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Critique de film
Le film
Affiche du film

Deux femmes

(Pilgrimage)

L'histoire

Dans la campagne de l’Arkansas, une vieille femme s’occupe de sa ferme, aidée par son fils. Lorsqu’il tombe amoureux d’une jeune fille réprouvée par sa mère, celle-ci décide de l’enrôler dans l’armée  et l’envoie se faire tuer au combat...

Analyse et critique

Après le tournage d’Arrowsmith marqué par ses relations houleuses avec le producteur Samuel Goldwyn, John Ford signe un nouveau contrat avec la Fox en mai 1932, contrat qui allait lui permettre de réaliser deux films qu’il ne regrettera jamais : Pilgrimage et Doctor Bull. Le premier de ces deux titres était resté invisible pendant de longues années et avait quasiment disparu de la filmographie fordienne avant d’être redécouvert à la fin des années 60, mais demeure encore largement méconnu des admirateurs de Ford à ce jour. Pilgrimage n’en mérite pas moins une place de choix dans la liste des plus grands films du cinéaste, en plus d’être sans doute le tout premier chef-d’œuvre dirigé par Ford. Tiré d’une nouvelle de I.A.R. Wylie (l’auteur de l’histoire qui est également à l’origine des Quatre fils) parue dans American Magazine, Pilgrimage est centré autour du personnage de Hannah Jessop, une mère possessive, fermière dans l’Arkansas, qui préfère envoyer son fils à la guerre et donc à une mort certaine plutôt que de le laisser épouser la femme qu’il aime. D’un point de vue purement biographique, il est déjà fascinant de constater à quel point le film s’écarte de sa tendance à idéaliser la mère. Depuis sa première réalisation, The Tornado, où il interprète un cow-boy qui fait venir sa mère d’Irlande, Ford a toujours traité les mères comme des icônes : Margaret Mann dans Les Quatre fils, Alice Brady dans Vers sa destinée, Jane Darwell dans Les Raisins de la colère, Sara Allgood dans Qu’elle était verte ma vallée, Irene Rich dans Le Massacre de Fort Apache, Mildred Natwick dans Le Fils du désert, Olive Carey dans La Prisonnière du désert, ou même la mère irlandaise invisible dont la voix spectrale murmure des propos consolateurs au personnage de John Wayne dans L’Homme tranquille. On se souvient également de l’anecdote du journaliste qui demanda à Ford pourquoi le thème de la famille était si important dans ses films, et à qui le cinéaste répondit simplement :  « Vous avez une mère, non ? » Les films de Ford célèbrent les valeurs familiales mais ils en déplorent aussi l’inévitable perte. Le thème de la destruction s’affirma dès Le Ranch Diavolo et il devint une préoccupation croissante avec l’âge. En 1933, alors que Ford fait face à de nombreuses difficultés personnelles, Pilgrimage surprend par sa noirceur : le dévouement excessif et la jalousie pathologique d’une mère causent littéralement la mort de son fils. Il existe des films de Ford où les mères ne sont pas admirables : La Chevauchée fantastique, Frontière chinoise et deux westerns muets perdus, A Woman’s Fool et Roped. Dans Rio Grande, le personnage joué par Maureen O’Hara est en conflit avec son fils et son mari dont elle est séparée. Mais Hannah Jessop reste unique dans l’œuvre de Ford. Et par une coïncidence frappante, le 26 mars 1933, la propre mère de Ford, Barbara Curran Feeney, succomba à une longue maladie à l’âge de 77 ans, juste après la fin du tournage.


Ford n’a jamais parlé publiquement de cette disparition, si l’on considère qu’il l’a fait dans Pilgrimage. Certes, il n’éprouva pas le même ressentiment envers sa mère que celui du personnage de Jim Jessop envers la sienne, mais l’image idéalisée du matriarcat irlandais et la personnalité dominatrice d’Abby Feeney s’accompagnait d’autorité obstinée et d’exigence affective. La sentimentalité fordienne provient sans doute de sa culpabilité face à son incapacité à satisfaire l’exigence de perfection de sa mère et celle d’avoir abandonné ses parents pour mener une carrière à l’autre bout du pays. Deux femmes est l’un des exemples les plus forts de sa tendance à explorer le côté sombre des choses, lorsque les idéaux ne parviennent pas à faire de la réalité quelque chose de plus noble. Domine alors une sorte de pessimisme romantique qui voit ces valeurs - foyer, famille, tradition, sacrifice - toujours incarnées par des femmes, d’où l’insistance sur la souffrance féminine. Comparée aux mélodrames populaires à l’affiche en 1933, la rigueur de Ford, d’un bout à l’autre du film, frappe. Hannah Jessop est un être dur et insensible, fier de descendre de pionniers massacreurs d’Indiens. Quand son fils tombe amoureux, elle affronte le problème de toutes les femmes chez Ford : l’abandon du foyer par l’homme. Mais la réaction de Hannah est monstrueuse : elle l’engage dans l’armée, après avoir précédemment refusé de le laisser partir avec une autre femme. Le coiffeur local, qui fait aussi office de recruteur, est décontenancé par la franchise de sa déclaration : « Je veux que l’armée l’emmène. » Après de longues hésitations, elle signe ce qu’elle sait être l’arrêt de mort de son fils. Devant la jeune fille dont Jim est amoureux, Hannah va jusqu’à admettre : « Je préfère le voir mort que marié avec vous. » L’unique scène de guerre de Pilgrimage est impressionnante par sa brièveté : quatre-vingt-dix secondes sur un champ de bataille français. Jim meurt enterré vivant dans une tranchée qui s’écroule. Quand Hannah apprend sa mort par le maire du village, sa souffrance est physiquement apparente mais sa nature stoïque lui interdit de parler. Ford l’exprime par une poésie visuelle déchirante : les mains de la mère rassemblent les morceaux d’une photo de son fils. L’absence de plan montrant Hannah la déchirer fait de son geste une métaphore plus puissante encore de son vœu trop tardif de réparer ses erreurs, de revenir en arrière. A ce propos, on notera que Ford ne filme pas directement l’action dans ce long métrage : son intérêt va à ses impressions sur les expressions du visage, véritable recueil où les événements se transcrivent en sentiments ; la naissance, le développement et le recouvrement des sentiments, tel est cet art de la modulation, du déplacement par répétition. Plus que jamais, le cinéaste choisit de filmer le quotidien (le travail de la terre, une femme qui nourrit ses poules, une excursion touristique...) ancrant son œuvre dans une réalité et une vérité encore plus profondes.


Tout au long du film, Ford procède à un magistral mélange de styles. La mort de Jim enseveli est annoncée de façon métaphorique dès les premières séquences dans sa ferme de l’Arkansas. Ford et son chef opérateur, George Schneiderman, sont fortement influencés par l’expressionnisme et le travail de Murnau, comme ils l’avaient déjà été pour Les Quatre fils. Pour les champs et les marais, ils utilisent un ciel peint et un décor brumeux et flou, créant ainsi une atmosphère étouffante, claustrophobe. Puis le film s’épanouit comme une fleur lorsque Hannah rejoint un groupe de mères (les « Gold Star Mothers ») en route pour un pèlerinage en France sur la tombe de leurs fils. La richesse visuelle de la seconde partie contraste fortement avec la nature confinée des scènes tournées en Arkansas. Comme Mark Twain avec sa cargaison de pèlerins dans Innocents Abroad, Ford trouve un humour savoureux dans la confrontation entre d’innocentes Américaines et un monde sophistiqué. Ces séquences doivent beaucoup à l’honnête simplicité et à l’esprit des dialogues de Dudley Nichols (Phillip Klein et Barry Connors sont également crédités pour leur travail antérieur sur le scénario), dont il s’agit sans doute de l’une de ses plus grandes réussites. Comme nous l’apprend Lindsay Anderson, l’auteur jugeait lui-même ce film négligeable peut-être parce que, comme Les Quatre fils, c’est aussi l’histoire d’une mère, peut-être aussi parce que l’audacieux passage de la tragédie à la comédie rendait Pilgrimage moins important à ses yeux que ses travaux jugés plus respectables par la critique.

Le pouvoir guérisseur de l’humour fordien est incarné par Tilly Hatfield. Exubérante hillbilly fumeuse de pipe, elle se lie d’amitié avec Hannah à bord du bateau. Lucille La Verne, qui incarnait la méchante Mère Frochard des Deux orphelines de Griffith, livre une composition bouleversante dans le rôle de cette mère ayant surmonté la perte de trois fils à la guerre. Faisant preuve d’une force peu commune et indomptable, elle annonce la Ma Joad des Raisins de la colère, donnant au rituel de douleur collective organisée un peu de détente comique, comme ces folkloriques veillées funèbres irlandaises. Mais Ford ne tourne jamais en dérision la souffrance de ces femmes. Une des scènes les plus émouvantes est la confession de Hannah devant les autres mères à bord du bateau, quand elle leur déclare ne pas mériter leur compagnie : elles aimaient leurs fils alors qu’elle a envoyé le sien à la mort. Quand on ramène Hannah à sa cabine, Tilly a cette réplique qui résume l’ensemble du film : « Elle devait l’aimer beaucoup, ce garçon. » Puis sa compassion est exprimée par un fondu enchaîné sur un travelling où l’on voit Hannah marcher sur un pont parisien, figure solitaire et désespérée. Comme George Bailey dans La Vie est belle de Frank Capra, Hannah échappe au désespoir en secourant un désespéré, Gary Worth, sur le point de se suicider, puis en l’aidant à marier la femme qu’il aime, se rachetant ainsi de la mort de son fils. La Fox, inquiète de voir le film centré sur une femme antipathique, fit pression sur Ford pour qu’il consacre du temps à sa gentille mais insipide fiancée, Suzanne. Cette dernière est interprétée par Heather Angel, une actrice anglaise à l’accent distingué, qui est peu crédible dans le rôle d’une Française du peuple snobée par la mère de Gary (Hedda Hopper). Mais cette faiblesse de casting se révèle n’être qu’un défaut mineur tant la transformation de Hannah est convaincante. Après avoir réuni Gary et sa mère, elle leur dit : « Je vais retrouver mon garçon à moi maintenant. Il est là-bas dans l’Argonne, quelque part. » Dans un travelling à la Murnau, elle traverse un cimetière plein de brouillard. Sur la tombe de son fils, Hannah lui demande pardon et s’effondre. Ford se montre très catholique en accordant une importance capitale à la confession et l’expiation du personnage (« C’est moi qui l’ai tué ! ») pour rendre possible sa rédemption spirituelle. Hannah récrée sa propre famille en demandant pardon à Mary, l’amie de Jim, et en prenant dans ses bras Jimmy, leur fils, soudainement effrayé par l’affection d’une grand-mère qui ne lui a jamais prêté attention. Ford termine son film sur un plan de Hannah serrant l’enfant figé dans ses bras, l’embrassant farouchement : le cinéaste montre un amour terrifiant et possessif, même dans la rédemption.


A l’époque où le film était encore à l’état de projet possible pour Ford, la presse rapporte que le réalisateur souhaitait avoir Mae Marsh pour le rôle. Marsh avait tenu des rôles de premier plan dans les films de D.W. Griffith Naissance d’une nation, Intolérance et The White Rose, et ce n’est pas un hasard dans la mesure où Pilgrimage doit autant à Griffith qu’à Murnau. La séquence où Hannah s’éveille pendant un orage avec une prémonition de la mort de Jim rappelle celle de The Greatest Question. Le bras de Hannah tendu par la fenêtre du train pour prendre le bouquet de fleurs offert pour Mary (un des plus beaux plans du film) fait écho à la scène du retour dans Naissance d’une nation où la mère, de sa porte, étend le bras pour étreindre son fils qui revient de la guerre. Additionnée à ces éléments, la présence de Mae Marsh aurait fait de Pilgrimage le parfait hommage à Griffith. Mais elle était oubliée depuis la fin du muet et la Fox refusa. Ford resta toujours un ami fidèle de Mae Marsh, lui donnant des rôles modestes mais souvent mémorables jusqu’au début des années 60. Avant Pilgrimage, le seul rôle important de Henrietta Crosman avait été le personnage comique de la mère dans The Royal Family Broadway de George Cukor, sorti en 1930, adaptation de la pièce d’Edna Ferber et George S. Kaufman, satyre du clan Barrymore. Ford se souvenait peut-être l’avoir vue sur scène à Portland quand il était ouvreur au Jefferson Theatre. Sa superbe interprétation dans Pilgrimage contient des échos de tragédie grecque dans un cadre américain rustique. Elle doit sans doute à la stature de Crosman comme grande dame du théâtre américain, et Ford la dirigea dans ce sens. Elle vécut jusqu’en 1944 et joua dans quelques autres films, mais ne retrouva jamais un tel rôle. Quand elle parut sur la scène du Gaiety Theatre de New York pour l’avant-première du film, elle dit au public : « Mes cheveux blanchissent. Si vous aimez Hannah Jessop, vous ferez de moi la femme la plus heureuse de New York. »


L’acteur qui joue son fils, Norman Foster, fut brièvement la vedette d’une série de films dans les années 30 avant de commencer une longue carrière de réalisateur. Il dirigea des films, dont certains de très bonne facture, comme Voyage au pays de la peur (co-réalisé avec Orson Welles), le remarquable film noir Woman on the Run, l’attachant western familial Rachel et l’étranger ou encore le médiocre Davy Crockett, roi des trappeurs. Lors du tournage, il semblerait que Ford ait choisi son habituelle tête de Turc en la personne de Foster, ce qui invita le jeune acteur à garder un ressentiment profond pour le cinéaste. Peut-être Ford trouvait-il Foster trop inexpérimenté, et qu’un tel traitement mettrait ainsi l’acteur dans de bonnes dispositions pour jouer un jeune homme morose dominé par sa mère (il utilisa la même "méthode" avec John Wayne sur Stagecoach en l’humiliant et en le ridiculisant tout au long du tournage). Il faut dire que pour tourner les gros plans, Ford utilisa une méthode inhabituelle : Foster et d’autres acteurs regardaient directement la caméra au lieu de prendre l’angle de regard légèrement oblique de rigueur dans ce style narratif "invisible" à Hollywood. Ford utilise la même technique avec Marian Nixon et l’acteur enfant Jay Ward. Il s’abstient délibérément en revanche de le faire avec Henrietta Crosman, qui ne regarde jamais la caméra. Abattre le "mur" entre le public et les personnages les plus affectés par la cruauté de Hannah semble être la façon dont Ford rend une histoire troublante encore plus dérangeante à visionner : les acteurs portent sur le public un regard accusateur. Cette idée lumineuse renforce notre implication dans les préoccupations des protagonistes et, logiquement, l’émotion que l’on ressent face à cette œuvre bouleversante, à n’en pas douter l’un des sommets de la première partie de carrière de John Ford.

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La fiche IMDb du film

Par Geoffrey Carter - le 30 avril 2015