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Critique de film
Le film
Affiche du film

D'Amour et de sang

(Fatto di sangue fra due uomini per causa di una vedova (si sospettano moventi politici))

L'histoire

A l'aube de la Seconde Guerre mondiale, Titina, jeune femme sicilienne, perd son mari, assassiné par la mafia. Obsédée par d'éventuelles représailles, elle rencontre Spallone, de retour en Sicile après dix ans d'absence. Ce dernier s'éprend instantanément de la belle veuve qui ne résiste pas longtemps à ses avances. Dans le même temps, Nick, petit escroc revenu venger la mort de son cousin, tombe également sous le charme de Titina. Amour, jalousie et désir de vengeance, un cocktail qui va vite devenir explosif...

Analyse et critique

D’Amour et de sang vient conclure la décennie glorieuse de Lina Wertmüller, dans laquelle elle se sera imposée comme l'une des figures les plus marquantes du cinéma italien. Cette reconnaissance arrive d’ailleurs tardivement pour la réalisatrice qui après avoir été l’assistante de Federico Fellini sur 8 ½ signera quelques films qui, s’ils rencontrent une certaine reconnaissance critique - I Basilischi (1963), son premier film d’inspiration néoréaliste, reçoit le trophée de la Nacelle d'argent au Festival de Locarno - restent assez confidentiels. Après Il Mio corpo per un poker (1968), elle restera quatre ans sans réaliser avant de revenir et connaître un immense succès avec Mimi métallo blessé dans son honneur (1972). Ce film lance une trilogie complétée par Film d'amour et d'anarchie (1973) et Chacun à son poste et rien ne va (1974). Comédie, mélodrame, brûlot social et politique s'y mêlaient dans une fièvre démesurée sur un postulat creusant le même sillon : un provincial quittait sa campagne pour gagner la ville, animé de motifs aussi différents qu'échapper à la mafia (Mimi Metallo), commettre un assassinat politique (Film d'amour et d'anarchie) ou tout simplement gagner sa vie (Chacun à son poste et rien ne va). Dans tous les cas, cette vie urbaine allait être source de désillusion et de souillure, révélant les pans les plus sombres de la personnalité des héros, que ce soit le machisme ou le matérialisme ordinaire. La réalisatrice allait se réinventer en inversant ce schéma dans son chef-d’œuvre, Vers un destin insolite, sur les flots bleus de l'été (1974). Un homme et une femme, majordome et communiste acharné au service d’une bourgeoise hautaine se retrouvaient coincés sur une île déserte. La farce de leur opposition première s’estompait pour faire naître une romance inattendue, les carcans sociaux associés à la vie urbaine s’estompant dans ce cadre isolé. Même si le retour à la civilisation rendrait cette romance impossible, Lina Wertmüller laissait entrevoir pour la première fois un sens du romanesque où le ton irait de la farce au drame et non plus l’inverse.

Après avoir signé son plus grand succès mais aussi son œuvre la plus noire avec Pasqualino (1975),  Lina Wertmüller renoue donc avec cet élan sur D’Amour et de sang qui croise politique et grand mélodrame, rencontre entre le couple mythique Marcello Mastroianni / Sophia Loren et la nouvelle génération qu’incarne Giancarlo Giannini, son acteur fétiche. L'intrigue se déroule à une période charnière de l'Italie, quelques mois avant l'arrivée de Mussolini au pouvoir et sur la terre sauvage de toutes les passions et extrêmes, la Sicile. Ce cadre sera le théâtre en miniature du destin qui attend le pays avec l'intimidation, la corruption et le machisme régnant en maître et brisant le destin de trois personnages anachroniques. Titina (Sophia Loren) est une jeune veuve dont le mari a été tué par le parrain local pour avoir mené une grève de pêcheurs. Vindicative et menaçant de se venger du meurtrier, elle est une anomalie parmi la communauté sicilienne soumise et obéissant à la loi du silence.


Il en va de même pour Spallone (Marcello Mastroianni), activiste de gauche de retour au pays et dont la délicatesse sied mal à cet environnement. Enfin, Nick (Giancarlo Giannini), cousin du défunt exilé aux Etats-Unis, est lui aussi à contre-courant par sa flamboyance et ses attitudes provocatrices, dont la tonitruante première apparition en voiture jaune dénote dans ce très austère village sicilien. Dans la trilogie que formaient Mimi métallo blessé dans son honneur, Film d'amour et d'anarchie et Chacun à son poste et rien ne va, les grands idéaux et les aspirations nobles des personnages finissaient au bout du compte par montrer leur vacuité. L'ouvrier valeureux Mimi ressemblait dangereusement aux oppresseurs qu'il dénonçait une fois arrivé au sommet, l'amoureux transi et terroriste en herbe de Film d'amour et d'anarchie servait plus sa gloire que la cause et la vie en communauté de Chacun à son poste et rien ne va révélait finalement l'individualisme et la corruption progressive du groupe de personnages.

Lina Wertmüller semble au départ procéder de même ici : la veuve indomptable Titina cède finalement assez vite à la séduction de Spallone dont l'altruisme est un prétexte à sa libido affolée par les formes de Sophia Loren, et tout le mystère dégagé par Giancarlo Giannini ne sert pas comme attendu une vengeance mais aussi une passion secrète pour Titina. La grande différence avec les autres films étant que lorsque les protagonistes se détachaient de leurs "rôles", c'était pour céder à des bassesses du commun dévoilant leur médiocrité. C'est tout l'inverse ici où notre trio part au contraire d'un cliché (la veuve sicilienne, l'activiste de gauche abscons, "l'Américain" vantard) pour finalement révéler un libre arbitre s'affirmant dans un beau triangle amoureux. Cette romance leur sert à apprendre de leurs erreurs, Lina Wertmüller revisitant de manière différente des situations de ses précédents films. Ainsi le machisme sous-jacent des personnages masculins se révélait dans des éprouvantes scènes de violence allant jusqu'au viol ; dans D'Amour et de sang toute situation suggérant un tel basculement est désamorcée, notamment avec un excellent Giancarlo Giannini qui s'arrête avant de commettre l'irréparable, ayant compris son erreur et plus tard acceptant finalement dignement la liaison entre Sophia Loren et Mastroianni. C'est un peu comme si entre-temps Lina Wertmüller avait abandonné son pessimisme pour croire en l'humain et à sa possible et réelle bonté.

C'est un espoir qui ne peut malheureusement qu'être isolé alors que les chemises noires envahissent bientôt le pays, cette singularité marginalisant nos héros et en faisant des victimes idéales du système. Le surgissement du camion chargé de fascistes dans le cadre naturel somptueux jette comme un voile de désespoir qui ne se démentira pas jusqu'au bout. Les personnages secondaires et l'environnement du village sont quasi abstraits, témoignant de l'uniformisation de la pensée et de la peur de la population, symbolisée dès l'ouverture où Sophia Loren hurle seule sa rage dans les rues. Les trois héros sont en quelque sorte les seuls êtres vivants et électrons libres face à la pensée unique du fascisme montant. Les grands idéaux politiques étant toujours destinés à être bafoués pour elle, Lina Wertmüller n'affirme l'opposition de Titina, Spallone et Nick que dans leurs amours libres. C’est par leurs contradictions que s’affirment la complexité et les nuances qui définissent tout être humain : Titina ardente alors qu'elle se voudrait détachée, Spallone passant pour l'activiste causeur avant de révéler un vrai héroïsme et Nick le meurtrier fait office de sauveur... Impossible, alors que le fascisme naissant est tout d'un bloc. Les trois acteurs sont au somment de leur art mais on saluera tout particulièrement une Sophia Loren vibrante, acceptant sa quarantaine entamée avec la même grâce que dans Une journée particulière (1977) et dégageant une sensualité de tous les instants, tel cette scène superbe où elle se baigne sous le regard de Giannini.


Lina Wertmüller capture ce tourbillon de sentiments dans une mise en scène inspirée alternant le grandiose (les extérieurs siciliens somptueux sont magnifiquement mis en valeur par la photo de Tonino Delli Colli) et l'intime avec finalement pour l'essentiel une intrigue se déroulant dans la cabane austère de Sophia Loren. Quand le monde extérieur ose enfin se révéler, c'est pour happer définitivement nos héros dans un tragique final qui les laissera pourtant plus unis que jamais.

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La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 1 juin 2015