Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Dernier caprice

(Kohayagawa-ke no aki)

L'histoire

Manbei (Ganjirô Nakamura), ancien patron d'une brasserie de saké qu'il a cédée à son gendre Hisao (Keiju Kobayashi), va un peu trop souvent dans les vieux quartiers de Kyoto aux yeux de sa famille, où ce veuf rend visite à une ancienne maîtresse, Sasaki Tsune (Chieko Naniwa) qu'il a rencontrée par hasard au vélodrome. Autour de lui, ses filles vivent leurs existences respectives, assez insatisfaisantes en ce qui concerne Akiko (Setsuko Hara), veuve, et Noriko (Yôko Tsukasa), célibataire.

Analyse et critique

Dernier caprice : pas tout à fait pour Ozu, dont l'œuvre se conclura avec Le Goût du saké, et un titre auquel on pourrait préférer la traduction littérale de l'original (L'Automne de la famille Kohayagawa), qui suggère une dimension de finitude et de déclin, concernant un groupe familial entier et non pas seulement un retraité têtu. Ozu aborde cela non sans une certaine légèreté, toutefois (et l'évidence d'une mise en scène qui fait oublier à quel point il est difficile de faire simple). Face à la mort, qu'est-ce qui redouble d'importance et qu'est-ce qui apparaît dès lors comme tenant de la vanité ? À l'image d'un montage où les plans qui indiquent ce dont les personnages parlent n'appuient pas plus qu'ils ne contredisent leurs propos, leurs jugements de valeurs, le film ne tranche pas, mais recommande l'indulgence. Comme le dit un des clercs, tandis qu'il s'embrouille alors qu'il essaie d'expliquer à un autre l'arbre généalogique de son patron, les Kohayagawa sont une famille « compliquée ». Il parle alors du lien qui unit le patriarche à ses sœurs, de son adoption, mais la descendance de ce vieil homme n'est pas plus simple. Elle connaît des problèmes sérieux. Or, se montrer sérieux, c'est justement ce que Manbei ne veut plus (non qu'il ait l'air de beaucoup l'avoir fait auparavant dans sa vie, en dehors de la sphère professionnelle). La vieillesse est pour lui comme une seconde enfance (il prend, entre deux crises de santé, un plaisir particulier à jouer au base-ball et à cache-cache avec son petit-fils) qui désarçonne ses filles et son beau-fils, plus à cheval sur la bienséance, et que sa manière d'obéir à ses propres désirs confronte à leurs frustrations, leurs propres déceptions et reniements.

Le gendre de Manbei gère sa brasserie de saké (en soi plutôt bien, semble-t-il, mais les petits commerces apparaissent, comme s'en plaint une des filles, condamnés à céder la place aux grands et la faillite guette ainsi malgré tout). Cela laisse à son prédécesseur un certain temps libre. Qu'à cela ne tienne, ce veuf l'utilise pour se promener dans Kyoto, rendre des visites de plus en plus fréquentes (et qui pourraient aboutir à des vacances ensemble) à un ancien amour, Tsune Sasaki, dont la fille Yuriko (Reiko Dan) pourrait être (ou non) sa quatrième fille. C'est une jeune femme occidentalisée, qui aime les hommes américains (à George succède Harry), traits que le film associe à un certain matérialisme (elle veut bien qu'il soit son père, si ça pouvait lui valoir une étole en vison). Elle voit d'un œil mi-bienveillant, mi-indifférent, qu'il courtise de nouveau sa mère (plus jeune que lui : un indiscret lui donne entre quarante-cinq et cinquante ans), ce qui n'est pas exactement le cas de sa propre famille, en particulier de sa fille aînée, Fumiko (Michiyo Aratama), qui lui reproche cette incartade. Il l'accuse d'être bête et monstrueuse, ce qu'à l'évidence elle n'est pas, bien que la manière dont elle formule son reproche soit en effet cruelle. Le terme en vigueur pour qualifier son comportement est celui de « feu mal éteint » : Manbei a été un libertin et son absence d'inhibition laisse des traces. Ironiquement, celle-ci paraît prendre en importance avec chaque génération passée. Akiko, veuve qui ne souhaite pas se remarier, dit ne pas comprendre les jeunes : ils sont trop sages, un jeune homme qui ne fume pas et ne boit jamais ne lui inspirerait pas confiance, bien qu'elle ne puisse tolérer un mauvais caractère (« On peut changer sa conduite, pas son caractère »). On s'efforce de la présenter à de nouveaux partis, mais la tentative est condamnée à l'échec. Akiko était mariée à un professeur, c'est une galeriste lettrée et sophistiquée, or sa famille ne connaît que des marchands et des industriels qu'elle trouve trop vulgaires. Ce n'est pas quelqu'un devant qui on se goinfre avant de dégrafer sa ceinture. La dernière fille, Noriko, n'est pas plus heureuse en amour. La coutume voudrait que son père se préoccupât de la marier (selon une intrigue classique chez Ozu qui trouverait son illustration la plus poignante dans Printemps tardif) mais c'est le cadet des soucis de Manbei. Elle est du reste tombée amoureuse d'un collègue à Osaka qui, malheureusement pour elle, est parti dans une autre région. Aucun de ces problèmes, petits ou grands, ne disparaissent lorsque le grand-père est victime de sa première attaque, dont il se remet alors qu'on le prenait pour « plus ou moins » mort (des membres de la famille ont été appelés à faire le déplacement). Son comportement reste inchangé après cette crise (ce projet de voyage avec son ancienne maîtresse lui tient visiblement très à cœur, suffisamment pour ne pas cesser d'effectuer le long trajet à pied qui mène chez elle), avant une deuxième attaque qui lui coûtera bel et bien la vie.

C'est une histoire simple dans les grandes lignes, mais qui connaît de nombreuses ramifications, des sous-intrigues multiples, parsemée par les nœuds que constituent des liens de parenté compliqués. Ce pourrait bien être ce qui motive l'attitude du patriarche, une soif de simplicité parfois dangereusement voisine d'une forme d'idiotie : celle de quelqu'un qui en a vu d'autres et qui n'a vraiment plus envie de s'en faire pour grand-chose, sinon de ce qui lui ferait plaisir et ne devrait pas, à ses yeux, spécialement importuner les autres. Manbei est lui-même un être non dénué de complexité, que sa sœur, après sa mort, décrira comme avare, irresponsable et odieux, mais à qui l'on doit bien concéder qu'il n'a pas transigé sur le fait de vivre et de vivre bien. Il a le même sourire jouisseur que sa (possible) fille illégitime, bien différent de celui qu'arborent Noriko et Akiko (Setsuko Hara étant devenue chez Ozu l'image même d'une désillusion souriante). La tendance traditionnelle du cinéma d'Ozu lui fait accepter ce rapport jouisseur à l'existence (qu'en dépit du consumérisme de la cadette, il associe à une manière de vivre qui appartiendrait à l'histoire japonaise). Alors que sa fille, veuve, affirme l'importance dans sa vie de son défunt mari, face auquel les autres prétendants ne font pas le poids, le père, veuf lui aussi, n'évoque pas la femme qu'il a perdue. S'il fallait s'en tenir au dialogue, la mère disparue pourrait être considérée comme quantité négligeable et c'est cette absence (telle qu'elle ne peut même pas être dite) qui participe au scandale de son intérêt pour une ancienne maîtresse.

La cocasserie du père revêt un caractère comique, mais elle ne va pas sans un certain tragique. Elle est le signe d'une inadéquation, de ce qui est vécu comme étant trop compliqué pour en parler sérieusement. Bonjour, sommet cocasse chez Ozu, faisait dans une scène particulièrement émouvante l'apologie du fait de bavarder au sujet de la pluie et du beau temps, pour trouver un lieu commun, une manière de se parler en terrain neutre, sans second degré. Comme souvent dans ses films, la chaleur importune ici les personnages, munis de leurs éventails et qui, plus qu'à leur tour, se rabattent sur ce sujet (ce qu'il peut faire chaud !) pour communiquer, échanger, reconnaître le temps passé ensemble par la météo qu'on a en partage. Non pas qu'un échange plus profond soit impossible. Noriko et Akiko parlent avec franchise, précision, délicatesse (et humour : 100 yens pour celle qui se fait prendre quand dans leur conversation la question de l'âge revient sur le tatami) de leurs problèmes, finalement très voisins (ceux de la condition féminine au Japon, pour deux femmes issues d'une famille relativement aisée, mais pas très riche non plus, dans les années soixante). Manbei, quant à lui, se révèle mieux capable de parler, d'aborder sa vie avec franchise, quand il rend visite à son ancien amour et sa « peut-être-fille » qu'il ne peut le faire dans son propre foyer. Les deux femmes de cette famille parallèle sont plus rouées, ce qui lui ressemble plus... et qui permet finalement le partage d'une candeur entre inadaptés. L'illégitimité a toutefois un prix : ce sont des personnes parfois moins proches qui seront présentes à ses funérailles, ni l'ancienne maîtresse, ni sa fille, ne seront publiquement reconnues. Se recueillir devant le corps mort (ce que Yuriko accomplit non sans une certaine confusion en effectuant successivement des gestes japonais et un signe de croix), elles ne peuvent le faire qu'en privé, Manbei ayant perdu la vie chez elles, avant que la dépouille ne soit récupérée par la famille.

Au fur et à mesure que la mort prend de l'importance dans l'histoire, qui devient celle d'une crémation, les plans vides se multiplient. Ils viennent dire le réalisme ontologique de ce cinéma (où le monde existe avec ou sans des humains pour en faire l'expérience). Ozu ancre les signes de la finitude dans l'environnement même, sous un soleil de plomb (les stèles, les corbeaux, la cheminée dont finira par sortir la fumée qui signale un décès). Chishû Ryû fait une apparition, en paysan accroupi qui, de l'autre côté de la rivière, constate la mort grâce à la cheminée, en même temps que la famille qui assiste à ce départ, ce retour au néant. Il commente, avec la simplicité désarmante propre au cinéma d'Ozu : la vieillesse meurt et la jeunesse advient, des êtres humains en remplacent d'autres, c'est là l'ordre des choses. Cela se peut, mais cela se vit différemment selon le point où l'on se place soi-même sur cette trajectoire. C'est sa propre finitude qu'Ozu contemple ici, qu'il met en scène par un final plus cinglant qu'à l'accoutumée (ce n'est pas la première fois qu'il s'intéresse à un décès mais il traite celui de Manbei avec un ton inhabituellement funèbre). S'il y a pourtant bien un affect éloigné de son œuvre (qui ne manque pas de deuils, de ratages et de limitations domestiques), ce serait la morbidité. La place qui y est faite au vide (ces moments qui entourent et contiennent ce que les personnages vivent mais ne disent pas forcément, la part inexprimée mais vécue du quotidien, les instants partagés de vies communes, au-delà, serait-ce brièvement, des solitudes respectives) crée un sentiment de recueillement à nul autre pareil -  ce sans avoir à dévier de la banalité, mais au contraire en la contemplant de face. Face à un cadre à hauteur de sol, ou de table, ces personnages s'adressent l'un à l'autre comme s'ils nous parlaient à nous tous, individuellement, et nous disent avec leurs mots simples et directs que notre condition est finalement peu ou prou la même, que nous avons plus en commun que nous n'avons de différences. Ce qu'a longtemps occulté le fait de considérer Ozu comme « le plus japonais des cinéastes japonais » est l'universalité de ses thèmes. Preuve en serait, parmi tant d'autres, ce memento mori mélancolique et enjoué.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 5 août 2020