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Critique de film
Le film
Affiche du film

Demain est un autre jour

(There's Always Tomorrow)

L'histoire

Un soir pluvieux, Clifford Groves (Fred MacMurray), fabricant de jouets, seul à la maison, un peu déçu que Marion (Joan Bennett) n’ait pas voulu (pour célébrer son anniversaire à elle) se rendre au théâtre, reçoit la visite d’une vieille connaissance : Norma Vale (Barbara Stanwyck), qu’il a fréquentée avant son mariage. Styliste accomplie, elle mène à New York une vie qui fait passer le quotidien californien de Clifford pour désagréablement provincial. Par une coïncidence, ils se rencontrent quelques jours après à Pasadena, où tous deux sont présents pour affaires. Norma étant libre, Clifford laissé en plan par le partenaire qu’il devait y rencontrer, ils passent leur temps ensemble. C’était sans compter sur l’arrivée de Vinnie (William Reynolds), le fils à la coupe en brosse, et de ses amis.

Analyse et critique


Demain est un autre jour : There’s Always Tomorrow... Douglas Sirk, en exilé au sein de la culture américaine, goûtait particulièrement ces adages à l’ambivalence trop facilement esquivée à ses yeux par d’autres. Comme Tout ce que le ciel permet (selon lui : pas grand-chose) que ses producteurs prenaient, eux, comme une réjouissante promesse. Il y a toujours demain... Déjà : ce n’est pas si sûr (il y aura bien une dernière journée). Ensuite : quelle promesse cela constitue-t-il, si une vie pouvait finir par se révéler n'avoir été constituée que d’hier qui attendaient leur lendemain meilleur ? Je songe ici à ce que disait Kraus : « Il est facile de vivre sans femmes. Il est difficile d’avoir vécu sans femmes. » Des femmes, il y en a autour du personnage masculin du film. Mais chez Sirk, on ne peut pas tout avoir : l’une a exclu l’autre et cette exclusion, cette virtualité non vécue, revient hanter l’homme qui a vécu cette vie, et pas cette autre. Il n’a pas pu tout vivre : il a vécu ceci, plutôt que cela. Et le réaliser, le ressentir, équivaut pour lui au commencement de la vieillesse. C’est un film foudroyant, simple, noir et limpide. D’une évidence d’autant plus terrible que, si ce n’était pas à l’écran, mais face à nous, que se tenait Clifford Groves (Fred MacMurray), qui appartient à ce genre d’hommes grands, forts et doux pour lesquels je ressens d’autant plus d’affection qu’ils ne me ressemblent pas, il n’y aurait pas grand-chose à répondre à son drame sinon que c’est, malheureusement, aussi, « la vie » d’avoir vécu ceci plutôt que cela.


Cela peut s’avérer intenable. Le film s’ouvre sur une image allant immédiatement contre une idée reçue (une Californie pluvieuse), exprimant une tension intérieure : Clifford Groves, fabricant de jouets au milieu des années cinquante aux États-Unis a à peu près « tout », mais il se pourrait que ce « tout » devienne, à ses yeux, pas grand-chose. Là où ceux qui regardent l'Amérique de loin s'attendraient à du soleil, il y a pour les locaux de la grisaille. Il s’inquiète de ressembler à sa dernière création : Rex, le robot qui marche et qui parle. Mais le beau va revenir, un soleil viendra frapper à sa porte, il passera un week-end (en tout bien tout honneur) à, au lieu d’un rendez-vous d’affaires tombé à l’eau, faire du cheval, nager, boire des cocktails, sous ce rayonnement, celui de Norma Vale (Barbara Stanwyck) styliste (travaillant également dans la diffusion) new-yorkaise, ancienne relation profitant de son passage au Sud-Ouest pour voir ce qu’un ancien amour est devenu. Elle peut le faire, car elle en a pris son parti : elle est devenue ceci et pas cela... Par exemple, Marion Groves (Joan Bennett), la femme de Clifford, la mère de ses enfants. Pour Clifford, c’est plus périlleux : sa vie lui convient apparemment moins. Avant l’arrivée si inopportune qu’elle en devient miraculeuse de Norma, Clifford veut se rendre au théâtre, avec Marion. Cela fait un moment qu’ils en parlaient : c’est pour son anniversaire à elle, mais c’est au fond pour son plaisir à lui. Seulement, voilà :  Marion ne veut (ou ne peut, bien que son motif ne paraisse que modérément impérieux) s’y rendre. Clifford, lui, veut vraiment sortir. Ils se tournent vers les enfants : ils ont leur vie, leurs soirées, leurs fréquentations. Merci papa, non merci. En désespoir de cause, il demande même à la cuisinière si elle consentirait à l’accompagner : elle a fini son travail, traîner avec le patron devant des gens qui font semblant de vivre ne paraît pas l’enthousiasmer spécialement. Il finira par y aller avec Norma : elle a déjà vu le spectacle à New York, ils partent à l’entracte. L’art de Sirk : prendre la quotidienneté, sa platitude, sa trivialité, lui donner une portée de conte, voire de mythe.


Clifford fabrique des jouets, aime ses créations... On peut bien sûr y voir le signe d’une fidélité à l’enfance, une candeur n’excluant pas la maturité (il a su vivre de cette passion)... Les choses pourraient être plus dérangeantes : Clifford aime la fantaisie, fuit la vie dans son imaginaire, n’est jamais sorti de cette enfance humaine (je pourrais avoir ceci, mais je pourrais avoir cela, je voudrais ceci, mais également cela). Les jouets qu’il fabrique se font à la chaîne, mécaniquement. C’est de l’évasion fabriquée, adressée aux masses (paradoxe du jouet : il paraît, pris individuellement, doté d’une individualité... vu en rayon, il se révèle comme l’antithèse de toute individualité). Il en va de même de son lieu de villégiature, Pasadena (un havre de femmes célibataires et d’hommes infidèles), où chacun vit et fait à peu de choses près la même chose. L’individualité de Clifford est factice et cela lui fait mal : d’être un gagnant selon les termes d’une société de masse et non selon des aspirations propres, authentiquement personnelles. Sa crise est le regain de vigueur d’une personnalité (une personnalité négligée par une famille qui le tient pour acquis). Ce qu’il découvrira est que personne ne sait vraiment quoi faire de ce qui est, authentiquement, lui : il n’était pas au programme qu’il se comporte autrement que comme Rex, le robot qui marche et qui parle.


Cette animosité merveilleuse chez Sirk, complètement taboue : qu’est-ce qu’il peut être méchant avec les enfants en tant qu’exploiteurs de leurs parents. Comme dans Tout ce que le ciel permet (bis), qu’il réalisera l’année suivante, la progéniture se charge du rappel à l’ordre. Le fils, ne comprenant pas ce que c’est de vivre dans l’imaginaire, conçoit évidemment le pire dès qu’il aperçoit le père et cette autre. Se charge séance tenante du procès (dont la loi est explicitée par Norma : "It's always the mother."). La petite sœur suit, pleurniche. La petite dernière, plus sagement, espère devant cet étalage de mesquineries, elle, ne jamais grandir. Quand un avion déporte dans le ciel Norma vers la côte Est, que Marion reprend Clifford par le bras, elle prononce l’ultime sentence : quel beau couple ses parents forment... Ironie fielleuse d’une conclusion tellement cruelle qu’elle passera aux yeux des crétins pour un happy-end. C’est si amer que ça peut paraître heureux. Norma s’est sacrifiée (elle prend sur elle de faire en sorte que l’infidélité n’ait pas lieu), repart aussi seule qu’elle est arrivée (c’est trop coûteux, pour une relation, de l’accomplir au détriment de ceux à qui on vole une personne, ça la ferait très mal démarrer). Clifford était méconnu, c’est désormais elle qui est reléguée, renvoyée. Les petits sont rassurés. La mère, qui avait tout compris depuis le début, n’a jamais vraiment craint de ne pas triompher. Reste la petite amie du fils, que la laideur morale de ce dernier pousse à reconsidérer leur vie commune (ici, un brin d’espoir quand même : il se remet finalement en question).


Qu’est-ce qu’un couple de cinéma ? Qu’est-ce qui fait que deux interprètes mis face à face, cette personne avec telle autre, produit dans certains cas une inexplicable alchimie ? Bien qu’ils ne soient pas ici littéralement un couple (plutôt : ils l'ont déjà été), Fred MacMurray et Barbara Stanwyck ont partagé trois fois l’écran ensemble (chez Wilder : Assurance sur la mort, chez Leisen : L’Aventure d’une nuit, chez Sirk enfin). L’écart de taille et de gabarit, la voix rauque de Stanwyck contre celle légèrement perchée de cette masse gentille, presque timide. Ils ne passent pas à l’acte (ironie possible, encore plus sournoise, de Sirk : vu les conséquences, ils auraient tout autant pu) mais il y a du sexe dans l’air à chaque instant, du désir de la sorte qu’on ne simule probablement pas vraiment, une entente érotique évidente. Entre chaque film, le temps s’écoule. Le dernier porte le poids de ces années, le souvenir de ces rencontres précédentes. À chaque fois que je vois MacMurray à l’écran, je me dis que c’est l'incarnation complète d’un homme à qui faire confiance dans la vie (du genre de confiance à laquelle il ne changerait pas grand-chose de savoir qu'il était, dans la vie, très républicain). À chaque fois que je vois Stanwyck, cela il n’y a même pas besoin de l’évoquer (j’aime qu’elle ait ici la possibilité de jouer une personne d’une décence élevée). Sirk est suffisamment rusé pour, face à cette alchimie contre laquelle on ne peut pratiquement rien faire, placer dans le rôle de Marion, non pas une mégère, mais Joan Bennett en modèle d’élégance (et une autre actrice qui, sa filmographie prise plus largement, ne se caractérise pas exactement par une sexualité peu assumée). Elle amène avec elle, alors qu'elle ne se montre que calme et conciliation, une menace latente, celle de Fritz Lang, à ce drame étouffant, saturé et duveteux. Le star-system hollywoodien joue paradoxalement en faveur de l’expression d’une grave trivialité : Fred MacMurray a beau être marié à Joan Bennett, passé quelques années, il ne faut s’attendre à rien d’autre le soir que bâillements et plongée immédiate dans les bras de Morphée.


La pluie s’abat sur une vitre et forme pour elle, à sa place, les larmes que Norma réprime en regardant au dehors. Demain est un autre jour est un mélo de l’inexpression, de l’incapacité à assumer, endosser, son désir et ses sentiments (alors qu’ils se trahissent dans chaque geste et propos), des gesticulations qui en découlent (pas seulement celles du fils jaloux, celles du père également... que la mauvaise idée de présenter Norma aux autres transforme en un être irritable et geignard, un Rex le robot qui marche dans la mauvaise direction et parle au mauvais moment). Il y a peu d’hommes plus beaux et touchants à ma connaissance dans le cinéma américain des années cinquante que cet être méconnu, embarrassé, irrité, qui demande la chose si simple que personne dans sa famille n’est en mesure de lui accorder : d’être vu pour ce qu’il est et ce qu’il ressent. Je ne trouve pas innocent que, dans les suppléments de l’édition Carlotta du film, ce soient deux critiques masculins qui interprètent ce personnage comme une réponse (de tendance réactionnaire dans ce cas) à l’implication croissante des hommes dans les tâches domestiques (ah ah : Fred MacMurray porte un tablier) et une réalisatrice (Allison Anders) qui perçoive tout le contraire, un homme moins digne d’être plaint que d’être aimé. Qui trouve ça ridicule, quand il se fait seul le soir un plat qu’il touchera à peine ? L’aventure s’apprête à sonner à sa porte. Mais que peut-il en faire ? Que lui valent ses souvenirs ? Le cinéma de Sirk, souvent (jurisprudence Tout ce que le ciel permet, bis repetitam), est peuplé, parmi d’autres conformistes, d’aventuriers échoués dans le coin, de poètes du village, d’êtres en rupture avec le conformisme de l’Amérique des années cinquante. Ce qui rend Demain est un autre jour si noir et cinglant est qu’il s’agit d’un film peuplé d’idéalistes trop engoncés dans ce conformisme pour pouvoir s’extraire (même relativement) de ce modèle. La plus indépendante, Norma, peut bien remettre des indiscrets à leur place, elle gagne cette autorité morale au prix de nier son propre désir. Elle paie sa vertu au prix de sa solitude. C’est une vision de l’Amérique comme d’un désert spirituel achevé. Où la réussite se paie de la mort d’une personnalité épanouie. Je crois que je considère ce film, en raison de cette noirceur cinglante particulière, comme le plus beau de Sirk.

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 10 juillet 2019