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Critique de film
Le film

Désirs volés

(Nusumareta yokujô)

L'histoire

Shinichi a quitté la fac plein d’idéaux pour servir, en tant que metteur en scène, une petite troupe de théâtre ambulant qui a bien du mal remplir les chapiteaux. Son directeur peine à payer ses acteurs et rechigne à écouter les propositions du jeune homme lorsque celui-ci essaie d’innover. Malgré les difficultés et la proposition d’un ami de venir travailler à la télévision, il choisit de suivre la troupe de ville en ville. Le cœur du jeune homme vacille entre son désir pour Chidori, une des filles du directeur, dont les sentiments restent troubles et qui se trouve déjà mariée à Eizaburo, la vedette du spectacle, et Chigusa, la sœur de celle-ci qui, elle, éprouve de réels sentiments pour lui.

Analyse et critique

L’industrie cinématographique au Japon étant fortement hiérarchisée avec la nécessité de grimper les échelons avant de pouvoir réaliser enfin son premier film, Shôhei Imamura passe plusieurs années en tant qu'assistant directeur, notamment de Yasujirô Ozu lorsqu’il était à la Shochiku (1) où il rentre en 1951 et surtout de Yûzô Kawashima (2) une fois passé à la Nikkatsu en 1954. Celui-ci, également transfuge de la Shochiku, sera pour lui une influence majeure tout au long de sa carrière. Imamura lui empruntera son goût pour les petites gens, les laissés-pour-compte, et son sens de la comédie par moment à la limite du grotesque. Cette influence est particulièrement évidente sur ce film. Alors qu'il sort de la production de Chroniques du soleil à la fin de l’ère Edo (Bakumatsu Tayoden), sur laquelle il officia en tant qu'assistant réalisateur en chef et co-scénariste, le studio lui propose de réaliser un film de catégorie B, "commercial". Ayant passé sa jeunesse à fréquenter les prostituées et les truands (3), il se rue sur l’occasion pour proposer un sujet sur les prostituées de Yoshiwara, l’ancien quartier chaud de Tokyo. Mais la Nikkatsu n’est pas intéressée. Ce sera l'un des producteurs de la compagnie, connaissant l’attrait qu’Imamura avait pour le théâtre, qui lui proposera la nouvelle Théâtre sous le chapiteau (Tent gekijo) de Toko Kon. (4) Le studio donne tous les pouvoirs au jeune réalisateur y compris au niveau du montage : « A la Shochiku, il y avait des réunions même pendant le tournage, alors qu’à la Nikkatsu, la direction n’intervenait pas. J’étais pleinement libre. » (5) Seul le titre lui sera imposé alors que le cinéaste aurait préféré garder celui de la nouvelle. Ce sera la seule concession qu’il devra faire, et il s’en tirera en mettant celui-ci comme sous-titre au générique.

Le film commence étonnamment à la manière d’un documentaire (6) - plan large d’Osaka, voix off - pour très rapidement s’abaisser à hauteur d’homme. Ici, pas de seigneur, ni de bourgeois (le seul bourgeois du film, Fujita qui louera sa tente, sera le dindon de la farce), uniquement une bande de "bras cassés", des acteurs de Kabuki ambulants peinant à remplir les chapiteaux. Ils ne sont d’ailleurs pas dupes, c’est plus le numéro coquin qui leur sert de première partie qui attire les foules essentiellement masculines que leur théâtre auquel ils peinent encore à croire. La seule chose qui les motive à continuer est le fait qu’ils ne savent rien faire d’autre. Comme il le fera durant toute sa carrière, Imamura s’intéresse surtout à ce petit peuple qui fait l’essentiel de la société japonaise. Des gens modestes luttant pour vivre et survivre. Un petit peuple qui se débat pour garder la tête hors de l’eau et qui, pour faire passer la pilule, s’autorise tous les débordements. Ainsi, la faune décrite par le réalisateur s’intéresse moins à l’intellectuel, elle n’a pas de temps à perdre à cela, qu’aux instincts primitifs. Comme souvent chez le réalisateur, on pense plus avec ce qui est sous la ceinture que véritablement avec sa tête. Une des premières scènes du film donne d’emblée le ton, montrant un public disparate qui, venant d’assister au numéro de striptease en avant-programme, quitte la salle avant même le début de la représentation théâtrale. Sous-payés, voire pas payés du tout, même les acteurs abandonnent toute ambition artistique, préférant fricoter ou déguster un canard dérobé plutôt que de répéter une nouvelle mise en scène. On retrouve ici une constante du cinéma d’Imamura, qui dépeint des personnages dans ce qu’ils ont de plus humain, poussés qu’ils sont par leur instinct. Imamura filme un peuple paillard et grivois se régalant des formes dévoilées des danseuses de la troupe. Et il n’épargne personne, les femmes tombant en pâmoison plus devant la beauté d’Eizaburo que devant ses talents d’acteur. Manger, s’aimer, en un mot : "vivre". Tel semble être le credo de ces gens simples.

De son côté, si l'on excepte Eizaburo qui, on le verra dans une très belle scène à la toute fin du film, semble réellement vivre le Kabuki, seul Shinichi Kunida, seul universitaire de la bande, semble réellement préoccupé par le théâtre et les sentiments. Les autres acteurs étant plus terre-à-terre dans leurs intérêts. Si Imamura filme sur un ton de comédie quasiment burlesque les déboires sentimentalo-sexuels de ses personnages, il traite la plupart des scènes avec Shinichi sur un ton plus mélancolique et sobre, qui contraste avec l’énergie débridée déployée ailleurs. Alors qu’on lui propose un travail autrement plus rémunéré à la télévision, Shinichi préfère suivre dans une tournée en province la troupe ambulante virée de son chapiteau du centre ville. S’il le fait, c’est par idéal, persuadé qu’il peut tirer la troupe vers le haut, mais c’est aussi pour les beaux yeux de Chidori Yamamura, la fille aînée du directeur dont il est éperdument amoureux mais qui se trouve mariée à l'un des acteurs de la troupe.

Imamura traite de manière assez particulière le traditionnel triangle amoureux (mari-femme-amant) du fait qu’il ignore quasiment pendant tout le film le mari pour se concentrer sur les sentiments de Shinichi et de Chidori, qu’il complique avec ceux d’un quatrième personnage en la personne de la sœur cadette Shigusa qui désire intensément le jeune metteur en scène. Il y a quelque chose de profondément, infiniment romantique au sens propre du terme dans cette histoire de jeune homme tiraillé entre son amour impossible pour une femme mariée et l’affection qu’il porte à la sœur de celle-ci qu’il sait / pense ne pouvoir rendre heureuse. Il est intéressant de voir comment le réalisateur, comme nous l’avons dit, change de ton dès qu’il s’intéresse au jeune metteur en scène. Il se fait plus posé, ose certains mouvements subtils de caméra, filme les silences, les émotions. Hiroyuki Nagato, que l’on retrouvera dans les films suivants du réalisateur (Désir inassouvi, Le Deuxième frère, Cochons et cuirassés et La Femme insecte), interprète avec beaucoup d’intensité ce personnage que l’on peut voir, comme le souligne Tony Rayns dans l’essai écrit pour l’édition Masters of Cinema du film, l’alter ego du réalisateur. Tous deux metteurs en scène, ils ont quitté leur milieu cultivé et plus aisé pour se fondre dans celui, plus populaire, du théâtre et des petites gens. (7) Pour jouer Chidori, Yoko Minamida, toute en retenue, vue dans Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi, et avec laquelle le réalisateur venait de travailler sur Chroniques du soleil à la fin de l’ère Edo, parvient tout aussi bien par ses silences et ses regards à faire passer de réelles émotions. Face à la jeune épouse discrète, déchirée par ses sentiments, la jeune sœur (Michie Kita) (8) fait des pieds et des mains pour conserver et conquérir celui qu’elle considère comme sa chasse gardée. Elle fait partie de ces personnages de femmes fortes et déterminées comme les aime Imamura. Personnages qui traverseront son œuvre, et dont fait également partie également Misako, la jeune provinciale qui décide de quitter son village pour rejoindre la troupe. Ces personnages ont pour trait commun leur détermination. Détermination fructueuse puisque les deux femmes se verront récompensées de leur pugnacité.

Mais Désirs volés n’est pas un drame et encore moins un mélodrame ; Imamura livre une comédie énergique, iconoclaste, frisant le burlesque à de nombreux moments de par le ton et le ridicule volontairement exagéré des situations. Le public peu habitué au cinéma japonais pourra s’étonner du caractère hystérique de certaines scènes. Le film garde cependant un équilibre constant entre frénésie et retenue, frivolité et sensibilité, et rappelle par bien des points un certain cinéma italien, lui aussi toujours en équilibre entre excès et pointes de mélancolie ; une parenté que l’on retrouve dans la musique jazz/musette de Toshirô Mayuzumi qui invoque autant une certaine comédie française que le cinéma transalpin. Les personnages sont truculents à commencer par Kanji Takada, le protagoniste joué par l’inénarrable Kô Nishimura (La Harpe de Birmanie, Sword of Doom, Yojimbo) qui nous gratifie de quelques-uns des meilleurs moments du film comme cette audition où il explique à l’aspirante actrice que pour bien juger un corps, il faut le voir dénudé. Fujita, le bourgeois qui perdra celle qu’il convoite en même temps que ses canards, cupide au point de vendre à mi-prix les réductions qu’il a obtenues gratuitement. Les ouvriers et autres provinciaux tous plus obsédés et voyeurs les uns que les autres, épiant les actrices dans leur bain, faisant des pieds et des mains pour apercevoir au travers de la toile de tente un « cul » ou des « nichons ». L’humour fonctionne très bien et, malgré le sujet, on ne tombe jamais dans le vulgaire ou le graveleux. S’il est vrai que l’on n’éclate pas souvent de rire, force est de constater qu’on arbore tout de même très souvent un large sourire aux lèvres.

Tourné sans esbroufe dans un très beau Cinémascope noir et blanc, Désirs volés contient les germes des chefs-d’oeuvre à venir. Thématiquement, nous l’avons vu, le film s’inscrit pleinement dans l’œuvre de son réalisateur. Toujours sur le fil de la tragicomédie, il ne sombre jamais vraiment dans le mélo. Le ton du film, avec cette énergie qui caractérisera l’œuvre du réalisateur, du moins dans les années 60, cette ébauche de « dynamisme formel » qu’il recherchait, annonce déjà un style qui ne demande qu’à s’épanouir. Quant à la morale du film, elle pourrait se résumer à « tout vient à point à qui sait attendre ». La troupe n’obtient-elle pas un succès après tant de galères, Chigusa et Misako n’arrivent-t-elles pas à leurs fins ? La persévérance paye, et réussit à la plupart des personnages. C’est sur une note optimiste qu'Imamura conclut son film.


(1) Même s’il est non crédité au générique, Imamura collabora à Début d’été (Bakushu), au Goût du riz au thé vert (Ochazuke no aji) et Voyage à Tokyo (Tokyo monogatari). Imamura reconnaîtra dans une interview à Max Tessier (reproduite dans Le Cinéma japonais au présent, page 108) que si Ozu n’eut pas une influence importante sur son style, il lui apporta énormément en terme de connaissances techniques.
(2) Réalisateur japonais né en 1918 à Mustu dans la préfecture Aomori, une petite péninsule du nord du Japon, il passera tout comme Imamura par la Shochiku avant de trouver sa voie à la Nikkatsu, célèbre studio concurrent. Il abandonne le réalisme en vogue alors pour se spécialiser dans les comédies légères. Tadao Sato dit de lui : « Il se pose en défenseur de la frivolité japonaise et invente un cinéma de mœurs original qui décrit avec légèreté et humour des personnages stupides désireux d’être toujours dans le coup. ». (in Le Cinéma japonais volume II, page 87). Kawashima décède à Tokyo en 1963 à l’âge de 45 ans.
(3) Imamura fit tout pour échapper à l’enrôlement, allant jusqu’à se faire engager dans une manufacture de textile, persuadé que ce créneau l’éloignerait à coup sûr de l’armée. Il passa une grande partie de ses années d’étudiant à fréquenter les milieux troubles qu’il connaissait bien,  survivant en faisant du marché noir avec les GI's américains.
(4) Ecrivain japonais (1898 - 1977) adapté de nombreuses fois au cinéma. Il aimait conter dans ses livres la vie des petites gens. Il se fit moine bouddhiste avant d’entrer dans la politique.
(5) Reproduit dans Shohei Imamura - Entretiens et témoignages (Dreamland Editions), page 33.
(6) Tout comme certain de ses contemporains (Ôshima ou Teshigahara pour ne citer qu’eux), Imamura pratiquera le genre à plusieurs reprises, notamment lors des presque dix années où il fut amené à travailler pour la télévision après l’échec du Profond désir des Dieux.
(7) Imamura vient d’un milieu relativement aisé ou du moins favorisé, il est fils de médecin.
(8) Actrice rare dont ce sera le premier et quasiment unique film. Après Désirs volés, elle disparaîtra de la circulation jusque dans les années 70 où elle fera quelques voix de séries animées. Elle ne reviendra au cinéma qu’en 2013.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 6 janvier 2017