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Critique de film
Le film
Affiche du film

Demain ne meurt jamais

(Tomorrow never dies)

L'histoire

L'agent 007, alias James Bond, a pour mission de localiser l'épave du "Devonshire", une frégate de la Royal Navy perdue dans les eaux territoriales chinoises. Il doit également retrouver le coupable de l'attentat, un certain Henry Gupta, ancien gauchiste activement recherché par le FBI et, enfin, remonter jusqu'au cerveau de l'opération, Elliot Carver, le propriétaire du quotidien "Tomorrow" et patron du plus grand empire médiatique de tous les temps...

Analyse et critique


Le monde de demain




Le retour phénoménal de James Bond a vaincu toutes les théories les plus pessimistes annonçant la mort de la franchise. Exceptionnel, le succès du film a laminé la majeure partie de la concurrence à l’échelle mondiale. A mi-chemin entre tradition issue de la guerre froide et modernité du monde actuel, Goldeneye a redonné à 007 son statut d’icône éternelle. Le défi pour les producteurs est alors paradoxalement simple et complexe, il s’agit de continuer dans cette optique moderne tout autant que réitérer l’effet de surprise. Demain ne meurt jamais sera un énorme film d’action, dopé aux effets pyrotechniques et à fond dans son temps. Il convient de donner au film la stature ultra-moderne des films d’action du moment, mais aussi d’inscrire son intrigue dans une actualité technologique brûlante. Terminé les soubresauts de la guerre froide, la Russie en pleine reconstruction, les ennemis surgis du passé... Il faut confronter Bond à son époque, à ses enjeux, à sa folie. Pierce Brosnan ayant signé un contrat le liant à trois films, c’est donc tout naturellement qu’il revient s’immiscer dans le costume de l’agent secret, touchant cette fois-ci un cachet de 8,2 millions de dollars. Devenu une superstar, il échelonne désormais les tournages bondiens entre deux films. Il a en outre créé sa maison de production en 1996, Irish Dreamtime, prouvant ainsi son puissant nouveau statut à Hollywood. Aucun doute à avoir, Brosnan utilise fort bien sa nouvelle notoriété et décide de faire de Bond un starter qui lui permettra de tourner ce qu’il a envie à côté. Tout le monde y trouve son compte, à commencer par Eon Productions, ravi d’avoir un acteur aussi apprécié du public pour incarner son infatigable héros. Un évènement tragique est cependant venu entacher ce nouveau bonheur : Albert R. Broccoli, le producteur et symbole humain de James Bond depuis les débuts de la saga en 1962, est décédé le 27 juin 1996. Epuisé par des années de lutte et le sauvetage de la franchise durant les six longues années qui ont précédé Goldeneye, Broccoli avait entièrement confié les rênes à ses deux protégés concernant la production du film, sa fille Barbara Broccoli et son beau-fils Michael G. Wilson. Néanmoins, Il a heureusement eu le temps d’apprécier le succès renaissant de la franchise.;; Gageons qu’il a pu partir des rêves et des espoirs plein la tête.




Demain ne meurt jamais est confié au réalisateur Roger Spottiswoode, respectant ainsi un nouveau créneau, à savoir faire un James Bond avec un metteur en scène différent à chaque fois. L’occasion peut-être de renouveler la saga à chaque film, et ainsi d’éviter l’essoufflement commercial progressif en en confiant la fabrication à un regard perpétuellement neuf et ouvert sur son temps. Le tournage s’étendra du 1er avril au 5 septembre 1997, de l’Allemagne à la Thaïlande, en passant par les studios de Pinewood. Le but est d’aller vite, afin de reproduire le schéma commercial classique de la franchise, en ne laissant pas l’attention du public retomber. Le nouveau Bond doit sortir tous les deux ans, comme à la grande époque. La post-production devra être effectuée en un temps record, pour que le film puisse dominer les écrans du monde entier pour les fêtes de fin d’année. Pierce Brosnan est ravi et maintenant détendu. Incarner James Bond est pour lui un cadeau du destin, il aime le personnage et espère pouvoir l’emmener dans des méandres psychologiques intéressants. Goldeneye lui a permis de composer un Bond digne d’éloge et surtout passionnant, il voudrait donc pousser les choses encore plus loin. Mais Demain ne meurt jamais en décidera autrement, basé sur d’autres principes bien plus simples et accrocheurs. Brosnan ne désespère pas et patiente, il espère pouvoir imposer certaines évolutions à l’avenir. Pendant que la poursuite en moto, en partie tournée à Hô-Chi-Minh, demande toutes les attentions, l’équipe construit l’intérieur du navire furtif de Carver dans les studios de Pinewood. Le décor prend trois étages et mesure 43 mètres de long, 15 mètres de haut, ainsi que 15 mètres de large. 600 ouvriers travaillent pendant 22 semaines afin de pouvoir y tourner dans les temps. Rien n’est épargné à l’équipe qui doit déployer des trésors d’ingéniosité pour ne prendre aucun retard et superviser l’action dans ses moindres détails. Demain ne meurt jamais est à n’en pas douter un film beaucoup plus gros que Goldeneye, avec son planning de tournage d’une précision orchestrale et son budget démentiel de 110 millions de dollars (1), soit une enveloppe totale presque deux fois plus importante que celle du film précédent. Les producteurs ont mis les bouchées doubles pour faire de 007 une machine d’action énorme et sans limites. Il s’agit de faire plus élégant et plus destructeur à la fois que chez James Cameron ou John McTiernan. True Lies en 1994 et Une journée en enfer en 1995 ont par exemple mis la barre très haute. Bond se doit donc de repousser ces frontières nouvellement établies. Barbara Broccoli et Michael G. Wilson ne sont guère inquiets, Demain ne meurt jamais sera un hit commercial à la hauteur du mythe.

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Le mythe à pleine puissance




Goldeneye a fait date. Place au nouveau James Bond, moderne, à fond dans son époque, non sans écarter ce côté old fashioned qui constitue une grande partie de son charme. La suite de la période Pierce Brosnan sera plus consensuelle, moins passionnante, mais extrêmement dynamique et enthousiaste. Demain ne meurt jamais représente à la fois la conséquence obligatoire de Goldeneye et le traditionalisme bondien le plus total incarné dans un grand élan de générosité populaire et populiste. Un gigantesque film d'action parmi les plus importants budgets de son époque, un opus deux fois plus énorme que son prédécesseur, navigant entre l'époustouflante pyrotechnie de l'ère Timothy Dalton et la simplicité euphorique de l'âge d'or de la période Roger Moore (L'Espion qui m'aimait). Quatrième épisode d'une sorte de saga informelle logée à l'intérieur de la franchise James Bond (2), Demain ne meurt jamais fait donc artistiquement suite à On ne vit que deux fois, L'Espion qui m'aimait et Moonraker. Il en partage la teneur graphique outrancière, le récit réduit à son intérêt le plus immédiat, l'absence de complexité scénaristique, l'abondance de scènes de bravoure constituées à très grande échelle et formant la soudure essentielle entre les divers degrés de progression de l'intrigue, un méchant binaire et totalement démoniaque, sans oublier un duo Bond / agent secret féminin d'une autre superpuissance mondiale (un élément certes peu présent dans On ne vit que deux fois). Doté d'une structure diégétique clairement conçue en deux parties, Demain ne meurt jamais rejoint en outre l'alliage parallèle et paradoxal d'Octopussy (d'une première partie chaude en Inde allant vers une seconde partie froide en Allemagne) et de Tuer n'est pas jouer (d'une première partie froide en Europe de l'Est allant vers une seconde partie chaude en Afghanistan). En ces lieux, cette 18ème aventure compose avec une première partie froide à Hambourg pour s'en aller vers une seconde bien plus chaude en Thaïlande. Fonceur, le film n'évite pas ni la caricature volontaire ni les ornements psychologiques simplistes, afin d'offrir un grand spectacle entièrement dédié à une certaine idée du cinéma familial pour tous les âges. Sadique à bien des égards, avec son submersible offensif muni de multiples scies circulaires ou ses instruments de tortures présentés en plans rapprochés et suggestifs, Demain ne meurt jamais ne montre en revanche ni jets de sang ni fulgurances visuelles barbares d'aucune nature. Le temps de Permis de tuer est bel et bien révolu, et Bond est redevenu un divertissement plus sage, quoique heureusement toujours aussi inventif. On peut tout aussi bien penser qu'il s'agit d'un joli retour à une formule bien établie, agréable et rocambolesque. Violent, Goldeneye paraissait déjà bien assagi en regard de son prédécesseur de 1989. Il est donc presque naturel d'en retrouver l'évolution commerciale logique, afin d'agripper tous les publics potentiels. Il convient également de préciser à quel point Demain ne meurt jamais constitue une grande réussite dans bien des domaines, s'inscrivant à n'en pas douter comme le deuxième meilleur opus de la période Pierce Brosnan. Car le film convie encore un équilibre conséquent entre son rythme, sa folie furieuse, son humour et sa qualité de mise en scène. Le réalisateur Roger Spottiswoode, grand pourvoyeur de registres les plus divers (3), est un excellent technicien, capable d'emballer des séquences époustouflantes. Il n'a certes pas la vision originale et très esthétisante de Martin Campbell, mais possède de formidables capacités destinées à soutenir un projet aussi énorme que Demain ne meurt jamais. A commencer par la lisibilité constante dont fait preuve sa lecture de l'action immersive, proposant de longs moments exceptionnels et destructeurs sans jamais verser dans le mauvais goût technique (la poursuite en voitures, la poursuite en moto). Spottiswoode n'a aucune marque reconnaissable, contrairement à des techniciens chevronnés comme John Glen et Martin Campbell (et cela en dépit de ce que peuvent en dire leurs détracteurs), faisant de ce film un pur James Bond dans la grande tradition du genre et aucunement parcouru d'éclairs singuliers. Conformiste, Demain ne meurt jamais ? Tout à fait, mais autant que peut l'être un pareil mètre-étalon du cinéma d'action des années 1990. Mieux, il peut encore aujourd'hui largement prétendre rivaliser avec les grosses machines hollywoodiennes du moment, qu'il s'agisse de la rythmique ou des moyens déployés à l'écran.




Pour autant, le film possède un bon scénario, simple et sans excès. Elliot Carver, un magnat des médias crée lui-même les catastrophes, ici en terme d'agression militaire, afin de composer la une de tous ses journaux, télévisés comme papiers. Il crée l'attente du public, fait des médias d'information un spectacle fabriqué de toutes pièces, et trompe tout le monde (l'Orient comme l'Occident) dans le but de profiter de tous les atouts possibles. Après avoir lui-même coulé un navire britannique dans les eaux chinoises (en l'ayant trompé par de faux repères satellites qui lui indiquaient qu'il se trouvait dans les eaux internationales) et détruit un avion de l'armée chinoise, Carver met ainsi le monde au bord du gouffre, au bord de la Troisième Guerre mondiale. Nous retrouvons donc tous les enjeux hyper-mondialistes développés par ses aînés, et tout particulièrement par On ne vit que deux fois et L'Espion qui m'aimait. Et tout comme ces derniers, Demain ne meurt jamais est également un film qui a saisi son temps, une époque dans laquelle tout est filmé, décortiqué, interprété, dévoyé. Du haut de son empire, Carver ordonne, accomplit, et assujettit les masses. Ses tours de verre et d'acier remplissent la fonction de poignards lancés au cœur d'une humanité trompée, déchue de ses valeurs morales, abdiquant face à l'autorité médiatique de ce méchant unique en son genre. Cette figure médiatique autoritaire et auteurisante est en outre esquissée par quelques plans assez révélateurs, présentant ici une caméra voyeuriste filmant un massacre écœurant, ou bien là une série d’écrans sur lesquels s’écrivent les inventions journalistiques d’un Carver dément au centre d’un laboratoire aux mille mensonges. Demain n’est que l’Histoire en pleine gestation, et au seuil de l’accouchement. A la manière de celle passée, il suffit d’écrire celle de demain et de la réinterpréter à la lumière d’évènements en création. Carver ne prétend pas être uniquement le roi des médias, il pèche aussi par excès d’orgueil en pliant l’Histoire à ses désirs. Passionnant, d'autant que Jonathan Pryce semble beaucoup s'amuser avec ce rôle, en dépit d'un physique peut-être trop sage. Dommage, l'écriture qui le façonne n'en fait guère une figure imposante, mais plutôt un fanfaron intellectuel, fort heureusement doté d'un ego surdéveloppé. Très bondien, en ce qu'il dégage les habituels apparats de ce type de personnage diabolique à la Karl Stromberg (L’Espion qui m’aimait), il reste cependant anecdotique comparé à certains avatars mythiques de la horde de méchants auxquels 007 s'est confronté dans le passé. Alec Trevelyan, dans Goldeneye, était par exemple beaucoup plus stimulant et fascinant. Autour de Carver gravitent des silhouettes grossières, à la fois peu charismatiques et cartoonesques desquelles se détachent Richard Stamper et le docteur Kaufman. Le premier est l'homme de main à la forte carrure, issu d'une tradition que l'on croyait éteinte, ou tout au moins autrement valorisée. Nous n'avions pas vu de tel personnage depuis le Nekros de Tuer n'est pas jouer, et a fortiori le Gobinda d'Octopussy. Depuis, on croisait ce genre de personnage sous des traits caractéristiques différents, entre le jeune tueur Dario de Permis de tuer et l'étonnante Xenia Onatopp de Goldeneye. Demain ne meurt jamais opère un retour aux sources, en affichant donc d'emblée cette force de la nature d'une fidélité à toute épreuve vis-à-vis de Carver. Oubliable, le personnage n'a ni la présence de la majorité de ses célèbres ancêtres, ni leur intérêt. Il s'agit ici d'une sorte de néo-nazi blond, grand amateur de jeux de torture (mais dont les capacités ne sont que mentionnées), semble-t-il véritable fils spirituel du docteur Kaufman. Celui-ci est un mentor trop tôt disparu, visible lors d'une unique scène dans laquelle il menace Bond. Grave erreur, Bond le tuera sans pitié d'une balle dans la tête. Si ce n'est le fait d'apprécier un nouveau coup de colère de l'agent secret, Kaufman ne sert à rien, et sa relation avec Stamper ne présente aucun intérêt puisqu'elle n'est que mentionnée elle aussi. Des relations superficiellement tissées entre des personnages de papier inintéressants, mais des éléments néanmoins actants de l'intrigue. Dans cet opus, la plupart des personnages n'ont d'ailleurs pour fonction que de la servir.




En outre, la blondeur et le style froid de Stamper rejoignent toute une part de la direction artistique du film. Roger Spottiswoode fait de Hambourg un lieu éminemment moderne, métallique, commercial et tourné vers les soirées mondaines convoquant une esthétique "techno-dance" qui transforme en grande partie la plastique bondienne habituelle. Avec ses éclairages techno, ses néons enfumés et sa grouillance au sein de décors de salles glacées, Demain ne meurt jamais présente un nouvel univers typique de la fin des années 1990. Métal, vitres, acier, blancheur grisâtre, laissant évoluer un héros que l'on pensait à tort ne pas pouvoir se prêter à ce genre d'harmonie décorative. C'est assurément une manière comme une autre de faire de Bond un être de son temps, et même avant-gardiste. Se prêtent ainsi au jeu les décors du film dans leur ensemble, des buildings ultra-modernes de Carver (à Hambourg et Ho-Chi-Minh) au navire furtif provoquant les catastrophes, tout n'est que rigueur diaphane, aux couleurs généralement peu marquées (si ce n'est des tonalités d'une neutralité confinant à l'absurde), sans cesse emplie d'écrans, emplie de vide. Il faut souvent retourner dans la rue afin de percevoir une autre réalité, plus chaude et plus humaine, à l'exemple de celles d'Ho-Chi-Minh où s'engouffrent des populations entières. L'extérieur, souvent très coloré (du moins dans la deuxième partie du film), joue en ces lieux son rôle par opposition aux intérieurs de Carver, froids et inhumains. Enfin, la musique de David Arnold agit durablement sur ce sentiment, mêlant une orchestration massive à des sonorités synthétiques très percussionnistes. Choix judicieux, Arnold incarne le nouveau souffle musical de la franchise, jusqu'ici curieusement évité par un Goldeneye musicalement intéressant mais peu glorieux. Il fait hurler les cuivres comme à la grande époque d'Opération Tonnerre et scande des articulations synthétiques tout autour, offrant dès lors une multitude de relectures sonores étonnantes. Ses meilleures compositions accompagnent la partie à Hambourg, y glissant sa vision d'un Bond "techno-dance" traditionaliste mais tout à fait novateur. Certains crieront au génie, tandis que d'autres détesteront. La fuite de 007 hors du building de Carver ou bien la poursuite en voitures dans le vaste parking constituent des instants remarquables dans l'art si difficile de la musique de film. Néanmoins, si Arnold excelle superbement dans les séquences d'action, il succombe par contre aux violons larmoyants lors de moments plus intimes. Ce n'est pas forcément désagréable (la mort de Paris Carver), mais parfois assez lourd et trop hollywoodien pour un James Bond (la romance entre Bond et Paris, ou le sauvetage de Wai Lin dans les dernières minutes du film). La relève de John Barry semble en tout cas assurée par une excellent élève, à défaut de valoir le maître.




Pierce Brosnan réinvestit donc 007 sans rien délaisser de sa classe naturelle ni de son interprétation aiguisée. Le problème concernerait plutôt l'écriture du personnage devenu simpliste, outrancièrement destiné à servir un récit sans grande profondeur psychologique. Brosnan a beau tout faire pour demeurer crédible et parfois sérieux lors de scènes plus intimistes, rien n'y fait, son incarnation est vouée à s'assagir. Car il est difficile pour lui de s'émanciper d'un matériau pensé au départ comme une entreprise de divertissement effréné tournant le dos aux expérimentations passées des précédents films de la franchise. Bond est devenu une enveloppe limitée à son propre concept "d'action man" itinérant. On revient certes, le temps d'un film, à la légèreté salvatrice d'une certaine époque dorée (la fin des années 1970), mais on pourra regretter en partie ce virage à 180° ainsi négocié de manière discutable après le flamboyant Goldeneye. Agent secret, Bond est ici un héros d'action comme on en voit beaucoup à Hollywood : bourrin, à l'occasion tenant un pistolet et une sulfateuse en même temps, et décimant des ennemis par dizaines sous l'œil d'une caméra très américaine. De plus, la direction artistique du film donne à Brosnan l'air d'un homme d'affaires, d'un businessman promenant ses costumes de réception en réception. On le voit en costume d'affaires, prenant un cocktail, dévoilant sa nouvelle couverture, celle d'un banquier venu rencontrer Elliot Carver. Très crédible, la silhouette bondienne habituelle se conforme avec surprise à cette invasion thématique pour le moins surprenante. La classe et la présence animale de Bond ne sont plus, réduites à néant, incapable de transparaitre au travers de cette identité de pacotille. Avec désormais cette coupe de cheveux différente (et qui le suivra jusqu'à Meurs un autre jour), Pierce Brosnan porte parfaitement bien l'attaché-case, tout en conduisant la voiture la moins glamour de l'histoire de la saga, la fameuse BMW 750li. Carrée, massive et forcément moins fantasmée par le spectateur, la nouvelle BMW sied très bien à l'identité de ce Bond-là, le véhicule idéal pour un homme d'affaires en voyage commercial. Pire, 007 s'offre en l’occurrence l'apparence de son antagoniste moral suprême, lui qui ne semble pourtant jamais donner de l'importance à la valeur argent. (4) Quand on observe la stature sociologique péjorative prise par la figure du banquier de nos jours, et particulièrement celle du trader aux dents longues, il est difficile de se familiariser avec le Bond de Demain ne meurt jamais, pourtant très sympathique, bien plus que dans Goldeneye. Voilà donc notre héros affublé d'un caractère qui ne lui va fondamentalement pas, malgré un apanage identitaire très caractéristique et tout à fait saisissant. Ne voit-on d'ailleurs pas Elliot Carver discuter avec Bond et lui lancer au visage que les banquiers l'ennuient ? L'humour de la séquence fonctionne encore bien mieux de nos jours, rétrospectivement aux évènements que la société des hommes, et surtout l'Occident, connait de façon très grave depuis 2008. (5) Par la suite dans le film, 007 redeviendra cet aventurier que nous connaissons bien. Malgré tout, force est également de constater que Bond n'est pas très élégant dans cet opus, une première soit dit en passant. Si la première heure concède au personnage une élégance solide, quoique peu raffinée (des tenues peu variées aux atours ne sortant jamais de l'ordinaire), la deuxième le voit s'affubler d'un pantalon de sport et d'une chemise défroquée. La tenue de commando dans la dernière ligne droite remettra le personnage dans une posture plus marquée du point de vue vestimentaire. Mais tout de même, Bond n'a jamais autant paru aussi sage, aussi américanisé et mal dégrossi. Si le film, et bien entendu le personnage, restent extrêmement agréables et bien disposés à divertir le public, l'enveloppe plastique et formelle a considérablement amenuisé la très originale, précise et raffinée teneur bondienne habituelle. Demain ne meurt jamais reste encore aujourd'hui le film de la saga qui se rapproche le plus d'une production hollywoodienne un peu désincarnée, étonnante mais régulièrement creuse.




Pierce Brosnan s'en sort avec les honneurs et parvient néanmoins à interpréter un James Bond très humain en dépit de sa nature de superhéros littéralement increvable. Si les scènes plus intimes sonnent particulièrement faux, à l'image de celle avec une ancienne compagne retrouvée et venant dans la chambre d'hôtel de Bond afin de passer une nuit d'amour avec lui, Brosnan les joue comme si la substance écrite le méritait à chaque instant. Voir Bond, le nœud papillon défait, assis au fond de sa chambre, le pistolet ainsi qu’un verre d'alcool fort posés à côté de lui (la bouteille non loin de là) possède toujours une jolie force tragique portée par un acteur très concerné. Un Bond alcoolique, vivant sur le fil du rasoir, effroyablement seul au milieu du luxe de sa vie quotidienne de globe-trotter, éclairé par quelques lumières tamisées, mettant presque le personnage dans une position relâchée, sans fard. Un très court moment de grâce que l'on retrouve malgré tout encore dans cet opus lourd et à première vue abandonné de la moindre subtilité. La rencontre avec Paris Carver dans cette même chambre quelques instants plus tard vient à l'inverse détruire ce merveilleux ensemble en imposant un ton romantique de fort mauvaise facture. C'est bien simple, on ne peut guère croire aux tourments amoureux de Bond dans ce film. Tout simplement parce que les personnages ne dégagent aucune densité, et que rien n'est fait pour nous éviter la symbolique outrancière d'une histoire d'amour vouée, une fois de plus, à la souffrance. Paris va mourir, mais qu'importe. Tout cela est trop froid, trop distant pour que le spectateur s'en soucie véritablement. Il faut toute l'ardeur d'un Brosnan décidément formidable pour nous arracher une émotion lorsqu'il embrasse délicatement ce visage dorénavant assoupi pour l'éternité. Il subsiste assurément un trop grand décalage entre le ton du film, hésitant et pataud - pour ne pas dire clairement situé entre plusieurs velléités dramatiques dont aucune n'est menée jusqu'au bout avec ferveur, et l'immersion psychologique d'un Brosnan investi et bouillonnant. On le pensait être un Bond sarcastique, quelquefois méprisant, flegmatique, et même indifférent à la douleur d'autrui, mais Brosnan parvient à construire un Bond modulable, qui a beaucoup évolué depuis sa renaissance dans Goldeneye. James Bond n'a jamais été aussi sympathique depuis la période Roger Moore, ce qui est sans cesse rappelé par un amour des bons mots que n'aurait pas renié ce dernier, y compris dans les moments les plus forts du film. Très détendu, Demain ne meurt jamais n'est partiellement détruit que par ses scènes d'émotion pompière, telle celle dans laquelle Bond sauve la belle Wai Lin en allant la libérer de son piège aquatique mortel, lui donnant à respirer. Des violons trop sincères pour être honnêtes, un climax romantique trop factice pour convaincre. Sans oublier cet éphémère ralenti chichiteux alors que Bond et Lin s'embrassent pendant que des navires les recherchent. Après avoir livré un magistral film d'action, Spottiswoode laisse son film se terminer sur quelques plans d'une banalité confondante, y compris dans ce médiocre ralenti. Il reste que, frais et dynamique, Bond s'avère pétillant, souvent léger, animé de cette joie infantile du gosse jouant avec ses gadgets et s'éclatant à détruire tout ce qui l'entoure. On y retrouve une part de l'espièglerie libertaire de Sean Connery et de l'abattage assumé de Roger Moore, de même que l’uniforme militaire de Commander qu’ils avaient respectivement un court instant dans On ne vit que deux fois et L’Espion qui m’aimait. Brosnan compile les caractères passés de quelques uns de ses prédécesseurs, mais sans jamais s'oublier, livrant ainsi quelques trouvailles personnelles, à l'image de cette façon de se tenir, assurée et distanciée. Brosnan donne à chaque fois l'impression de s'en amuser sans en rire, soit tout l'art de comprendre la farce qu'il traverse en la jouant le plus sérieusement possible. Un sacré équilibre qui lui sied finalement à la perfection. Tout en gardant son approche old fashioned du monde contemporain, Bond le comprend de mieux en mieux, et se détache progressivement de certains de ses motifs passés. Il arrêtait de fumer dans Goldeneye, il changera de fait de pistolet dans Demain ne meurt jamais. Si ce n'est la fugace infidélité d'Octopussy, dans lequel 007 portait un Walther P5, Bond a donc porté un Walther PPK durant 33 ans et 16 films. (6) Avant d'entamer son ultime croisade contre Carver, Bond trouve le nouveau Walther P99 dans l'atelier ultra-technologique de Wai Lin, faisant référence à Q qui devait bientôt lui en fournir un exemplaire. A nouvelle époque, nouvelle arme, plus moderne, plus puissante et faisant délibérément ses adieux à une époque révolue. James Bond se décide enfin à transgresser le modèle établi depuis James Bond contre Dr. No. Si le changement paraitra anodin et relèvera de l'ordre du détail pour beaucoup de spectateurs, il ne faudrait cependant pas minimiser l'importance capitale que signifie ce changement d'accessoire. Bond s'enfonce de plus en plus dans l'ère du maintenant et tout de suite, et le nouveau Walther en est une preuve évidente.




Autour de Bond se bousculent les personnages alliés taillés à la serpe. Miss Moneypenny a tout juste le temps de plaisanter avec lui, tandis que M joue à nouveau les utilités. On notera toutefois à quel point Judi Dench s'accapare aisément ce rôle, avec tout le charisme nécessaire à son aura. Elle respecte Bond, de plus en plus, et croit en lui comme en personne d'autre. Alors que s'apprêtent à exploser des missiles lancés sur un objectif pourvu de têtes nucléaires (dans le pré-générique), c'est un M tendu mais la tête sur les épaules qui croit en son agent inexpugnable. L'héroïsation de 007 passe à cet instant aussi par sa supérieur hiérarchique, dont on sent significativement toute l'attention qu'elle lui porte. Q n'est plus à présenter, délocalisant une fois encore sa démonstration de l'utilité de ses nouveaux gadgets auprès de Bond, et le considérant comme un gamin irrécupérable. Vieillissant, l'acteur recentre son approche du jeu autour de ce qui faisait le sel de sa relation avec le Bond de Sean Connery. C'est-à-dire dans un affrontement permanent où le comportement de chacun reste irréconciliable, à cette différence près que le Bond de Brosnan est plus respectueux envers Q que ne l'était son illustre prédécesseur, aussi taquin mais plus débonnaire. On retrouvera enfin Jack Wade, établi dans Goldeneye, pour une deuxième apparition guignolesque faisant passer les services américains pour de sombres bouseux arriérés. Drôle, mais sans intérêt, le personnage sera définitivement abandonné après ce film. La James Bond girl Paris Carver, étonnement interprétée par Teri Hatcher, fait son entrée dans le cercle pas si fermé que cela des femmes qui ont croisé la route de 007 pour y mourir en chemin. Il s'agit sans nul doute du personnage essentiel le plus inconsistant du film, porté par un passé vaguement douloureux. Sorte de Tracy di Vincenzo (7) de bien moindre importance, également comparable à d'autres éphémères figures féminines de la franchise, Paris ne restera pas dans les annales. Le scénario a semble-t-il inventé ce personnage afin de rouvrir les anciennes blessures de Bond, hélas sans grand succès. Reste le fameux agent secret chinois, la séduisante et très efficace Wai Lin, sous les traits de la superstar Michelle Yeoh. (8) Ce personnage prend en considération la venue progressive d'influences du cinéma d'action chinois à Hollywood en cette fin des années 1990. (9) Débarrassée de la moindre once de couleur psychologique, fonctionnellement et purement dévolue au déroulement de l'intrigue, Wai Lin est la meilleure tentative jusqu'ici d'avoir donné à Bond son égal féminin. Il est intelligent, elle est maline. Il est sportif, elle est athlétique. Il se bat à l'ancienne, elle pratique les arts martiaux de haut niveau. Une vraie bataille d'ego comme on n'en n'avait plus revu depuis longtemps, et dans laquelle 007 a tout juste le dessus. On regrettera simplement que les combats permettant à Michelle Yeoh de faire la démonstration de son incroyable savoir-faire soient ici réduits à quelque chose de bien trop sage. (10)




Mais le moins que l'on puisse dire, c'est que Demain ne meurt jamais déménage ! Dès le pré-générique, le mouvement général est donné, le film sera un immense brasier continu. Aussi attrayant que celui de Goldeneye, mais moins élégant et racé, ce nouveau pré-générique s'inscrit parmi les plus rocambolesques de la saga. Il convient de préciser que l'ensemble de la période Pierce Brosnan est dominée par un sens du pré-générique spectaculaire extrêmement audacieux, ce qui constitue un indéniable point fort pour ces années-là. Bond espionne le commerce illégal d'armes ultra-modernes entre acheteurs inconnus et vendeurs russes dissidents. Devant les images accablantes de ce qui est en train de se dérouler, les hauts commandements britannique, américain et russe (11) décident d'un commun accord la destruction totale et radicale de la zone en question, et cela sur le champ. Un missile est lancé, il réduira les lieux en cendres dans quelques minutes. Horreur, Bond démontre grâce à son matériel vidéo que des ogives nucléaires sont également sur place. Une explosion ici même raserait l'ensemble de la région, ce qui serait à la fois une catastrophe écologique et humaine. Cette scène est un modèle de construction dramatique, avec son 007 encore invisible (uniquement matérialisé par les images vidéo qu'il renvoie à ses supérieurs) et sa montée en tension certes artificielle mais très efficace. La destruction du missile est malheureusement compromise, car hors de portée. L'explosion aura bien lieu. M s'énerve, l'état-major s'active. Quoi faire ? Comment éviter l'impact ? Et comment sortir Bond de là ? Impossible, il est trop tard. Mais avant de recevoir le moindre ordre venu d'en haut, 007 se lance à l'assaut du camp de vente d'armes. C'est alors qu'il court, mitraille ses ennemis, donne le coup de poing au passage, fait exploser des cargaisons entières d'armes et de munitions, pour finalement s'emparer de l'avion contenant les ogives mortelles. Dans un grand élan destructeur, Bond fait pivoter l'avion, tire sur tout ce qui bouge et ne bouge pas, pour enfin décoller in extremis, alors que le missile transforme la scène en une gigantesque fournaise ardente. S'ensuit un combat aérien entre l'avion piloté par Bond et un autre avion qui a eu le temps de décoller. Ce n'est pas tout, Bond est assisté d'un co-pilote ennemi venant de reprendre ses esprits. La lutte est interne (dans le cockpit) et externe (contre l'autre appareil). James Bond est alors plus que jamais James Bond, au sens littéralement improbable du terme, en pilotant avec les genoux, et en se débarrassant de son co-pilote grâce au siège éjectable de celui-ci qui viendra se loger dans l'autre avion, posté juste au-dessus. Une pierre, deux coups, tandis que Bond annonce à M qu'il revient avec les ogives et les livrera où l'état-major le désirera. Le pré-générique de ce nouveau film ferait pâlir Rambo de jalousie, incarnant toujours plus monstrueusement la sensation de spectacle déchainé entretenu par la franchise, dépassant en à peine quelques minutes l'ensemble de la pyrotechnie de Goldeneye. Cette scène aurait pu constituer le grand final de n'importe quelle grosse production hollywoodienne de qualité, c'est dire à quel point la force de ces minutes bien chargées emporte tout sur son passage. Tout aussi pyrotechnique que l'exceptionnelle poursuite en camions citernes clôturant Permis de tuer, et plus frénétique, quoique plastiquement moins épique et inventive, ce départ en fanfare a le mérite de faire bondir le spectateur et de le préparer à une suite titanesque. Le générique de Daniel Kleinman est encore plus complexe que celui de Goldeneye, et tout aussi inventif, même si moins mémorable concernant les choix esthétiques. Il continue d'entretenir un héritage sublimé par les nouvelles technologies et un respect immodéré pour son prédécesseur Maurice Binder. La chanson de Sheryl Crow aura moins de chance, orientée dans un style langoureux, certes bondien (mystérieux et romantique), mais sans grande originalité. La chanson du générique de fin, toujours de Sheryl Crow, se révèle en revanche meilleure.




C'est en tout cas au niveau de l'action que Demain ne meurt jamais trouve ses plus incontestables qualités, d'autant qu'il est entièrement construit sur ce principe, laissant de ce fait peu de répit entre deux moments de bravoure. Avec sa durée stoppée à un tout petit peu moins de deux heures, soit une première depuis On ne vit que deux fois trente ans auparavant, le film constitue un immense délire dans lequel le réalisateur jette tout ce qu'il a dans l'anéantissement des décors et des véhicules. Les bagarres sont musclées, très peu chorégraphiées la plupart du temps, afin sans doute de confronter le style massif de Bond à celui, plus artistique, de sa partenaire Wai Lin. Le film propose deux séquences absolument incroyables, l'une à Hambourg, l'autre à Hô-Chi-Minh. Tout d'abord, après s'être enfui des locaux de recherches appartenant à Carver situés à Hambourg, et rencontrant au passage l'espionne chinoise en pleine action, Bond évite une séance de torture possiblement très éprouvante, pour se lancer au sens propre dans sa BMW localisée dans un garage de plusieurs étages. A défaut d'être la plus belle dans le genre, la poursuite en voitures qui suit est la plus musclée de l'histoire cinématographique de l'agent secret, avec ses gadgets impensables et cocasses. (12) Et voilà 007 évitant les tirs, les roquettes, les câbles tendus, tout en conduisant sur le siège arrière à l'aide de son téléphone portable doté d'un écran couleurs révolutionnaire pour l'époque. (13) Du grand n'importe quoi ludique et farceur, finissant au bout de la course par une chute dans les airs de plusieurs étages pour entrer dans une boutique d'assurance automobile... Bond s’étant extrait préalablement de la voiture, et continuant à conduire à distance. Cette poignée de minutes sera surpassée par la folie de l'autre moment d'anthologie du film. Après avoir effectué un saut aérien d'une hauteur inconsidérée (avec bouteilles d'oxygène, casque et parachute) dans les eaux chinoises, Bond rencontre à nouveau l'agent Lin en fouillant l'épave du navire coulé dans les premières minutes du film. Les deux plongeurs remontent avant que l'épave ne s'abime davantage dans les profondeurs de l'océan. C'est alors que les hommes de Carver les font prisonniers, rappelant une séquence similaire de Rien que pour vos yeux, dans laquelle Bond et Melina se faisaient prendre au piège alors qu'ils remontaient à la surface en submersible. Envoyés à Ho-Chi-Minh, les deux héros ne tarderont pas à s'échapper de l'immense building de Carver, d'abord en sautant par la fenêtre, puis enfin en pilotant à deux une moto de marque BMW. Menottés, ils doivent souvent prendre une partie du guidon chacun. La poursuite, longue, dense, mêlant tous les fantasmes des cascadeurs et en recherche constante de montée d'adrénaline, ne fait pas mentir les promesses du pré-générique. Cette course-poursuite dans les rues, sur les toits, sur les balcons, partout, en moto, voitures et hélicoptère, repousse les limites de l'audace bondienne à chaque instant. Spottiswoode est un technicien redoutable quand il s'agit de renouveler sa mise en scène de l'action, n'hésitant pas à tenter l'immersion autant que faire se peut. Il ne reste ensuite plus à Bond et Wai Lin qu'à terminer leur numéro de duettiste désormais éprouvé, d’abord sur une jonque navigant dans les eaux de la baie de Ha Long (14) et convoquant les souvenirs de L’Homme au pistolet d’or, puis dans un assaut final qui aura lieu à bord du navire furtif de Carver. A deux contre cent, les héros font tout sauter, éliminent presque tout le monde et envoient Carver ad patres en retournant son matériel contre lui, non sans un dernier bon mot à propos des médias qu'il n'aurait sans doute pas renié dans d'autres circonstances. Le navire coule, les méchants sont vaincus, le souvenir de L'Espion qui m'aimait n'est pas loin. Le générique de fin ne tarde pas à tomber, venant prouver une fois encore à quel point le film ne s'embarrasse guère de superflu du point de vue de l'intrigue.




Demain ne meurt jamais a choisi de célébrer tout particulièrement l'un des visages de l'univers bondien, à savoir son ampleur et sa colossale capacité à générer du cinéma d'aventures fou furieux. Basique et bourrin, le film explore de nouveaux espaces dans l'art de l'action à l'écran, sans renier une qualité d'ensemble d'excellente tenue la plupart du temps. Frontal, le spectacle propose une pause enivrante et enflammée au milieu d'une époque bondienne alors dominée par la tourmente d'un personnage en souffrance, plus sombre et mature. Il faut le voir ainsi, c'est-à-dire dans l'affirmation d'un opus récréatif de la première à la dernière minute, sorte d'hommage à la grande époque Roger Moore autant que la continuation intéressante d'une variation manifeste autour d'un même schéma régulièrement évoqué depuis On ne vit que deux fois. Demain ne meurt jamais devrait sans aucun problème combler toute la famille par sa grande célérité, autour de ce héros immortel ici plus invincible que jamais. Il convient en tout état de cause d'en profiter, car James Bond ne va pas tarder à explorer de nouveaux horizons tout à fait inhabituels et passionnants.

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Promotion, sortie, réception : Bond en chiffres et en dollars

Rodée au détail près, la promotion de Demain ne meurt jamais ne laisse rien au hasard. Publicités à n’en plus finir, qu’il s’agisse des affiches, des bandes-annonces ou encore des placements publicitaires, et tour du monde médiatique parfaitement orchestré. Pierce Brosnan donne un nombre incalculable d’entretiens, même si le record est encore aujourd’hui détenu par Roger Moore (15), et les producteurs Broccoli et Wilson font les choses en très grand, utilisant une technologie Internet encore balbutiante. La bande-annonce montre un film d’action exceptionnel, multipliant les explosions et les répliques déjà cultes. L’affiche principale reprend son concept sur celle de Goldeneye, froide, moderne, et désormais sur fond d’écrans TV tous azimuts présentant divers moments du film (poursuites en voitures, gadgets, pyrotechnie...). Notre héros y est entouré des deux Bond girls du film. Les autres affiches en déclinent le procédé simple mais redoutable, et surtout intelligent. Plus que jamais, James Bond appartient à son temps, démultiplié, présent partout à la fois, visible sur une publicité pour le champagne Bollinger comme pour les montres Omega... Son pouvoir commercial n’a plus aucune limite, au risque d’agacer toujours plus ses détracteurs. Un seul film fait davantage parler de lui que James Bond en cette fin d’année 1997, il s’agit du Titanic de James Cameron. Toujours lui, fidèle au poste de réalisateur parmi les plus emblématiques du cinéma américain des années 1990, encore à tirer la couverture à lui, au grand dam de l’agent 007. Demain ne meurt jamais sort en Angleterre le 12 décembre 1997 et lance le film sur les rails de l’extravagant succès qu’on lui prédisait. La France accueille le film le 17 décembre et lui offre le carton qu’il mérite. Toutefois la concurrence est rude, et l’entrée dans le top 10 plutôt âpre. La cuvée 97 finira 8ème de l’année dans l’Hexagone, avec un superbe score final de 3 571 826 spectateurs au compteur. C’est environ à peine 80 000 entrées de plus que pour Goldeneye, James Bond a donc retrouvé une évidente constance et une généreuse stabilité. Il est battu par Le Cinquème élément de Luc Besson (1er), Men in Black de Barry Sonnenfeld (2ème), La Vérité si je mens de Thomas Gilou (3ème), Le Monde perdu de Steven Spielberg (4ème) ou encore Le Pari de Bernard Campan et Didier Bourdon (7ème), mais domine aisément sa période de sortie. L’effet "cadeau de Noël" fonctionne pleinement !

Le triomphe continue de plus belle en Allemagne, dès le 18 décembre. Moins performant que son prédécesseur sur la durée, Demain ne meurt jamais y engrange tout de même 4 477 102 entrées et une 4ème place dans le top annuel. Un succès démentiel soutenu par un public germanique toujours aussi sensible aux aventures de James Bond. Certes, le film perd 1 000 000 de spectateurs par rapport à Goldeneye, ainsi que deux places dans le classement, mais l’hémorragie est jugulée, d’autant plus que la concurrence est édifiante face à 007 : les deux poids lourds Men in Black (1er) et Le Monde perdu (3ème), mais aussi le challenger Bean de Mel Smith (2ème) le laissent dans le rétroviseur et entament sans doute en partie son parc de spectateurs. Une chance cependant concernant l’exploitation du film en Europe : il n’a pas à affronter directement la déferlante Titanic de James Cameron (le film ne sortira qu’au tout début d’année suivante), ce qui lui permet d’engranger énormément d’entrées lors de ses trois premières semaines. Or, aux USA, le film traverse la tempête de plein fouet... Demain ne meurt jamais sort le même jour que Titanic, ce qui ne lui porte pas préjudice immédiatement, puisque le film de Cameron va prendre de l’ampleur avec les semaines. Mais tout de même, face à Titanic (1er, laissant tous les autres loin derrière), Men in Black (2ème), Le Monde perdu (3ème), Menteur menteur de Tom Shadyac (4ème), Air Force One de Wolfgang Petersen (5ème), Pour le pire et pour le meilleur de James L. Brooks (6ème), Will Hunting de Gus Van Sant (7ème), Le Mariage de mon meilleur ami de P. J. Hogan (9ème) et même la ressortie en "édition spéciale" du Star Wars de 1977 (8ème), le nouveau Bond peine à s’imposer, finissant sa course 10ème de l’année. Il faut dire que la concurrence est acharnée et surtout propice aux blockbusters dopés aux effets spéciaux numériques. Spielberg et surtout Cameron sont toujours les maîtres de Hollywood et les comédies romantiques ont le vent en poupe, permettant à Julia Roberts et à Jack Nicholson de connaître d’énormes succès. Plus inquiétant, alors que Demain ne meurt jamais a quasiment coûté deux fois plus cher que Goldeneye, il ne creuse l’écart au box-office que d’à peine 19 millions de dollars supplémentaires. Alors que le film de James Cameron atteint des records avec 600,7 millions de dollars rien qu’aux USA, le 18ème James Bond atteint péniblement le score final de 125,3 millions. Evidemment, les chances sont inégales et le cœur du public demeure insondable. A l’inverse, le triomphe à l’échelle mondiale démontre aisément que Bond n’a rien perdu de sa force commerciale, avec 346,6 millions de dollars (16) rapportés. C’est à peine 7 millions de dollars de moins que Goldeneye et la même place au top annuel planétaire, à savoir la 4ème. Sur le monde entier, Bond a vaincu la plupart de ses concurrents, y compris parmi ceux qui l’avaient battu aux USA. Sans surprise, Titanic (1er), Le Monde perdu (2ème) et Men in Black (3ème) occupent le podium gagnant. L’audace bondienne reste en tout cas extraordinaire, surtout pour une franchise qui atteint sa 35ème année d’existence sur grand écran, qui plus est encore en grande partie confectionnée de manière artisanale (les effets spéciaux numériques y occupant une place assez limitée). Le tout est de savoir si cette rigoureuse régularité commerciale va tenir le choc à l’avenir... Le monde va-t-il suffire à 007 ?

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(1) La totalité des données financières présentes sur cette page est tirée des sources officielles de la MGM et de la United Artists.

(2) Voir la chronique de Moonraker.

(3) Roger Spottiswoode a réalisé des films dans bien des genres : le drame de guerre (Under Fire, 1983), le polar d’action (Randonnée pour un tueur, 1988), la comédie policière (Turner & Hooch, 1989), le film d’aventures (Air America, 1990), la science-fiction (Le Sixième jour, 2000)... et a même permis à Sylvester Stallone de jouer la comédie (Arrête ou ma mère va tirer, 1992). C’est ce mariage des genres, cette fluidité des styles, que l’on retrouve dans Demain ne meurt jamais.

(4) Voir la chronique de Permis de tuer.

(5) La crise financière mondiale qui a commencé en 2007 est une crise financière marquée par une crise de liquidités et parfois par des crises de solvabilité tant au niveau des banques que des Etats, ainsi qu’une raréfaction du crédit aux entreprises. Amorcée en juillet 2007, elle trouve son origine dans le dégonflement de bulles de prix et les pertes importantes des établissements financiers provoquées par la crise des subprimes. C’est la crise la plus grave de l’histoire des bourses de valeurs, après celle de 1873, découlant de la crise bancaire de mai 1873. La crise financière de l’automne 2008 amplifie le mouvement et provoque une chute des cours des marchés boursiers, mais aussi la faillite de plusieurs établissements financiers. Pour éviter une crise systémique, les Etats doivent intervenir et sauver de nombreuses banques. Malgré tout, la crise perdure, mettant certains pays au bord de la faillite... En Europe notamment, la crise de la dette publique a souvent la crise financière en toile de fond. Idem aux USA, mais aussi partout ailleurs. Si en 2012, la Chine continue de plafonner et de procéder à une montée en puissance de sa viabilité commerciale faisant d’elle la première puissance économique mondiale, rien ne semble pouvoir l’épargner dans les années à venir.

(6) Voir la chronique de James Bond contre Dr. No.

(7) Incarnée par Diana Rigg, Tracy Di Vincenzo est la femme dont James Bond est tombé amoureux dans Au service secret de Sa Majesté. Elle mourra assassinée dans les minutes suivent leur mariage.

(8) Michelle Yeoh est une star du cinéma d’action hongkongais dans les années 1980-90, incarnant ainsi le pendant féminin de Jackie Chan par sa souplesse, sa sportivité et ses talents martiaux.

(9) Demain ne meurt jamais est un précurseur dans la venue d’influences hongkongaises au sein du cinéma d’action anglo-saxon. L’Arme fatale 4 de Richard Donner en 1998 (mettant en scène Jet Li) et surtout Rush Hour de Brett Ratner en 1998 également (mettant en scène Jackie Chan) feront largement connaitre les stars de Hong Kong à Hollywood, pour un effet de mode toutefois assez court allant jusqu’au milieu des années 2000 environ. Jackie Chan et Jet Li connaitront ainsi une gloire éphémère aux USA, tout en restant d’immenses stars chez eux, en Chine. Il semble en tout cas que le cinéma d’effets spéciaux hollywoodien, et particulièrement les nombreuses adaptations de comics, ont étouffé cette tendance assez rapidement.

(10) Pour des raisons culturelles découlant des habitudes prises par le public occidental, les combats d’arts martiaux sont en général assez sages dans les films anglo-saxons, et même franchement simplifiés. Nous sommes en règle générale très loin des prouesses martiales effectuées dans les films hongkongais au travers des époques, depuis les années 1970, et où priment la vitesse, la folie furieuse de chorégraphies incroyables et le risque insensé d’une industrie en partie plus artisanale qu’à Hollywood.

(11) Signe des temps, les anciens adversaires de la guerre froide cohabitent désormais à l’écran et partagent certains secrets militaires. Demain ne meurt jamais incarne en ce sens une date essentielle de la franchise, banalisant ces rapports administratifs Est / Ouest pourtant très complexes il y a encore quelques années.

(12) La BMW de James Bond contient ici les gadgets suivants : lance-roquettes caché sous le toit, des coupes-câbles logés sous l’emblème BMW, des tiges de métal ultra-coupantes cachées dans le pare-chocs arrière, des pneus qui se regonflent automatiquement, un système permettant de conduire à distance à partir d’un téléphone portable très spécialement conçu.

(13) Demain ne meurt jamais marque également une date importante dans la saga en équipant James Bond de son premier téléphone portable. Doté d’un écran numérique et incorporant quelques options secrètes (scanner d’empreintes, ouverture de serrures électroniques, écran et clavier permettant de conduire la BMW à distance...), ce portable est le premier d’une longue série, puisque 007 sera désormais toujours équipé d’un téléphone cellulaire (se perfectionnant au fil du temps et des avancées technologiques), au même titre que les différentes montres qu’il arbore depuis toujours.

(14) Les scènes se déroulant dans la baie de Ha Long ont en réalité été tournées dans la baie de Phang Nga, en Thaïlande. Il s’agit d’un paysage ayant de surcroît déjà servi au tournage de séquences similaires dans L’Homme au pistolet d’or.

(15) Voir la chronique de Moonraker.

(16) En dollars constants, c'est-à-dire en recalculant le box-office du film au cours du dollar de l’année 2012, le film aurait rapporté 489,49 millions de dollars, soit autant voire davantage qu’un blockbuster actuel. Calcul effectué par le Cost of living calculator de l’American Institute for Economic Research.

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Lisez l'éditorial consacré au 50ème anniversaire de James Bond

Par Julien Léonard - le 16 mars 2013