés de noirs qui aidaient les acteurs sur scène et manipulaient les marionnettes au bunraku.
(4) Tout comme ils peuvent être vus comme le souligne Shinoda comme une matérialisation de l’auteur qui manipule ses personnages pour construire son récit. Ce qui en fait également une intéressante réflexion sur la narration.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

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Par Christophe Buchet - le 28 juin 2007