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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dans l'ombre de San Francisco

(Woman on the Run)

L'histoire

Frank, un peintre sans ambition et sa femme, Eleanor Johnson, vivent à San Francisco. Ils sont très vite devenus étrangers l'un à l'autre. Un soir que Frank promène son chien, il assiste au meurtre d'un homme. La police qui commence à l'interroger lui apprend que la victime devait témoigner dans le procès d'un criminel notoire. Frank devient donc le nouveau témoin à charge et, de ce fait, une cible vivante. Il prend la fuite, ne souhaitant pas devenir un héros mort. Sa femme devient alors l'objet de toute l'attention de l'inspecteur Martin Ferris qui espère qu'elle le mènera vite jusqu'à lui, sachant qu'elle doit remettre à Frank des médicaments dont il a un besoin vital. Elle sera aidée dans ses recherches par Daniel Leggett, un reporter hâbleur et cynique...

Analyse et critique

Dans l'univers ultra codifié du Film Noir, on retrouve de nombreux thèmes récurrents illuminant ces sombres partitions comme des balises. Corruption, avidité, vénalité, désespoir, autant de tares dues à la gangrène d'une société en mutation, celle de l'hyper-urbanisation, de la transformation diabolique de ces villes tentaculaires dès la première moitié du XXème siècle. Cette ville qui concentre toutes les tentations, l'aliénation d'une faune interlope, Eddie Muller lui donne un nom : Dark City - qui n'est autre que Hollywood. (1) Car selon Eddie Muller, il s'agit de ne pas être dupe. Dans les méandres les plus improbables du star system, l'usine à rêves cristallise tous les fantasmes les plus malsains et, à travers les décors de New York, San Francisco et autres mégalopoles, projette ses angoisses comme la lune dessine les ombres nocturnes dans lesquelles se tapit le crime.

C'est d'ailleurs à Eddie Muller, l'auteur de Sauvé des cendres, l'ouvrage qui accompagne cette édition de Woman on the Run, qu'on doit la chance de découvrir ce film. Comme son titre l'indique, la préservation de la seule et dernière copie existante du film à ce jour tient du miracle. En effet, Eddie Muller apprend par hasard l'existence d'un accord entre la société de production Fidelity Pictures et la maison de distribution Universal Pictures, stipulant qu'en cas de non renouvellement du contrat de distribution Universal devait conserver une copie d'archive de Woman on the Run, la propriété du film revenant au producteur. Or cette maison de production n'existant plus depuis longtemps, Universal n'avait pas jugé comme prioritaire de numériser le film. C'est bien grâce à la ténacité d'Eddie Muller et de sa collaboratrice à l'American Cinematheque, Gwenn Deglise, que la copie physique est retrouvée puis exploitée dans le cadre du premier festival Noir City de San Francisco en 2003.

Cinq ans plus tard, un incendie ravage en partie le studio Universal ainsi que la chambre forte dans laquelle sont entreposées les copies 35 mm et numériques des films en cours d'expédition. Parmi elles, Woman on the Run. On apprendra ensuite qu'à l'occasion de cette exploitation publique en 2003, Eddie Muller avait pris soin de faire une copie digital beta du matériel 35 mm pour son propre compte, ne pouvant se résoudre à voir repartir ce film qu'il avait mis tant de temps à retrouver. Et c'est grâce à ce geste non autorisé de piratage que le film est de nouveau visible aujourd'hui dans de relatives bonnes conditions. Il est vrai néanmoins, pour être tout à fait exact, qu'il existait une copie VHS puis DVD dans une édition lamentable, provenant d'un enregistrement télévisuel, encore disponible aujourd'hui sur le site archive.org. J'invite d'ailleurs tous ceux que cela intéresse à comparer les deux copies afin de mesurer la différence considérable de qualité qui les sépare.

Et quelle émotion à la découverte de ce film noir de série B, digne challenger des meilleures réalisations de l'époque, qui nous offre à voir le San Francisco de la fin des années 40 dans ce qu'il a de plus authentique. C'est d'ailleurs la première des nombreuses qualités du film que d'impliquer la ville comme un personnage à part entière. Dès l'ouverture, ce plan panoramique sur un San Francisco nocturne nous baigne dans l'ambiance (Eddie Muller rapporte cette anecdote selon laquelle, à l'aide de quelques détails ingénieusement filmés, Norman Foster et son équipe arrivent à nous faire croire que la scène représente San Francisco alors qu'elle a, en réalité, été tournée à Los Angeles). Cet effet d'immersion dans l'atmosphère grouillante des rues de Frisco, à travers le cheminement d'Eleanor Johnson pour retrouver la trace de son mari, illustre à merveille cette emprise souveraine de la cité sur sa population.

A tel point qu'on se demande qui façonne l'autre. En reconstituant le puzzle affectif de sa vie, Eleanor nous fait visiter tous les lieux dans lesquels elle et son mari ont partagé leurs moments les plus heureux. On peut envisager Woman on the Run comme une expérience cathartique inespérée pour le couple Ann Sheridan / Dennis O'Keefe, elle qui, pourtant, dès le début, nous laisse penser que tout est fini entre eux en prétendant à l'inspecteur Ferris : « Déterrez le reste de notre mariage si çà vous chante », lorsqu'il lui soumet l'idée selon laquelle son mari a peut être davantage de raisons de la fuir elle que la police. Et la photographie très réaliste de Hal Mohr mêlant avec aisance les nombreuses prises de vue extérieures aux prises de studio à l'aide de savantes transparences ajoute une fluidité confondante au récit. Soulignons à ce propos que Hal Mohr (le grand chef opérateur de Sparrows de William Beaudine, du Michael Curtiz des années 30, du Fritz Lang de Rancho Notorious, jusqu'à Underworld USA de Samuel Fuller) était natif de San Francisco où il avait réalisé dans les années 1910 de nombreux petits documentaires sur la ville. Cette familiarité est manifeste à l'écran, qui renforce ce sentiment de réalisme.

On devine une véritable émulation entre Mohr et Norman Foster dont les recherches visuelles à l'aide d'une variété de cadrages alambiqués et plans audacieux offrent une liberté créative de tous les instants à son opérateur. C'est là une des caractéristiques passionnantes des films de série B à Hollywood, productions au budget modeste voire fauché, que de laisser une liberté d'action que n'avaient pas toujours les productions au budget plus conséquent, encadrées avec davantage de soins par des producteurs qui les destinaient au succès commercial. Et c'est précisément grâce à cette liberté de manoeuvre que des réalisateurs tels que Robert Siodmak, Anthony Mann, Joseph H.Lewis, Robert Wise ou encore Budd Boetticher ont pu faire leurs premières armes, prendre le temps de développer un style propre à leurs aspirations, à l'abri du diktat souvent castrateur des patrons de studios. C'est même souvent dans les souterrains des grands studios que l'on trouvait les producteurs les plus avisés et les plus créatifs comme Val Lewton et Benedict Bogeaus à la RKO notamment. Howard Welsch, le producteur de Woman on the Run fait partie de ceux-là, qui en l'espace de quelques années encouragera la production de Black Bart de George Sherman, House by the River et Rancho Notorious de Fritz Lang, ainsi que Montana Belle d'Allan Dwan.

Selon Eddie Muller, la paternité du scénario de Woman on the Run est difficile à déterminer tant Alan Campbell et Norman Foster ont chacun vécu des mariages calamiteux semblables à celui décrit dans le film. Néanmoins, ils ont su transcender avec habileté le postulat de départ la nouvelle de Sylvia Tate intitulé Man on the Run (qui devait être le titre initial du film) en attribuant à ce thriller somme toute convenu des atours singuliers. Le journaliste Leggett du Graphic qui aide Eleanor à retrouver son mari est rajouté au script original qui faisait la part belle à l'inspecteur Ferris. De là de nombreux rebondissements, mais qui ne constituent pas une fin en soi. Woman on the Run n'est, de fait, pas un film de suspense, en tout cas le suspense n'y est pas employé comme une nécessité narrative. On apprend très vite la vérité sur l'identité de l'assassin lancé à la poursuite de Frank Johnson. Cependant, comme chez Siodmak ou Alfred Hitchcock, le malaise né de la représentation à nu, comme obscène, des sentiments et états d'âme des personnages est d'une efficacité redoutable et tient le spectateur en haleine jusqu'au terme du film. A la situation de départ d'un couple devenu indifférent l'un à l'autre, Campbell et Foster ajoutent cette note exquise de reconquête.

Ann Sheridan est merveilleuse et tellement touchante lorsqu'elle commence à prendre conscience que son mari l'aime encore. Chacun des indices qu'elle devine pour lui permettre de retrouver son mari agit sur elle comme une renaissance, un retour à la chaleur de la vie. En apprenant, au fil de l'enquête, les problèmes cardiaques de Frank, Eleanor se rend compte des sentiments qui la lient encore à lui. Et l'expression radieuse se dessinant sur son visage lorsqu'elle apprend qu'il a daté un tableau offert à un barman, du jour de leur rencontre, est un vrai moment d'émotion. A cet effet il faut souligner l'admirable utilisation du découpage de Norman Foster, alternant gros plans sur un détail puis sur un visage pour scruter l'effet de la révélation d'un indice sur le comportement des personnages. On peut même considérer qu'au niveau de la mise en scène pure, Foster dépasse son mentor Orson Welles (avec lequel il avait travaillé sur Journey into Fear) par une utilisation plus raffinée des plans séquences en accord avec la continuité sereine de son récit. Rien de gratuit ni de superflu dans sa mise en scène qui avait été éprouvé à l'aune des serials (Charlie Chan et surtout les Mr Moto interprétés par Peter Lorre dans les années 30). Deux ans auparavant, Foster avait dirigé pour la Universal Kiss the Blood off My Hands avec Burt Lancaster et Joan Fontaine, au scénario plus conventionnel mais possédant néanmoins de nombreuses qualités de mise en scène et de narration, révélant également s'il en était besoin, un authentique talent de direction d'acteurs. Mais, et c'est ce qui fait certainement de Woman on the Run un aboutissement dans la carrière du réalisateur, le film offre à voir l'harmonie miraculeuse d'une addition de talents : techniciens, acteurs, réalisateurs, scénaristes. En somme un mariage réussi d'individualités, ce qui ne manque pas de sel pour un film analysant la renaissance d'un couple.

Film noir singulier, Woman on the Run l'est également par ce choix délibéré d'un personnage principal féminin, interprété avec envergure par Ann Sheridan, elle qui avait très tôt dans sa carrière lors des années 30 incarné des personnages de caractère aux côtés d'Errol Flynn, Humphrey Bogart ou James Cagney auxquels elle tenait souvent la dragée haute. Ici elle ajoute au cynisme clinique de son personnage, un esprit brillant dont les mots secs pleins d'une verve caustique entre elle et le reporter Danny Leggett évoquent les dialogues dignes d'une screwball comedy qu'elle échangeait, un an auparavant, avec Cary Grant dans I Was a Male War Bride de Howard Hawks. Woman on the Run n'est pas un film d'amour mais sonde avec une telle délicatesse les palpitations de l'âme qu'il le devient presque. Comment mieux décrire les tourments et la violence des sentiments qu'à travers le visage déchiré par l'angoisse d'Eleanor à l'idée de savoir son mari menacé de mort, lors de cette fameuse et brillante scène finale sur le grand huit du parc d'attractions de Playland où elle assiste, impuissante et paralysée, au dénouement de l'enquête ?

Woman on the Run est resté pendant des décennies relégué aux oubliettes de l'histoire du cinéma de façon injuste, car comme le dit pertinemment Eddie Muller, s'il avait été dirigé par un réalisateur à la notoriété plus importante que Norman Foster, il serait depuis longtemps à l'affiche des plus grands festivals du genre et figurerait en bonne place parmi les réussites du film noir. Une place qu'il devrait désormais conserver durablement.

(1) D'où le titre de son ouvrage traduit en français en 2007 chez Clairac éditeurs: Dark City, le monde perdu du film noir.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Yann Gatepin - le 14 novembre 2012