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Critique de film
Le film
Affiche du film

Docteur Jekyll et les femmes

L'histoire

Le soir des fiançailles du Docteur Henry Jekyll (Udo Kier) et de Fanny Osbourne (Marina Pierro), une jeune fille est retrouvée agressée dans une sombre ruelle de Londres. Au cours de la soirée, l'une des convives, Miss Victoria, est à son tour retrouvée violée et assassinée dans la chambre où s'était retirée. La demeure est en émois, un étrange individu ayant été aperçu dans ses couloirs. Pris de panique, un autre invité tue un cocher d'un coup de feu, pensant qu'il s'agissait du tueur. Ce n'est que le début d'une soirée de chaos et d'horreur qui verra les invités se faire agresser, violer, assassiner... toujours par cet étrange et insaisissable individu...

Analyse et critique

Après la « parenthèse » Histoire d'un péché, Borowczyk multiplie après La Bête les films à tendance érotique : La Marge (1976, avec Sylvia – Emmanuelle – Kristel et Joe Dallesandro, d'après André Pieyre de Mandiargues), Intérieur d'un couvent (1978, où il retrouve Ligia Branice), Les Héroïnes du mal (1979), un sketch de Collections privées (1979, au côté de Just – Histoire d'O – Jaeckin et du cinéaste japonais Shuji Terayama), Lulu (1980), L'Art d'aimer (1983), le cinquième épisode d'Emmanuelle (1987), Cérémonie d'amour (1987, encore d'après Pieyre de Mandiargues) … jusqu'à tourner entre 1986 et 1991 quatre épisodes de la série télé coquine Série rose. Ainsi, après La Bête, le regard critique ne se porte plus Borowczyk et le cinéaste tombe très rapidement dans l'oubli. On peut toutefois imaginer (espérer ?) qu'il y ait au sein de cette pléthore de films des œuvres dignes d'intérêt ou au moins des séquences portant l'empreinte du cinéaste (1). Comme c'est le cas avec ce Docteur Jekyll et les femmes qui, s'il est loin d'être inoubliable ou même simplement abouti, révèle quelques fulgurances.

Le roman de Robert Louis Stevenson a été adapté de très nombreuses fois à l'écran. On note parmi les versions les plus connues celle de Rouben Mamoulian (1931), Victor Fleming (1941), Jean Renoir (Le Testament du docteur Cordelier en 1959), Terence Fisher (1961) ou encore Roy Ward Baker (Dr Jekyll et Sister Hyde,1971). Si la plupart de ces adaptations prennent beaucoup de liberté avec le roman, Borowczyk nous en offre une variation encore plus personnelle (avec celle, parodique, de Jerry Lewis, The Nutty Professor, en 1963). Le cinéaste s'amuse en effet à imaginer ce qu'aurait été la première version du roman de Stevenson. On raconte en effet que le manuscrit aurait été brûlé par la femme de l'écrivain car elle l'aurait jugé trop choquant.


L'ajout principal tient dans l'invention d'une personnage féminin, Fanny Osbourne. Une référence directe à l'épouse de Stevenson, Frances Matilda Van de Grift Osbourne Stevenson, dont le prénom de jeune fille était Fanny (Osbourne venant de son premier mariage). Mais plutôt que la prude Mme Stevenson détruisant les écrits inconvenants de son mari, la Fanny Osbourne du film va elle se révéler attirée par la trouvaille de Jekyll, jusqu'à décider sciemment de se transformer en une version libre et sans entrave d'elle même. Car, comme tous les personnages féminins de Borowczyk, Fanny souffre des conventions sociales. Elle n'est pas une prisonnière comme Blanche ou Glossia (Goto, l'île d'amour), mais elle s'ennuie dans cette famille bourgeoise. Avant que le dîner de fiançailles ne commence, Harry et elle s'étreignent avec passion mais les convives arrivent et ils doivent reprendre leur rôle au sein de ce théâtre social. Lors du dîner, on lit sa lassitude, son agacement. Et la découverte du filtre de transformation sera pour elle la promesse d'une totale émancipation.


Chez Borowczyk, l'homme (enfin plus particulièrement les femmes) souffre du poids de la société et de ses conventions. Ses personnages ne peuvent jamais vivre pleinement leurs désirs, leurs fantasmes. Toujours l'église, la morale ou la loi viennent leur rappeler que leurs corps ne leur appartiennent pas, que leurs désirs sont mauvais, qu'il faut soumettre encore et toujours. Le filtre (ou plutôt le bain dans lequel il plonge pour se transformer) inventé par Jekyll et qui libère celui qui l'utilise de toute entrave morale est la promesse d'une vie débarrassée de tout ce qui interdit l'homme d'être ce qu'il est véritablement. Une telle liberté ouvre la voie à la torture, au meurtre, au viol... ce qui ne semble pas déranger Fanny qui accepte cette nouvelle personnalité avec délice et appétit. C'est le chemin de l'héroïne qui intéresse Borowczyk, tout autant sinon plus que le célèbre docteur. Le titre qu'il souhaitait pour le film était d'ailleurs Le Cas estrange du Dr. Jekyll et de Miss Osbourne, le cinéaste indiquant par l'ajout d'un « de » grammaticalement peu juste qu'il met sur un pied d'égalité les deux amants.


Le meurtre d'une enfant ouvre le film. Quelques éclairs dans la nuit bleutée, les accents angoissants de la mélodie de Parmengiano... on sent dans ce prologue une certaine influence du giallo mêlée ici à l'imagerie brumeuse de l'Angleterre victorienne. Ce seront les seuls extérieurs du film (jusqu'à la toute fin) qui se transforme en un huis clos. Une dizaine d'invités (et autant de victimes potentielles), une nuit, un monstre qui rôde... Borowczyk condense l'intrigue du roman pour nous offrir un Cluedo morbide, érotique et sanglant.


On se retrouve donc le soir des fiançailles de Fanny et Harry. Les convives arrivent un à un mais à peine le cérémonial démarre-t-il que les choses dérapent imperceptiblement. Par le montage déjà, la réception guindée étant entrecoupée de plans sur l'enlèvement du corps de la fillette. A la froideur bleutée des rues de Londres se substitue l'intérieur onctueux de la demeure de Jekyll. Borowczyk utilise une lumière diffuse qui floute les contours, les adoucit, ce qui tranche avec le côté sec et désincarné du dehors. Tandis que les convives philosophent à table, un flash surgit soudain : Fanny, à moitié déshabillée, frappant une vieille dame à coups de couteau. La musique se fait également dissonante, et l'air joyeux joué avant le repas laisse la place à une mélopée étrange et anxiogène. Puis c'est Victoria, la jeune fille sage et souriante qui dansait auparavant pour les convives, qui est assaillie par l'image d'un sexe en érection. Quelque chose se dérègle, glisse irrémédiablement. La scène se transforme comme Jekyll mute en Hyde. On découvrira plus tard que ces images sont des visions du futur (comme Ewa qui rêve de sa mort dans Histoire d'un péché) mais à ce moment du film, nous les prenons comme des fantasmes, comme les désirs secrets des convives. L’élixir de Jekyll n'est rien d'autre que la concrétisation de ces pulsions qui taraudent ces représentants de la bonne société.



Lorsque l'on retrouve le corps sans vie de Victoria, ce microcosme déjà fragile explose et la célébration festive sombre dans la folie et l'hystérie. Le général, pris de paranoïa, tue un homme par erreur. Sa fille se donne ensuite à Hyde, se faisant prendre sous les yeux de son père, son plaisir se trouvant redoublé par l'air effaré de ce dernier. Libéré, le général va fouetter sa fille, éprouvant un plaisir grandissant à chaque nouveau coup porté sur son postérieur. L'entrave première de l'homme chez Borowczyk, c'est le désir sexuel, empêché par la morale catholique, par la crainte du péché. Aussi il est logique que ce soit une libido déchaînée qui déferle sur le film. Jekyll incarne et assume l'état bestial et pulsionnel de l'homme. L'image de son sexe en érection reprend d'ailleurs un plan présent dans La Bête, Borowczyk dressant un parallèle évident entre les deux films. Mais comme on l'a vu avec le général et sa fille, ce n'est pas seulement Jekyll qui se livre à ses pulsions, c'est toute la maisonnée... et ce sans même l'excuse du diabolique breuvage. Et si les convives se barricadent au lieu de fuir, ce n'est pas une incohérence ou une facilité du scénario, c'est qu'ils se livrent (inconsciemment ou non) à leurs pulsions, à leur désir de mort et de sexe.

Borowczyk utilise la demeure comme un espace mental. Il tourne son film dans un château, jouant ainsi sur une superficie et une variété de pièces sans commune mesure avec la réalité d'une demeure bourgeoise londonienne. Il n'y a pas de géométrie logique des lieux, c'est un enchevêtrement de couloirs, de pièces, de mansardes, de portes innombrables. Impossible d'avoir le moindre repère, impossible d'appréhender l'espace. C'est un labyrinthe, sans issue, sans réalité, projection des tourments des personnages qui ne peuvent échapper à leur condition, à leur statut social. Labyrinthe dont vont seulement sortir, victorieux et libres, Harry et Fanny.


Henry explique à Fanny que lorsqu'il est Hyde, il est heureux d'être libéré des contraintes morales et sociales. Fanny s'offre à son tour cette même liberté en se plongeant dans ce bain, sans retour possible. Elle se relève, voluptueuse, se caressant les seins, le sexe, comme si elle découvrait seulement maintenant la réalité de son corps. Elles se réapproprie ce qui lui avait été confisqué : sa sexualité, son désir, sa chair. Henry la suit et les deux démons vont pouvoir vivre leur idylle au milieu des cadavres. « Vive la haine et la peur. Vive l'inédit de nos sensations » : ils achèvent les derniers survivants (Harry brise la jambe valide sa mère infirme, Fanny poignarde à mort la sienne), brûlent les livres, détruisent le tableau de Vermeer qu'on leur avait offert pour leur mariage. Les deux amants, transformés peuvent dès lors s'offrir leur nuit de noces sanglante. Ils s'enfuient dans une calèche, s'enlaçant, suçant leurs plaies, faisant l'amour avec passion.


Le film regorge de belles idées, de visions fulgurantes. Comme la transformation qui se fait en plongeant dans un bain, vision on ne peut plus graphique, magnifiquement exécutée par un Borowczyk décidément très inventif. Ou encore cette volonté de faire jouer Jekyll et Hyde par deux acteurs différents plutôt que de grimer Udo Kier. L'usage des couleurs est également admirable, tout comme la gestion de l'espace comme nous l'avons évoqué plus haut. La partition est une autre réussite du film. Borowczyk retrouve le musicien du Jeu des anges, Bernard Parmengiano, qui mêle influences XIXème et musique moderne au sein d'une recomposition de l'une de ses pièces sonores, Pour en finir avec le pouvoir d'Orphée. Anxiogène, ambiguë, naviguant entre plusieurs registres musicaux, cette partition joue merveilleusement sur l'idée de glissement, de schizophrénie, d'ambivalence et constitue un parfait prolongement du trouble qui saisit les personnages.


Malheureusement, le film se retrouve gâché par un horrible doublage français. Difficile ainsi de juger de l'interprétation de Marina Pierro tant sa voix française rend son jeu ridicule. Pierro qui est, après Ligia Branice, la nouvelle muse du cinéaste: il l'a fait jouer das Intérieur d'un couvent et Les Héroïnes du mal et la retrouvera dans L'Art d'aimer (1983) et Cérémonie d'amour (1987). Patrick Magee souffre moins du doublage car sa fonction est de cabotiner. Son rôle de général paranoïaque et pervers apporte ainsi une bonne dose d'humour à l'ensemble. Quant à Udo Kier, il n'a qu'à être lui même pour se révéler inquiétant. Mais pour le reste, les seconds rôles s'avèrent extrêmement faibles. La mise en scène et la structure scénaristique de Borowczyk ne sont pas non plus exempts de défauts : certaines scènes s'étirent, le film se répète beaucoup, le montage s'avère parfois incohérent...


Si Dr Jekyll et les femmes propose des choses très intéressantes, on ne le placera pas pour autant au rang des réussites de Walerian Boroczwyk. Lui-même avait d'ailleurs arrêté sa filmographie en 1975 à l'occasion d'une exposition que le festival d'Annecy avait organisé en 1997. Cela faisait dix ans qu'il n'avait pas tourné de films (hors épisodes de séries télé) et il expliquait alors regretter les multiples compromis auxquels il avait du se soumettre depuis La Bête. On l'a vu en introduction, les producteurs ne s'intéressaient alors plus à lui que comme cinéaste érotique, faisant fi de la spécificité d'une filmographie variée et singulière dont l'érotisme n'est qu'un des multiples aspects. Déçu par le cinéma (sa dernière œuvre personnelles est Scherzo Infernal en 1984, ébauche d'un long d'animation qui ne verra jamais le jour), il n'en continue pas moins de créer, peignant, sculptant et bricolant jusqu'à sa disparition le 3 février 2006.

(1) Nous en restons au domaine de d'hypothèse car nous confessons ne pas avoir eu l'occasion de découvrir ce pan de sa filmographie.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 17 mars 2017