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Critique de film
Le film
Affiche du film

Désiré

L'histoire

L'actrice Odette Cléry est la maîtresse du ministre Félix Montignac. Alors qu'ils sont sur le point de partir pour Deauville, lls s'aperçoivent qu'il leur manque un valet de chambre. C'est alors que se présente Désiré, jeune homme dépourvu ni de style ni de certificats. Non sans hésiter, Odette l'engage. Mais une fois à Deauville, la patronne se met à rêver de son domestique, et le valet se met à rêver de sa maîtresse...

Analyse et critique

Durant toute sa carrière, Sacha Guitry a surtout écrit sur ce qu’il connaissait : le monde du théâtre, les mœurs des bourgeois... et leurs gens de service. Depuis l’une de ses toutes premières comédies (Nono, en 1905) jusqu’à, par exemple, Toâ (pièce de 1949 immédiatement adaptée au cinéma), la figure du domestique est assez omniprésente dans son œuvre, même si elle s’y réduit la plupart du temps à un rôle de deuxième plan, n’ayant vocation qu’à être prise à partie ou à témoin par son maître (lequel est souvent incarné par le Maître, d’ailleurs). On peut toutefois remarquer, de pièce en film, l’homogénéité d’une représentation plutôt moins dévalorisante que ce que l’on pourrait imaginer a priori : interprétés par des comédiens de caractère (typiquement, pour les rôles féminins au cinéma, Pauline Carton ou Jeanne Fusier-Gir), les « gens de maison » possèdent souvent esprit et sens de la répartie, font leur travail consciencieusement tout en n’oubliant jamais de s’intéresser à ce qui n’est pas censé les concerner, influant ainsi sur les (més)aventures de leurs patrons. En plusieurs occasions, le personnage du domestique se trouvera mis en avant, soit pour présenter l’action (anticipons en pensant à la phénoménale scène d’ouverture du Diable boiteux, avec les laquais de Talleyrand !), soit pour participer au jeu (la « leçon de comédie » de Toâ), soit même pour avoir le fin mot de l’histoire (Le Mot de Cambronne). Dans ce panorama, Désiré fait office d’exception remarquable, non seulement pour la place centrale et le rôle-titre accordés au personnage, mais parce que l’auteur lui-même passe « de l’autre côté » et y endosse la tenue du majordome.

La pièce avait été pour la première fois montée fin avril 1927 au théâtre Édouard VII, avec Yvonne Printemps dans le rôle d’Odette Cléry la patronne. Dix ans plus tard, Jacqueline Delubac la remplace, tandis que Jacques Baumer, Arletty et Saturnin Fabre prennent respectivement les places occupées à la création par Louis Gauthier, Betty Daussmond et Henry Trévoux. Hormis l’auteur, seule Pauline Carton subsiste donc de la distribution originale, dans un rôle de cuisinière madrée que l’on imagine difficilement incarnée par qui que ce soit d’autre.

Les précédentes « mises en conserve » de Sacha Guitry (c’est-à-dire les tournages de films adaptés de ses propres pièces, dans le but avoué d’en assurer en quelque sorte la postérité) concernaient des pièces rigoureusement linéaires, reposant sur des enjeux dramaturgiques simples et qui, si elles ménageaient des ellipses ou du hors-champ, ne reposaient que très peu sur le mystère ou sur le suspense (Le Nouveau Testament, Mon père avait raison ou Faisons un rêve). Désiré est autre chose : derrière une apparente modestie, cette pièce en « arabesques, digressions, parenthèses » (1) représente un écheveau d’intrigues distinctes dans lesquelles une place est constamment préservée pour ce qui n’est pas montré ou ce qui n’est pas énoncé : la comédie sociale y repose sur le contraste entre ce que les personnages disent et ce qu’ils pensent, entre ce qu’ils montrent d’eux-mêmes et ce qu’ils sont, entre ce qu’ils croient comprendre et ce qui s’est réellement passé...

L’idée polissonne du « rêve érotique sonore », qui conditionne les relations particulières entre Désiré (le bien nommé) et sa patronne, est révélatrice de ce hiatus entre le quotidien des personnages et leur « vie rêvée », et donne l’occasion à l’inconscient, voire à l’inavouable, de se frayer un chemin vers le réel et d’y bousculer la bienséance de façade à laquelle chacun œuvre méthodiquement. Des situations comiques ou des quiproquos naissent ainsi du simple fait que des personnages ont eu connaissance de quelque chose qui aurait dû rester de l’ordre du privé, de l’intime, de l’intériorité. Pour cette raison, Désiré est - une fois de plus chez Guitry - un film sur la parole, ou plus précisément sur la transmission de celle-ci, à travers les distinctions entre ce qui se formule et ce qui se tait, entre ce qui est dit et ce qui est entendu...

Dans cette même logique, la séquence extravagante du repas avec Mme Corniche a ceci de fondamental qu’au-delà de sa drôlerie intrinsèque, la surdité du personnage autorise les autres protagonistes à tomber les masques, à révéler sans risque les coulisses de la comédie des apparences à laquelle ils se soumettent habituellement. Désiré est donc un film sur le processus de mise en scène qui régit le système des conventions sociales, en particulier bourgeoises, où chacun joue protocolairement le rôle qui lui est attribué : ce qui intéresse Sacha Guitry dans le personnage central de Désiré, c’est que tout en étant du côté des dominés, c’est bien lui qui organise le réel, et que dès lors ses maîtres sont aussi, d’une certaine manière, ses marionnettes. Dans une séquence précédant le fameux repas, Désiré explique à Madeleine à quel point il aime servir, tout en réorganisant méticuleusement le décor. (2) Déférence gardée envers quelques-uns de ses modèles (Molière, Beaumarchais ou Marivaux, auxquels il a été parfois comparé), Guitry inscrit Désiré dans la continuité des Scapin, Figaro ou Arlequin, ces valets qui se prêtent aux stratagèmes de leurs maîtres tout en exerçant leur indépendance. Il en offre toutefois une variation personnelle, chargée de ses préoccupations propres. Cet amateur de polysémie, par exemple, était capable d’imaginer une pièce entière sur la seule confusion pouvant s’établir entre les différentes acceptions du terme maîtresse, et le monologue final de Désiré offre une éclatante démonstration de cette habileté gourmande à jouer avec les mots. Il y a cependant, dans le fond, quelque chose de plus étrange qui semble émerger de Désiré, une dualité inhérente au personnage (mais on pourrait comme souvent y inclure l’auteur) entre soumission consentie (3) et goût de la liberté. Lors des premières séquences, Odette refuse d’engager Désiré, et c’est lui qui vient la convaincre : d’une certaine manière, il a donc choisi d’être à son service... et c’est encore lui, à la fin, qui prendra la décision de partir, non sans avoir prodigué quelques conseils à celle qui fut sa maîtresse mais ne le devint jamais. Incarnation de quelques-uns de ces paradoxes apparents, propres à la nature humaine, dont Sacha Guitry était un observateur vorace, Désiré est un homme libre qui a opté pour le métier de serviteur, qui éprouve un plaisir certain dans la contrainte et qui ne cesse de tomber dans les bras de celles à qui il devrait se refuser... Qui a parlé d’autoportrait ?

Pour achever cette description d’un homme tiraillé entre ses multiples élans, la toute dernière réplique voit Désiré lâcher pour lui-même : « Le Bon Dieu a dû me foutre le cœur d’un autre... » Désiré, c’est Sacha donc, mais n’est-ce pas, finalement, aussi un peu de chacun de nous ?

Alain Resnais, dans Cinéma 84 (4), publia un article assez célèbre dans lequel il vantait les mérites de Guitry comédien dans Désiré, assurant y avoir perçu une évolution - pour résumer - de la composition (le domestique dans l’acte I) vers le naturel (Guitry lui-même dans l’acte II) et enfin jusqu’à l’universalité (un homme « comme les autres » dans l’acte III). Si nous le rejoignons sur les louanges qu’il convient d’accorder à l’acteur, nous nous rallions à Jacques Lourcelles quand il critique cette analyse (« À tous les moments du film, Guitry est à la fois un domestique et un homme. ») et nous allons même plus loin : pour les raisons que nous venons d’exposer - et auxquelles il faudrait ajouter ce générique de début dans lequel c’est bien Guitry qui présente ses collaborateurs avant d’enfiler, à la faveur d’un effet de montage, le costume du personnage - il nous semble que l’interprétation de Désiré illustre assez bien les théories plus générales de l’auteur sur l’art du comédien, notamment dans l’exercice spécifique du jeu cinématographique : à l’écran, Sacha Guitry incarne toujours avec sincérité le rôle qui lui échoit (ou plutôt qu’il s’est lui-même attribué) mais compte tenu des rapports qu’il entretient avec l’artificialité consubstantielle du support, il ne cesse jamais tout à fait d’être simultanément lui-même. L’enchantement du spectateur, dans Désiré, vient tout autant de la qualité du jeu de Guitry que du fait de voir Sacha Guitry jouer Désiré... et de ne pas en être dupe.

Durant sa carrière, Sacha Guitry a ainsi surtout écrit sur ce qu’il connaissait, et à une époque de « modernité » où les grandes maisons bourgeoises se délestaient de leur petit personnel, symbole de pratiques ancestrales désormais vues comme archaïques, lui-même prit soin de conserver le sien. Lorsque sa propre femme de chambre fut conviée à découvrir Désiré, elle - comme il le raconte lui-même - « ne semblait pas extrêmement enchantée de se trouver justement au service de celui qui avait écrit cette pièce. Elle me dit simplement : "Ah ça, mais Monsieur écoute donc aux portes ?" » Il va sans dire que l’auteur le prit comme le plus beau des compliments. Le cinéma, pour lui, tenait en effet de l’art d’écouter aux portes ou de regarder par le trou des serrures : l’important n’est pas tant ce qu’on y perçoit que ce qu’on se met à imaginer... et surtout le plaisir, enfantin et transgressif, qu’on y trouve.


(1) Selon Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, volume 3 : Les Films, Robert Laffont, coll. « Bouquins ».
(2) Quant à Guitry, le cinéaste, il plante le décor avec une idée de mise en scène d’une évidence confondante : une plongée verticale montrant, littéralement, un « plan de table ».
(3) Lourcelles, toujours lui, parle de « masochisme paisible. »
(4) « Quand jouons-nous la comédie ? » In Cinéma 84 , n° Hors série, novembre 1984.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 26 novembre 2018