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Critique de film
Le film
Affiche du film

Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ

L'histoire

Au temps de l'Empire Romain, un modeste réparateur de char du nom de Ben-Hur Marcel se trouve, presque malgré lui, projeté au coeur d'une machination politique visant Jules César.

Analyse et critique

La carrière de cinéaste de Jean Yanne avait débuté en 1972 avec Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, pamphlet assez remarquable de verve et de férocité, puis s’était notamment poursuivie, en 1974, avec Les Chinois à Paris, une satire anar également souvent réjouissante, qui confirmait l’esprit franc-tireur, insolent et iconoclaste d’une personnalité à part dans le paysage audiovisuel français de son époque. Après deux échecs publics (Chobizenesse en 1975 et Je te tiens, tu me tiens par la barbichette en 1979), et un exil aux Etats-Unis aussi universitaire (Jean Yanne et sa compagne Mimi Coutelier s’étaient inscrits à UCLA en art et littérature) que fiscal (ses dettes françaises s’étaient alors considérablement alourdies), Jean Yanne allait avec Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ - comédie assagie - trouver l’occasion de relancer sa carrière hexagonale.


Courant mars 1981, alors que Jean Yanne envisage de travailler pour la télévision américaine, il retrouve Claude Berri, venu à Los Angeles pour la cérémonie des Oscars. Celui-ci, lié par contrat au distributeur AMLF pour produire quatre films avec Coluche, lui demande s’il n’a pas un projet sous la main. Une idée née plusieurs mois auparavant lui revient alors à l’esprit : celle d’une chronique liée à la civilisation romaine, située durant l’Antiquité mais animée de préoccupations contemporaines et parsemée d’anachronismes. Le casting international (Ugo Tognazzi, Alberto Sordi, Annie Girardot, Telly Savalas...) qu’il avait dans un premier temps envisagé sera pour l’occasion remplacé par la fine fleur des trognes habituelles du cinéma français (André Pousse, Michel Constantin, Darry Cowl, Paul Préboist, Daniel Emilfork...) mais l’arrivée d’un producteur inattendu va toutefois lui permettre de laisser libre cours à son ambition pharaonique : le neveu du président tunisien Bourguiba, Tarak Ben Ammar, se greffe en effet au projet et vient offrir à Jean Yanne la possibilité d’utiliser les infrastructures majestueuses des studios de Monastir, dénichant pour lui des milliers de figurants et des centaines d’artisans fabriquant décors, armes, accessoires de sellerie ou de verroterie... le tout à des coûts défiant toute concurrence !


Le jeune producteur, déjà chevronné (il vient de co-produire le Jésus de Nazareth de Franco Zeffirelli ou Les Aventuriers de l’Arche Perdue de Steven Spielberg), avait probablement senti le filon commercial : il faut en effet reconnaître que l’idée du « péplum anachronique » - pas spécialement novatrice, pensons par exemple au segment antique des Trois âges de Buster Keaton (1923) - se trouve alors particulièrement en vogue, suite aux succès de La Vie de Brian (1979) des Monty Python ou de La Folle Histoire du monde (1981) de Mel Brooks. Si l’on adjoint à cela la ferveur du public français pour Coluche ou Michel Serrault, sollicité pour jouer le rôle de César, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ avait d’emblée quelque chose du succès programmé. Son excellente carrière en salles (1) et ses multiples rediffusions cathodiques (2) ont depuis assis sa dimension populaire, contribuant à poser le film quelque part sur la cheminée du cinéma populaire français, tellement là sous nos yeux qu’on ne se pose même plus la question de savoir ce qu’il vaut vraiment...


Autant le dire d’emblée, donc, l’humour du film - qui n’a donc même pas pour lui l’argument de la primauté - ne tient pas vraiment la comparaison avec celui des deux titres-références cités plus haut, ni dans le niveau d’absurdité ou de délire atteint par les Monty Python, ni dans le registre quantitatif du Mel Brooks. Les gags reposant sur les anachronismes sont attendus, voire franchement paresseux (toute la partie publicitaire, qui consiste à mettre une déclinaison latine à la fin d’un nom de marque connue, comme Boursinum ou Tefalum, est presque indigne - on pourrait aussi évoquer le paquet de Camel de Cléopâtre...) et certaines scènes s’étirent un peu, sans que l’on ne sache pourquoi, ne contribuant ni à faire avancer l’intrigue, ni à construire un quelconque échafaudage comique.

De même, la conclusion, si elle offre son titre au film et donne lieu à l’une de ses répliques les plus percutantes (« Un gosse qu’est né dans une étable à Bethléem, tu crois que ça va changer la face du monde ? »), non contente de s’avérer historiquement très souple (Jésus est en réalité né 44 ans après la mort de César...), donne franchement l’impression d’une pirouette au rabais, un peu tirée par les cheveux, d’autant plus que le parolier Jean Yanne n’aura pas spécialement été inspiré avec la relecture du Il est né le divin enfant qui fait office de générique de fin.

Pour autant, on peine à faire preuve d’une trop franche sévérité à l’égard d’un film qui, par bien des aspects, présente les qualités comme les défauts de son créateur : d’allure souvent rustre, voire bâclé, d’une décontraction qui confine parfois au geste anar, et avec une indiscipline revendiquée vis-à-vis des formes trop standardisées, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ suscite finalement une sympathie en partie liée, justement, à la grossièreté - ou plutôt à l’hétérogénéité - de sa finition. Quel contraste, à titre d’exemple, entre le professionnalisme de cet impressionnant plan d’ouverture au sein de la foule colossale, et des décors rutilants, du marché de Rahatloukoum... et l’amateurisme presque embarrassant de l’écriture de certains dialogues ou du jeu de certain(e)s comédien(ne)s...

Et quitte à évoquer l’interprétation, on se retrouve à devoir dresser un constat embarrassé du même ordre, partagé entre le plaisir de voir un défilé de comédiens illustres, et la reconnaissance du fait que ceux-ci se contentent pour la plupart de faire très exactement ce que l’on peut attendre d’eux. Ce qui sera la cause, sur le plateau, de tensions entre Coluche et Jean Yanne (qui voulait faire sortir le comédien de son numéro de scène habituel) est absolument symptomatique quand il s’agit de Michel Serrault, qui retrouve au fil du film les tics les plus appuyés qui l’ont vu triompher dans les deux épisodes de La Cage aux folles, sortis quelques mois plus tôt. Selon l’affection que l’on porte au comédien (en particulier dans ce registre spécifique), on trouvera alors parfaitement irrésistible ou plutôt vulgaire la longue séquence qui voit César rejoindre une boîte homo (3), y draguer Ben-Hur Marcel et le ramener chez lui à la faveur du quiproquo linguistique autour de l’expression « en être ».



Mais on retrouve également, plutôt pour le meilleur mais aussi pour le pire, la personnalité de Jean Yanne dans la discrète mais omniprésente dimension sociale du film : au départ du projet, il y avait chez lui la volonté de démontrer que les gens, à l’époque de la civilisation romaine, avaient exactement les mêmes emmerdements quotidiens que le public contemporain, avec la circulation en ville, la police, les politiques, les patrons ou les salaires... Cette volonté - à l’occasion qualifiée chez ses laudateurs de « saine misanthropie », chez ses détracteurs de « poujadisme de bas étage » - traverse en permanence le film, des conversations de bistrot entre Ben-Hur Marcel (4) et les autres commerçants, jusqu’aux revendications sociales du Secutor Flavien Magister, qui réclame « la sécurité sociale, les soins généraux, la retraite anticipée et des avantages fiscaux » pour lui et ses collègues gladiateurs ! On ne manquera pas, également, de relever le récurrent exercice de corrida façon « mort aux vaches » auquel se livre Jean Yanne en tapant, dès qu’il en a l’occasion voire même encore plus souvent, sur les policiers (« On a cherché quelqu’un d’intelligent, mais on n’a pas trouvé »), les bataillons de CRS ou les forces de l’ordre de tout type... Moins hargneux que certains de ses films antérieurs, Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ n’en demeure pas moins l’œuvre d’un querelleur-né, volontiers prompt à contester l’autorité sous toutes ses formes.


L’irrévérence de Jean Yanne et son esprit de contradiction inné se manifesteront également sur le tournage à l’égard de son producteur, ses relations avec Tarak Ben Ammar n’ayant de cesse de se dégrader au fil des semaines. Capable de se transformer en "bouffeur de curé" quand il était en France (repensons à Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil), Jean Yanne avait ici mué, en traversant la Méditerranée, en "boulotteur d’imam" : organisant de fêtes très alcoolisées et conviant des demoiselles dénudées sur des plateaux situés à proximité de lieux de culte, Jean Yanne ne pouvait pas ignorer qu’il heurterait ainsi les sensibilités locales. C’est finalement, et de façon singulièrement inédite, par voie de presse que Tarak Ben Ammar règlera ses comptes avec le cinéaste, évoquant la vulgarité de l’homme, l’atmosphère de débauche entretenue sur les plateaux ainsi que son mépris, voire même son racisme, vis-à-vis de la culture et de la population tunisiennes. Si l’on ajoute à cette atmosphère conflictuelle un certain nombre de retards pris dans la construction des décors ou d’impondérables intempéries, la production du film ne cessa de s’étirer dans le temps comme dans les finances... Pour autant, le film disposait contractuellement d’une date de sortie (le 6 octobre 1982) fixée avant même le tournage, et lorsque soumis à l’urgence, Jean Yanne acheva enfin son montage, la production lui annonça qu’il fallait encore supprimer 20 minutes. (5) Las, Jean Yanne refusa de se remettre au travail et abandonna le film, qui subit ainsi des coupes violentes et manifestement parfois incohérentes. Lorsqu’une fois sorti, le film rencontra le succès, le cinéaste, qui n’avait donc pas vu la version finale avant sa diffusion en salles, eut ce mot un peu désabusé : « Les gens ont compris le film. Pas moi. »



Par ailleurs, malgré son côté éminemment "franchouillard" (on l’aura compris, ce terme ne pouvant se limiter ici à sa connotation péjorative), le film et son succès attirèrent la curiosité des distributeurs étrangers, et une nouvelle version fut ainsi proposée à l’exploitation internationale : les séquences faisant intervenir Léon Zitrone ou Yves Mourousi, vedettes exclusivement hexagonales, furent ainsi sacrifiées, au profit par exemple de la séquence des machines à sous, et le film obtint ainsi un succès notable en Allemagne et en Espagne. Volontiers opportuniste quand les circonstances l’exigeaient, Jean Yanne ne renia pas un succès qui l’avait tellement fui lors de ses réalisations précédentes, et décida de poursuive dans cette veine rigolarde, dont l’ambition, modeste, se situait avant tout dans le spectacle enfantin des déguisements colorés et des numéros des copains : Michel Serrault, Paul Préboist, Darry Cowl ou Mimi Coutelier se retrouveront ainsi à nouveau à l’écran pour Liberté, égalité, choucroute (1985), qui reprendra les mêmes recettes un peu éculées en les situant cette fois à l’époque de la Révolution Française, et dont l’échec marquera la fin de la carrière de cinéaste de Jean Yanne.


(1) Avec 4,6 millions d’entrées, il s’agit dans les bilans du troisième succès de l’année 1982, après L’As des as et E.T. L’extraterrestre
(2) Une étude du CNC (dans sa mise à jour de mai 2014) le situe à la 6ème place des œuvres cinématographiques les plus diffusées sur les chaînes nationales gratuites de la télévision française, avec 22 diffusions en trente ans ; il s’agit d’ailleurs du titre le plus récent parmi les 10 premiers films de cette liste
(3) Difficile alors – mais plutôt inattendu – de ne pas penser au Cruising de William Friedkin !
(4) Qui emprunte son nom, d’une part et bien entendu à Ben-Hur, mais d’autre part à Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris s’étant opposé au dauphin Charles, fils du roi Jean II le Bon, en vue d’instaurer une monarchie contrôlée en France en 1357
(5) On suppose que les images de Ben-Hur Marcel en costume d’émir, vues sur certaines affiches ou images promotionnelles, sont  issues des séquences supprimées

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 12 septembre 2014