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Critique de film
Le film
Affiche du film

Donne-moi tes yeux

L'histoire

Le sculpteur François Bressolles s'éprend de la jeune Catherine Collet et la convainc de poser pour lui. Ils envisagent une vie commune mais un jour, sans explication, François devient distant et cruel. L'homme commence à perdre la vue, et ne veut pas laisser Catherine s'engager auprès d'un vieil handicapé.

Analyse et critique

Le 24 juillet 1942, l’hebdomadaire américain Life fait paraître dans ses colonnes une liste, particulièrement sinistre, de « collaborateurs notoires à exécuter dès que la France redeviendra libre ». Aux côtés des noms de Mistinguett et de Maurice Chevalier figure celui de Sacha Guitry. Celui-ci accueille l’information avec le détachement et l’esprit qui ont fait sa réputation : « S’appeler Life et demander la mort, c’est tout de même curieux. » Probablement l’auteur ne mesure-t-il pas encore tout à fait l’ampleur de la détestation qui est en train de se cristalliser autour de sa personne. Il a, depuis le début de l’Occupation, adopté une attitude dangereuse (ni pour ni contre), en tâchant de rester fidèle à ses principes mais en ne tenant pas assez compte du contexte spécifique au temps de guerre, et ne va pas tarder à devoir en supporter les conséquences.

Apprécié des Allemands (sans réciproque), il multiplie dans son travail les provocations à leur égard (la reprise de Pasteur ; celle de Ceux de chez nous dans lequel figure une séquence-hommage à Sarah Bernhardt et où son nouveau commentaire insiste sur l’injonction de Mirbeau : « Ne collaborez jamais ! » ; la pièce Mon auguste grand-père qui raille les lois antijuives ; l’ajout d’un acte final patriotique à Florence etc.) mais est régulièrement reçu par les plus hauts dignitaires nazis, desquels il obtient volontiers des faveurs (y compris la libération de prisonniers). Cela se sait, et il reçoit alors de plus en plus de sollicitations qu’il ne peut toutes honorer, ce qui accentue dès lors son image de nanti parisien, soucieux avant tout de préserver son entourage et son train de vie personnel.

Le fossé le séparant de la France de la Résistance devient un gouffre : en juillet 1941, convaincu que la France ne se redressera qu’en demeurant elle-même, Sacha Guitry publie des tribunes dans Aujourd’hui et Le Petit Parisien où il s’en prend à « ceux qui se cachent » : « N’as-tu pas entendu la voix du maréchal raffermie, l’autre jour ? N’as-tu pas tressailli en écoutant cette grande voix qui te disait que tu n’étais ni vendu, ni trahi, ni même abandonné – et quand il ajouta : "La France se relève", pourquoi ne t’es-tu pas levé ? […] Comment veux-tu qu’elle se relève si chacun de ses fils tarde à lui apporter le meilleur de soi-même ? »

S’il se méfie de ses conseillers, Guitry continue en effet de penser que le maréchal Pétain – à ses yeux le héros de Verdun – demeure l’homme de la situation, et cela le conduit à se lancer dans un ambitieux travail de collection historique, anthologie des grands hommes et des grandes œuvres de l’histoire de France, qu’il intitule sans sobriété De 1492 à 1942 : de Jeanne d’Arc à Philippe Pétain. En octobre 1943, Sacha Guitry se rend fièrement à Vichy, pour en montrer la maquette au maréchal. Celui-ci, avec une lucidité que Guitry n’a alors pas, lui conseille d’en changer le titre. « Croyez-moi, il ne le faut pas… pour vous ! ». Guitry persiste, et réalise même un moyen métrage d’une quarantaine de minutes qui le voit tourner, en les commentant, les grandes pages de son édifiant ouvrage.

Fidèle à ses habitudes, depuis le début de la guerre, Guitry n’a pas arrêté de travailler, et cette activité frénétique l’a parfois conduit à manquer de recul dans sa compréhension ou son analyse « à chaud » de ce qui se passait alors. Son meilleur commentaire – autant d’ailleurs sur les faits eux-mêmes que sur sa manière personnelle de les vivre –, il l’aura finalement produit presque malgré lui, de façon métaphorique et à n’en pas douter partiellement inconsciente, avec Donne-moi tes yeux. Un de ses films les plus méconnus, mais sans nul doute un des plus singuliers, des plus riches et des plus poignants.

Donne-moi tes yeux – qui, pendant son tournage, est d’abord titré La Nuit blanche – trouve son origine dans un roman intitulé Aveugle, écrit par le grand-père maternel de Sacha Guitry, René de Pont-Jest. Dès 1914, Guitry en avait tiré une pièce en deux actes, qu’il n’avait jamais montée. Début 1943, pour – enfin – offrir à Geneviève ce premier rôle au cinéma qu’elle ne cesse de réclamer, l’auteur revient vers cette histoire d’amour complexe entre d’un sculpteur atteint de cécité et sa jeune modèle. Curieusement, un film d’André Berthomieu, L’Ange de la nuit - adaptation par André Obey d’une pièce de Marcel Lasseaux - vient d’être tourné en 1942 sur un sujet identique : par courtoisie autant que par anticipation (l’homme connaît la logique des prétoires), Guitry appelle Obey pour s’assurer qu’aucune accusation de plagiat ne sera formulée à son endroit.

Le tournage se déroule en mars 1943 et est difficile pour tout le monde : l’hiver qui se termine a été pénible, le couple Geneviève/Sacha bat de l’aile, la vie à Paris n’est plus ce qu’elle était… Alors Sacha invite sur le plateau un grand nombre d’artistes qu’il admire… et leurs œuvres : il imagine un vernissage fictif au Palais de Tokyo réunissant Utrillo, Derain, Vlaminck, Othon Friesz, Van Dongen et quelques autres artistes contemporains (1), mais ce qu’il expose surtout durant cette séquence, c’est cette idée personnelle – déjà formulée dans Remontons les Champs-Élysées – d’une France éternelle qui, même sous le joug ennemi, continue d’accomplir de grandes choses.


Exposant longuement les merveilles de la « salle 5 » dans une énumération qui serait anti-cinématographique si elle n’était pas à ce point guitryesque, il montre (entre autres) La Maison du pendu de Cézanne, La Vague de Courbet, le Sourire de Carpeaux, la Loge de Renoir, le Balcon de Manet et L’Âge d’airain, bronze de Rodin. Point commun de ces œuvres ? Elles ont été accomplies en 1871, « à l’heure où la France venait de perdre la guerre ». Mais en les voyant, « on a l’impression que ce que l’on perdait d’un côté, on le regagnait de l’autre » car « des œuvres pareilles, ça tient lieu de victoire ». Alors, en 1943, tandis que la France est à genoux, que fait Sacha Guitry ? Il tente, à sa mesure, de faire perdurer cet art national qui demeurera par-delà les bruits de bottes, en continuant à tourner et à monter ses pièces. On pourrait trouver la démarche immodeste si elle n’était aussi, en l’occurrence, une sorte de confession. Le sculpteur que Sacha incarne ici devient aveugle, et cela veut dire plusieurs choses. Premièrement, et de façon explicitement liée à sa relation avec Geneviève, voilà un homme qui vieillit, qui reconnaît non seulement qu’il n’est plus celui qu’il a été mais qui plus encore admet le caractère irrémédiable de cette évolution. Il y a là manifestement un message adressé à Geneviève, dans la manière dont le personnage de François est prêt à laisser partir celle qu’il aime justement parce qu’il l’aime. Avec ce film, Sacha ne donnait pas seulement à Geneviève le rôle qu’elle avait tant attendu, il lui offrait en partie ses adieux.

Ensuite, l’aveugle, c’est celui qui ne voit pas ce qui est autour de lui, et dans Donne-moi tes yeux, Sacha Guitry concède peut-être, pour la première fois, qu’il a abordé la situation de guerre de façon incomplète et insuffisante. Il n’a pas su voir au-delà de sa propre personne, de son entourage immédiat et la manière dont il filme Paris occupé, dans la nuit des cabarets (2) ou du couvre-feu notamment, est parfaitement révélatrice : le film traduit certes une atmosphère d’inquiétude, d’anxiété, de peur parfois, mais il ne la concrétise jamais à l’image. Au contraire, il resserre le cadre et même à l’intérieur de celui-ci, par exemple à travers cette errance nocturne, inattendue et fulgurante, durant laquelle les personnages ne regardent – littéralement - que leurs pieds.

Enfin, celui qui devient aveugle, c’est celui qui ne va plus jamais voir ce qu’il a vu jusqu’alors, et dans Donne-moi tes yeux, Guitry semble admettre que les choses ne seront plus comme avant, pour lui comme pour la France, ce qui le mène à une forme de désarroi et de repli sur soi. Fermant les yeux sur ce qui a été abîmé (ce dessin de Daumier qui existera à jamais dans son esprit, même lorsqu’il ne sera plus, et qui témoigne que l’éternité des choses vient avant tout de la mémoire qu’on leur accorde), Sacha Guitry acte en somme la fin d’un certain monde : comme le résume Noël Simsolo, « Guitry avoue qu’il faut être aveugle pour ne pas voir ce que devient la France, […] le souvenir permet de subsister, intègre à son retrait des luttes et des combats, absent des mouvement de destruction et des changements du monde. L’ardent défenseur de la grandeur de la France […] nous dit en 1943 qu’il vaut mieux faire l’aveugle que de participer […] à la tragédie (3). »

Donne-moi tes yeux est donc un film rare, au sein de l’œuvre de Sacha Guitry : par sa lenteur, tout d’abord, inhabituelle chez l’auteur mais ici révélatrice d’une forme de désabusement : les dialogues eux-mêmes sont encore remarquables mais ne cinglent qu’avec d’amertume. Par ailleurs, le film déroute plaisamment par son approche peu conventionnelle du drame intime, qui évite soigneusement toute forme de pathos mais parvient à faire naître, de façon étrange, presque distante parfois, une émotion d’une belle justesse. Il demeure ensuite le témoignage tout à fait exceptionnel – et probablement plus pertinent que ses écrits contemporains ou à venir (4) – de la manière dont Guitry aura ressenti ces années d’Occupation. Il surprend enfin par la façon, dont se fraient au sein du cinéma de Guitry des éléments qui n’y étaient jusqu’alors pas présents (en tout cas pas dans cette mesure) : la fébrilité, la noirceur, la cruauté... Pour ces raisons, Donne-moi tes yeux tient une place essentielle, et souvent mésestimée, dans sa carrière : celle d’un film-charnière, qui tourne définitivement le dos à la légèreté et à l’insouciance de sa période dorée d’avant-guerre, mais annonce déjà en partie ses chefs-d’œuvre sévères et charbonneux des années cinquante.

(1) Le buste de Geneviève utilisé dans le film est précisément celui qu’Hubert Yencesse, présent à l'écran pour cette exposition, venait d’achever.
(2) Gilda, la chanteuse du club qui reprend "Je suis seule ce soir" et que François utilise pour peiner Catherine, est incarnée par Mona Goya, avec laquelle Sacha est sur le point d’entamer une liaison.
(3) Sacha Guitry, éditions Cahiers du cinéma, collection « Auteurs », 1988.
(4) Le recueil Quatre ans d’occupations sera, en partie, une réaction par l’excès à l’incarcération dont il fera l’objet à la Libération, et son sens de la mesure s’y trouvera émoussé.


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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 31 décembre 2019