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Critique de film
Le film
Affiche du film

Double messieurs

L'histoire

Deux copains d'enfance, François (Jean-François Stévenin) et Léo (Yves Afonso) se retrouvent après s'être perdus de vue pendant vingt-cinq ans. Ils partent de Paris et gagnent Grenoble à la recherche du Kuntch, un autre de leurs camarades qui était leur souffre-douleur favori. Dans sa belle maison – le Kuntch est devenu entrepreneur immobilier – ils ne trouvent que sa femme Hélène (Carole Bouquet). Un simili kidnapping les amènent sur les routes entre Grenoble et le pied des Alpes...

Analyse et critique

Pour son deuxième film, sept ans après Passe montagne, Stévenin prend à nouveau la tangente, fuit les nationales pour prendre les chemins de traverse, tournant son film hors de tout de circuit, hors des formules toutes faites, ignorant de (ou décidant plutôt d'ignorer) ce qui ce fait où ne se fait pas. Avec ce nouvel essai d'une liberté inouïe, il renouvelle le miracle, si ce n'est que l'on se déplace ici plutôt en voiture et que les Alpes viennent remplacer le Jura. Sinon la formule est la même avec une nouvelle histoire de fugue où deux dadais rêveurs partent sur le chemin de leur enfance (ou plutôt ici de leur adolescence... les héros ont – un peu – grandis), cavalcade totalement libre et imprévisible qui nous emporte dans un monde de cinéma totalement autre. Un peu plus de «récit » ici peut-être : on frôle le thriller, le drame mais telles des asymptotes (que Jacques – George – Villeret décrivait si bien dans Passe montagne) ces genres ne rejoignent jamais vraiment le film, Stévenin déconstruisant la forme classique pour s'en aller inventer autre chose, avec Cassavetes et Monte Hellman comme figures tutélaires. Si Passe montagne était son Husbands, alors Double messieurs serait son Macadam à deux voies... mais si ces deux films font partie du panthéon de Stévenin, ce serait bien réduire son travail que de se contenter de les invoquer pour tenter de décrire un cinéma qui n'appartient qu'à lui.

Si autant d'années séparent ses deux premières réalisations (il faudra attendre dix-sept pour découvrir son troisième film, Mischka) c'est qu'il n'est pas capable de se mettre au bureau et d'écrire. Il faut que le film mûrisse, entre petit à petit en lui, se constitue au fil de longues circonvolutions. Attendre que le point final advienne, que la nécessité impérieuse de tourner se fasse ressentir. Entre 79 et 83, Stévenin écrit un scénario de A à Z, solide, bien charpenté, reprenant une histoire antérieure même à Passe montagne. Mais il avertit d'emblée les finançeurs : ce n'est qu'une étape, le film évoluera lorsqu'il aura trouvé ses décors et ses acteurs. De fait il en tournera grosso modo les quarante premières pages et chamboulera complètement le reste. C'est qu'en commençant la préparation du tournage, il se sent déjà coincé avec cette nouvelle histoire de mecs, il veut autre chose. Il sait qu'il doit encore chercher, compter sur la chance et l'instinct. Remettre encore l'ouvrage sur le métier.

Les mecs donc. Stévenin pense d'abord à Jean-Pierre Kalfon pour lui donner la réplique mais le temps d'écrire le film, de le financer, ils se retrouvent tous les deux estampillés dans des rôles de voyous et Stévenin craint que cela n'embarque les spectateurs sur une fausse piste, d'autant qu'il y a effraction et enlèvement dans le film. Il pense alors à Yves Afonso, qu'il avait présenté à Rozier. Il aime son énergie débordante, son côté enfantin et s'inspire beaucoup de sa personnalité pour nourrir le personnage de Léo. Quant à lui, il se glisse dans une veste étriquée, mets des talonnettes afin de rigidifier sa démarche et ainsi faire oublier son habituelle allure de loubard. Pour l'ambulancier, « l'ouragan », il prend Jean-Pierre Bonnaire dont la diction et la gestuelle rendent son personnage insaisissable tant on ne sait jamais s'il est sérieux ou s'il déconne.

Arrive Carole Bouquet qui fait entièrement revoir sa copie à Stévenin. Exit le film de mecs, il jette aux orties le dernier tiers du scénario et décide que c'est elle qui dorénavant va tirer l'histoire. Il a trouvé l'étincelle qui va mettre le feu au poudre, le virage inattendu qui va emporter son film ailleurs. Virage ou visage, la beauté glacée de Bouquet dénotant dans le film et le forçant à se plier à sa présence. L'actrice aura du mal à s'accoutumer à la méthode Stévenin mais c'est finalement elle qui le poussera à tourner des scènes qu'il n'a plus envie de faire ou qu'il évite. C'est elle qui le tire alors que le tournage a épuisé toute l'équipe et que la folie guette, c'est elle qui lui indique le chemin (sans le savoir) alors qu'il se sent paumé dans son histoire. Pour la scène de l'hôtel à la fin du film (où enfin les personnages de François et Hélène se livrent vraiment), Stévenin ne donne plus aucune indication de ce que doit faire Bouquet, simplement que c'est à elle de décider de ce qui va se dire, de comment les choses vont se passer. Lui, il a fait son boulot, il a mis en place « ce merdier », maintenant c'est au film de décider, à Hélène. Déstabilisée, elle s'y refuse d'abord mais c'est elle qui à trois heures du matin traîne Stévenin pour la tourner cette scène. On sent que Stévenin a lâché prise, qu'il se laisse porter par elle et elle par le film qui s'invente presque en direct. Il est alors plus perdu qu' elle, incapable de dire un mot... « Je suis désolé »... c'est tout ce qu'il arrive à sortir et on ne sait même pas si c'est le personnage de François qui parle ou si c'est le cinéaste qui s'excuse auprès de son actrice bouleversés. Une séquence magnifique (peut-être la plus belle de son cinéma), qui tient sur un fil, où l'on sent les deux acteurs à deux doigts de tomber mais qui tiennent, avancent, s'accrochant l'un l'autre pour tenir la scène tout en haut, là où le cinéma « classique » ne peut grimper, là où la vie rejoint complètement sa mise en fiction cinématographique.

C'est parce qu'il est vivant que le cinéma de Stévenin nous touche autant. On dit souvent qu'un cinéaste accouche de son film. Chez Stévenin, on a bien la naissance (l'idée) mais on le voit également grandir ce film. On se fait une idée de ce que seront nos enfants, mais ils deviendront pour sûr tout autre chose et Stévenin accepte, attend de voir ce que va devenir son rejeton. Une vie d'homme se transforme en rencontrant quelqu'un comme Double messieurs devient tout autre chose en rencontrant Bouquet. Stévenin lui abandonne le film, se laisse déposséder, possédé par elle. François et Léo partent à l'aventure sans savoir ce qui va advenir, comme Stévenin qui se lance dans son film, préparé, écrit mais qui attend de voir où les choses vont le mener, qui se laisse porter par le film plus qu'il ne le porte. Tout est imprévisible, le tournage comme l'histoire qu'on nous raconte. Quelle histoire d'ailleurs ? François et Léo quittent Paris pour une virée à Grenoble sur les traces de leur ancien camarade, le Kuntch. Ils rencontrent en chemin une femme (Carole Bouquet donc, qui joue Hélène l'épouse du Kuntch) qu'ils feignent de kidnapper, quittent la ville tous les trois, croisent de faux mafieux et un ancien amant, continuent sur la route des Alpes et retrouvent la colonie de vacance de leur enfance (devenue maison de retraite). Enfin, tandis que Léo rentre à Paris, François et Hélène s'enfoncent dans la montagne, jusqu'à un grand rocher surplombant la vallée.

François, Léo, Hélène... tous fuient tous quelque chose, mais on ne sait quoi. Leurs vies peut-être, tout simplement. François et Léo ne sont pas des marginaux, ils ressentent seulement le besoin irrépressible de faire un pas de côté, de quitter un temps le déroulement linéaire (social, temporel, géographique) de leurs vies pour jeter un coup d’œil en arrière, vers leur enfance, de faire un pas de les côtés, direction cette France rurale oubliée du cinéma hexagonal. C'est surtout François le moteur de cette expédition, lui que l'on sent hanté par la peur de vieillir (il porte un toupet, n'arrête pas de remettre en place sa dent à pivot) et le regret d'être passé à côté de sa vie, d'avoir trahi ses rêves d'enfance. La carte que l'on voit dès le générique et qui revient régulièrement dans le film, qui indique l'emplacement de la colonie de vacances et le rocher final, c'est une carte au trésor, celle de l'enfance retrouvée. C'est du moins ce que s'imagine François, mais en fait cette carte le conduira à un autre point de sa vie, celui où il va pouvoir s'accepter en tant qu'adulte, accepter que le temps passe et emporte certains rêves. En cours de route il perdra son postiche et finira par rire de sa dent artificielle, comprenant que pour trouver sa place au monde il faut savoir faire le deuil de l'enfant que l'on était et des rêves que cet enfant avait si fort ancré en lui.

Léo lui ne craint pas de vieillir car il avance dans la vie en s'imaginant toujours adolescent. Il ne porte pas de costard, traîne toujours en jogging, double son idole Belmondo et affiche des posters de Rambo et Johnny dans sa chambre. Hallyday on le verra en vrai dans Mischka et ce sera de nouveau Jean-Paul Bonnaire – qui joue ici le pote ambulancier de Léo qui travaille pour le chanteur – qui le rencontrera. Dans le présent film, Bonnaire explique n'avoir encore jamais rencontré Johnny. Dans Mischka il sera devenu son pote. Chez Stévenin, les rêves se réalisent, même si c'est d'un film à un autre...

Quand François apparaît d'un coup face à lui, Léo voit son fantasme d'un passé toujours vivant prendre corps. Si François réagit à une impulsion en reprenant contact avec son ami perdu de vue depuis vingt-cinq ans, Léo lui est resté bloqué dans son passé adolescent. Il sait ainsi tout de ce que sont devenus leurs anciens camarades et il n'a pas de mal à entraîner François sur la piste du Kuntch, ce dernier voyant dans Léo, ce gamin qui refuse de grandir, le guide parfait dans sa quête rétrospective. Léo vit dans le fantasme d'une adolescence sans fin, François dans celui d'un retour possible dans ce monde disparu.

Face aux fantasmes, la réalité a la peau dure et la quête s'avère déceptive. Dans un premier temps François décide d'aller seul voir le Kuntch à l'occasion d'un passage à Grenoble pour son travail. Mais Kuntchinsky est devenu un notable et des sbires lui barrent sa porte. François erre dans un no man's land de maisons pavillonnaires en construction. Retrouvailles avortées, ville triste et grise... il s'apprête à repartir mais Léo l'attend à l'aéroport, accompagné par l'ouragan et son ambulance. Après ce faux départ, l'aventure repart, la fantaisie en plus, c'est peut-être la clef qui manquait pour que la porte vers l'enfance ne s'ouvre. Les deux gus rentrent dans la propriété du Kuntch par effraction, traversant le jardin comme des soldats en action, des indiens attaquant un fort. Mais la maison est vide. La porte décidément se refuse à céder...

Ils attendent dans la maison vide mais en place et lieu du Kuntch, c'est sa femme Hélène qui débarque. Sans trop savoir pourquoi, ils la kidnappent, pour rester dans le jeu, pour rester les héros d'un film qu'ils s'inventent au fur et à mesure. Mais si Léo est incapable d'expliquer pourquoi il l'a jeté dans la voiture, c'est peut-être parce que c'est Hélène qui a kidnappé les deux hommes et leur film. Hélène se laisse faire, elle aussi elle veut sortir de sa vie et ces deux pieds nickelés sont un moyen comme un autre de s'échapper un moment. Ils se réfugient tous les trois dans un pavillon témoin. Tandis que François et Léo sont complètement paumés, elle est calme, déclarant qu'elle sait comment tout cela va se finir. Léo vitupère, essaye de reprendre le contrôle, sans y parvenir un instant. François lui semble se laisser porter par les événements, accepte de lâcher prise et de voir où cette histoire va les mener.

Quittant Grenoble en empruntant l'ambulance de l'ouragan, ils vont tomber sur un groupe de types patibulaires que Léo prend pour la police. François lui penche plutôt pour des mafieux. Et même s'ils ne s'avèrent être ni l'un ni l'autre, nos deux zigs se retrouvent enfermés dans la suite d'un hôtel Mercure. Les rôles s'inversent et ils passent de piètres kidnappeurs à piètres kidnappés. Hélène retrouve quant à elle un ex-mari dans le restaurant de l'hôtel et l'on quitte le duo pour la suivre Hélène et la découvrir un peu. Là aussi les rôles s'inversent et de personnage secondaire d'Hélène passe sur le devant de la scène tandis que le duo est confiné aux coulisses. Vrai premier personnage féminin du cinéma de Stévenin, Hélène / Carole Bouquet capte l'attention des spectateurs, des personnages, du film et de son réalisateur. Double messieurs s'affichait par son titre même dans la droite lignée de Passe montagne mais il ne sera pas le film d'hommes attendu.

Dans leur chambre d'hôtel, les deux mâles se retrouvent bien démunis. Ils parlent de tout et de rien, picolent, mangent tandis qu'Hélène a une longue discussion avec son ex, puis une scène de ménage avec son mari. Pour Léo et François, rien d'autre que l'attente, ils sont placés en dehors de l'action, à la lisière du film. D'Hélène, on découvre un passé, une histoire d'amour, des amis... elle devient personnage à part entière et reconfigure le film. Le duo François / Léo s'estompe, les lignes de forces changent. Mais Léo refuse de se laisser dépossédé et tente de revenir dans la fiction. Il s'échappe de la chambre – personne ne le retient d'ailleurs - mais tandis qu'il se perd dans les couloirs de l'hôtel, Hélène rejoint François et le réinvite dans le film. Léo en tentant volontairement d'y revenir s'en retrouve exclu. Il est en trop, sa présence commence à agacer, venant empêchant la rencontre entre François et Hélène que le spectateur attend dorénavant. On le retrouve à errer à la périphérie de l'hôtel, du film, parlant de Belmondo à des passants, n'intéressant plus grand monde avec ses élucubrations. François commence lui à être attiré par Hélène et un nouveau chemin se profile, une nouvelle histoire. Mais pour l'emprunter, il faut qu'ils s'affranchissent du Kuntch, ce fantasme du passé pour François, le présent pour Hélène. C'est à cette seule condition qu'ils pourraient synchroniser leurs temporalité et avoir une chance de faire un bout de chemin ensemble. Et il y a l'encombrant Léo, poids mort de ce nouveau film qui se dessine. Léo qui essaye de revenir dans le jeu, mais qui en trop en décalage maintenant et n'a plus qu'à s'effacer. Lorsque le trio quitte Grenoble pour la montagne, il n'est plus que le chauffeur. Hélène et François dorment à l'arrière. Eux seuls continuent à rêver.


Dans Passe montagne, George et Serge se retrouvaient au bout d'un long chemin dans un même rêve. Ici, François et Léo sont plus volontaristes, leur rêve ils le posent d'entrée de jeu comme partagé, ils ont un but bien défini et commun à atteindre. Mais les choses ne fonctionnent pas ainsi : le Kuntch, leur passé, leur porte vers l'enfance s'avère introuvable car c'est un leurre. On ne peut redevenir d'inséparables amis juste en le décrétant, on ne peut habiter de nouveau son passé. Tandis que Léo continue coûte que coûte à vouloir y croire, François décroche. Ils se détachent bientôt, conscients qu'ils ne partagent pas les mêmes choses, à l'image d'Hélène qui agace Léo mais qui fascine François. Léo continue à pourchasser son passé, François abandonne et commence à se chercher lui même, dans le présent. Léo veut rester coûte que coûte un gamin tandis que François se force à grandir. Il se tait tandis que Léo vitupère encore et encore. Il marche plus lentement, abandonne les moulinets, les frasques, en quête d'une autre manière d'être, en quête d'un moi adulte enfin accepté. Léo essaye de convaincre François de renvoyer Hélène par le premier train, de reprendre leur duo et de partir ensemble à la recherche de la colo. Mais François n'en est plus là, alors c'est Léo qui finalement monte dans le train et disparaît du récit. Disparition presque brutale, bouleversante tant se lit sur le visage de Léo / Afonso la tristesse de ne plus faire partie de l'histoire, du film. François lui s'enfonce dans la montagne, sur les traces d'Hélène. Il est à la peine, s'enfonce dans la neige, s’essouffle. Elle est déjà au sommet et l'attend, calme, sereine et amusée. Ils disparaissent dans les nuages.

Si l'histoire tient en deux lignes, la façon dont les choses adviennent fait de Double messieurs un film d'une richesse inépuisable. On peut le revoir à l'envie, il n'est jamais le même, matière vivante et mouvante que l'on n'explore jamais deux fois de la même manière. Tout ce qui est au dessus dans cet article n'est qu'un état du film, sa visite à un instant T. Une nouvelle vision et il ne sera plus exactement le même, tout dépend du chemin que l'on prend pour le visiter. C'est quelque chose qui est vrai pour les trois films de Stévenin et qui tient bien sûr à son approche de la création : ne rien figer, mettre en place un système afin de créer de l'imprévu, en faire une des matières du film et surtout laisser ce dernier évoluer encore et encore, à quelque stade de la fabrication où l'on se trouve.

Comme pour Passe montagne, Stévenin tourne son film en plans séquences d'une minute, une minute trente. Il fait les choses un peu à rebours sur le plateau, choisissant d'abord la place de la caméra, son mouvement, chronométrant le temps qu'elle prendra à l'effectuer puis partant de là pour intégrer les acteurs et les dialogues dans le plan. Afonso peine et râle contre cette méthode, il réclame de son texte, veut du temps pour l'apprendre et surtout pas qu'on chamboule tout à la dernière minute ! Le texte, Stévenin l'a fait écrire par ses acteurs au cours d’innombrables répétitions en amont du tournage. Les dialogues n'existent pas dans le scénario, charge aux acteurs de les trouver et chez Stévenin on trouve en faisant. Afonso noircit donc des carnets avec ses dialogues et arrive sur le plateau pour jouer ses scènes. Mais Stévenin n'est pas plus pour la récitation que pour l'improvisation, il faut que l'acteur navigue entre les deux. Sa technique consiste souvent à ramasser les dialogues sur la fin des plans afin que les acteurs ne soient pas obnubilés par ce qu'ils ont à dire, qu'ils l'expriment d'abord par leurs gestes, leurs déplacements. Stévenin, comme un cinéaste du muet, pense d'abord en image. Les dialogues, ils doivent simplement rentrer dans le tempo de la séquence, ce ne sont pas eux qui ont en charge le récit, le film. Au moment de tourner Stévenin tranche dedans, les raccourcit, en garde juste une partie, insiste sur tel ou tel mot... ce qui agace prodigieusement Afonso tout content d'arriver sur le plateau bien préparé et qui ne sais plus trop où donner de la tête. Pas grave, c'est son personnage et cette perte de repère ne fait que rendre Léo encore plus vrai.

Si Stévenin opte pour des plans séquences, c'est pour éviter au maximum les coupes, les relances et ainsi laisser les acteurs se déployer et l'imprévu entrer. Stévenin ne travaille pas en système clôt, il ouvre et appelle de ses vœux l'accident qui va venir transformer ce qu'il avait prévu - et n'était que théorique - pour en faire quelque chose de vivant. Le film n'est longtemps qu'une idée dans la tête du réalisateur et il faut attendre le tournage pour que cette idée prenne corps. Et ce que Stévenin cherche au moment de cette transfiguration, c'est que la vie rentre par tous les pores, par tous les espaces possibles. Ça ne veut pas dire s'en remettre seulement au hasard, laisser les choses advenir et voir ce que ça va donner. Il faut au contraire un cadre solide, des contraintes, sinon le film qui sent qu'on lui lâche la bride risque d'échapper à son maître. Le cheval s'agite, se cabre, rue mais il faut rester en salle, tenir les rênes et le ramener au corral. Stévenin n'est pas du style à employer le fouet. Lui préfère fatiguer la bête, l'avoir à l'usure.

Ce chaos organisé, il va falloir maintenant lui donner forme. Stévenin travaille longuement sur le montage, un an pendant lesquels il retrouve son complice Yann Dedet. Il est difficile de construire un film à partir de plans séquences. C'est trop mécanique, ça ne respire pas. Les enchaîner en nettoyant juste le début et la fin ne fait que créer des petits blocs certes pleine de vie, mais cette vie ne traverse pas le film dans son entier. Alors les plans séquences sont coupés, recoupés, les morceaux réagencés. Une infinie de possibilités s'ouvrent alors à Stévenin et Dedet. Si Léo hurle d'abord puis fait une blague dans une même séquence, le ressenti ne sera pas du tout le même en inversant les deux passages. Et lorsque le plan est découpé en trois, quatre morceaux, la quantité d'agencements à explorer donne le vertige. Mais le duo se lance : ils coupent, mélangent les prises, collent dans un sens, dans un autre, triture jusqu'au petit matin pour voir si quelque chose advient, pour découvrir des éléments cachés du film, des idées qu'ils n'auraient jamais eus. Ils utilisent les ratés du tournage, un acteur qui part trop tôt par rapport à la caméra, ou en retard, confiants dans le fait que ces accidents racontent autant de choses qu'un plan réussit au millimètre et à la seconde près. La logique géographique peut bien voler en éclats, les liens de causes à effets s'évanouir... : ce qui compte c'est que le découpage crée des tensions, du doute, que tout soit rendu plus vivant et inattendu.

Comme dans Passe montagne, Stévenin construit par le montage une temporalité qui n'appartient qu'à lui. Quelque chose de doux, voluptueux mais aussi de terriblement accidenté. Sautes, ellipses constantes : il fait du temps une matière malléable qu'il se plaît à travailler. Le spectateur d'un film de Stévenin ne peut pas deviner ce qui s'est passé pendant une ellipse, comme dans le cinéma classique où ce qui n'est pas montré est clairement défini par le son et l'image. Il ne peut que l'imaginer et chacun ressort avec son propre film. Quant aux colures, elles sont souvent brutales, ici pas de raccord de mouvement ou de regard. Un personnage bat des bras, cut et on le retrouve dans une posture figée au photogramme suivant. Notre cerveau de spectateur est invité à boucher les trous, à se demander ce qui a pu se penser entre les deux. Ou plutôt à simplement ressentir qu'il s'est passé quelque chose, Stévenin ne nous laissant pas le temps de la réflexion. Cet art du montage donne le sentiment d'un film plus grand caché derrière celui que l'on voit. Le film comme un arbre qui cacherait la forêt. Le travail sur le son se révèle primordial pour lier ces séquences constellées d'ellipses et de cuts mais aussi pour donner une autre dimension à chaque scène. Stévenin fait bruiter une première fois le film dans son entier avant de refaire faire le travail une seconde fois, rendant fous des techniciens absolument pas habitués à travailler de la sorte. Le résultat est là et la richesse de la bande sonore telle que l'on est estomaqués en découvrant qu'il n'y a pas de musique dans le film...

Double messieurs marque une franche évolution du cinéma de Stévenin. Passe montagne il le faisait contre : la norme, le système, les stars, Paris. Ici il fait rentrer un peu de tout ça dans son cinéma : Carole Bouquet, Johnny Hallyday (une séquence était prévue avec lui mais n'a pu se faire suite à un accident du chanteur), Belmondo (même si c'est Afonso qui l'imite), un soupçon d'intrigue. Même s'il était profondément poétique et subjectif, Passe montagne portait une forme de désir réaliste. Double messieurs se nourrit lui aussi constamment du réel, mais il l'amplifie, l'exagère, le tord, Stévenin se livrant complètement à la fantaisie et au plaisir de la fiction. Le film s'ouvre sur un cadre serré, proche du 1.66, avec une succession d'images, des photos où l'on reconnaît Stévenin et Afonso jeunes. François ouvre les yeux et s'éveille dans un avion. On entend l'appareil atterrir et le cadre passe au scope, changement de format qui nous indique que l'on entre dans le cinéma, la fable, le mensonge. Lorsque Stévenin filme son bout de rocher à la fin du film, c'est Ford filmant Monument Valley. On entre dans la fiction de Jean-François, ou dans les rêveries de François, c'est tout comme. François qui dort au moment de l'ouverture du film et que l'on retrouvera encore assoupi aux côtés d'Hélène lorsqu'ils arriveront au rocher, à la fin de leur périple. Tout le film peut être compris comme un songe de François qui prendrait sa source dans cette page de calendrier que l'on découvre au début et qui présente le visage d'Hélène et le rocher qu'il gagnera à la fin du film en la poursuivant. Cinq ans avant Barton Fink, lui aussi a pu très bien pénétrer une image et s'y perdre. Se promener dans les rêves d'un homme c'est comme regarder le film d'un cinéaste, surtout quand le dit film épouse la forme des songes (les ellipses, les sautes, la géographie bouleversée, les pertes de repères spatiaux et temporels...). C'est peut-être ce que veut nous dire Stévenin lorsqu'il referme son film, à la toute fin du générique, sur un rail de travelling qui avance jusqu'au bord du gouffre. On va pour basculer et soudain la lumière revient, on se réveille. Et l'on a qu'une hâte : que la lumière s'éteigne à nouveau pour que l'on puisse recommencer à rêver...

DANS LES SALLES

intégrale stévenin
passe montagne (1978)
double messieurs (1986)
mischka (2002)

DISTRIBUTEUR : LES ACACIAS
DATE DE SORTIE : 18 AVRIL 2018

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 17 avril 2018