Menu
Critique de film
Le film

Crime à distance

(The Internecine Project)

L'histoire

Appelé à de hautes responsabilités à la Maison Blanche, l'ancien espion Robert Elliot n'entend pas quitter Londres sans avoir fait le ménage derrière lui. Son objectif : éliminer les quatre membres du réseau d'informateurs qui en savent long sur son encombrant passé et ses méthodes. Pour cela, quoi de mieux que de monter un plan machiavélique pour les pousser à s'entretuer en quelques heures...

Analyse et critique

Scorpio, Les Hommes du président, Les Trois jours du Condor... Au fond, rien n’est plus effrayant que ces thrillers des années soixante-dix, à l’image volontairement morne, se déroulant dans des mégalopoles indifférentes. Bien plus que tous les films gore du monde, la vraie horreur est dans ces films, dans l’invisibilité de ces tueurs impavides qui agissent au nom de la « raison d’Etat » : on sent bien en effet que nous ne sommes pas loin de la réalité.


En 1973, lorsque Ken Hugues et Barry Levinson (1) entreprennent Crime à distance, le scandale du Watergate a déjà éclaté, dévoilant l’étendue de la corruption au plus haut sommet. Par ailleurs, la même année, l’augmentation du prix du pétrole par l’OPEP plonge le monde occidental dans une crise profonde, qui a encore des répercussions de nos jours. 1973, c’est aussi le suicide du progressiste Salvador Allende au Chili, au profit d’une dictature d’extrême-droite, un coup d’Etat approuvé, si ce n’est favorisé par Washington. Sinistre... Crime à distance est donc l’émanation de cette époque, une époque où le monde perd définitivement son innocence, comme le rappelle le journaliste Frédéric Albert Lévy dans le bonus du disque. Cependant, pour Ken Hughes, il ne s’agit pas d’exploiter cette atmosphère sinistre par cynisme. Certes, le cinéaste a besoin de se « refaire » après l’échec financier de son œuvre la plus ambitieuse, Cromwell, en 1970. Et, en alternance avec les films sombres qui ont clairement sa faveur, comme Le Procès d’Oscar Wilde (1960) ou L’Ange pervers (1964), il n’a jamais hésité à s’adonner au film purement commercial, ainsi qu’on peut en juger avec les délirants Casino Royale (1967) ou Chitty Chitty Bang Bang (1968). Mais derrière sa mécanique « commerciale » prenante et savamment condensée (88 minutes sans gras), Crime à distance a clairement une visée métaphorique, et tout aussi politique que Cromwell ou Le Procès d’Oscar Wilde.


Dès l’ouverture, Hughes nous place dans le point de vue subjectif d’un individu mystérieux qui sillonne Londres en voiture et observe ses « proies » aux quatre coins de la ville (un bureaucrate, un scientifique, une call-girl et un masseur), chronométrant leur trajet avec minutie. Les gants de cuir qu’il porte pour ne pas laisser de traces évoquent un maniaque de giallo. Certes, cet individu n’est peut-être qu’un simple espion, car après tout il ne fait qu’observer et chronométrer, mais la caméra subjective, la musique lancinante, les gants de cuir, ainsi que les arrêts sur image sur chaque « proie » ont, pour tout fan de thriller, une connotation éminemment meurtrière ! Hughes joue évidemment avec ces clichés. Parallèlement au trajet de cet hypothétique « tueur », nous faisons connaissance avec Robert Elliot (James Coburn), éminent économiste, d’abord invité à un talk-show télévisé puis courtisé par une grande corporation américaine. A cause du montage alterné qui sépare clairement ces deux actions, il est difficile d’établir un lien entre ce bourgeois suave et ce « tueur ». Pourtant, au bout de vingt minutes, au détour d’un reflet dans un miroir, Hughes nous révèle que le « maniaque » en question... est James Coburn.


Spoiler éhonté de ma part ? Non, puisque le cinéaste fait cette révélation au début du film et non à la toute fin. Pourquoi Hughes s’est-il alors ingénié à nous faire croire qu’il y avait deux personnes séparées géographiquement ? Sans doute pour nous faire comprendre la folie latente d’Elliot, sa « schizophrénie », comme si son âme était composée de deux personnalités opposées. A ce titre, le choix de James Coburn comme anti-héros est très judicieux. Cet acteur a toujours été l’ambivalence personnifiée, son allure a toujours été double : regard nostalgique contre sourire éclatant, gestuelle nonchalante contre force virile. Du reste, à cette époque, Coburn avait déjà parfaitement incarné la mauvaise conscience pour Sergio Leone et Sam Peckinpah, respectivement dans Il était une fois la Révolution (1971) et Pat Garrett et Billy le Kid (1973). Dans Crime à distance, de nouveau le regard est doux et les actes brutaux.

Après la scène de révélation, nous suivons Elliot dans les derniers préparatifs de son plan étonnant : effacer son passé de barbouze en faisant en sorte que, par une série de fake news, ses anciens complices (ceux qu’il a chronométrés au début) se soupçonnent entre eux et s’entretuent. Lui ne se salira pas les mains : c’est qu’il a désormais un rang à tenir, il va devenir le conseiller économique du président des Etats-Unis ! La seconde partie du film est donc entièrement consacrée à l’exécution de son plan, on pourrait dire de son scénario : assis à son bureau en face d’une carte murale rétroéclairée de Londres et d’une check-list rigoureuse qu’il coche au fur et à mesure, Elliot ressemble à un réalisateur dans sa régie. Il déclenche à distance, par téléphone, toutes les « scènes » qu’il a prévues. Ici en l’occurrence des scènes de meurtre, où le sadisme latent qui se cache sous toute société bourgeoise policée éclate de manière maladive. Pensons notamment à l’horrible séquence de la douche en référence à Psychose (2), où le tueur, un vieux garçon qui « hait les femmes » (Harry Andrews) ne fait que pousser à sa logique extrême la mentalité patriarcale et phallocrate qui imprègne la société d’alors. A deux exceptions près, Crime à distance est d’ailleurs un film d’hommes, de « mâles blancs » comme on dirait aujourd’hui ; des hommes qui ont tous été, dans leur passé, au service de l’impérialisme occidental. Manipuler les « faibles » à distance et les faire s’entretuer pour en tirer profit, sans se salir les mains, n’est-ce pas, nous dit Hughes en filigrane, ce que font les puissances industrielles dans le Tiers-Monde ? Mais, justement, au cœur du dispositif sans faille de l’impérial Coburn, dispositif qui du reste prophétise étonnamment les « guerres à distance » d’aujourd’hui, par satellites interposés (3), il y a un joli grain de sable qui risque de tout faire s’écrouler !


Crime à distance, et ceci est un compliment, ressemble à un croisement entre un épisode de Columbo et de Chapeau melon et Bottes de cuir. Comme dans Colombo, série américaine quasi « marxiste », nous observons un bourgeois arrogant, suprêmement intelligent, exécuter son crime (presque) parfait. Et s’il n’y a pas ici de « prolétaire » italo-américain qui vient le combattre, le but de Hughes est clairement le même : dénoncer le fascisme latent qui se cache, fût-ce inconsciemment, derrière toute bourgeoisie qui se croit supérieure. Fascisme n’est pas un mot trop fort puisqu’il s’agit pour ces puissants d’écraser ceux qui les gênent, en méprisant hautement la « naïveté » et la « lenteur » de la démocratie (dixit Elliot dans le film). Quant à Chapeau melon et Bottes de cuir, on en retrouve la particularité dans ces séquences où les morts s’entraînent l’une l’autre comme des dominos, où les individus deviennent des animaux de laboratoire (c’est l’un des motifs du film), dans une mécanique absurde qui nous oblige à remettre en cause notre vie moderne.

Dans ce souci permanent de distanciation, de « film dans le film », Hughes s’arrange constamment pour nous faire épouser le point de vue d’Elliot... et nous le faire regretter ensuite. Ainsi de la séquence où le fameux grain de sable vient menacer d’enrailler le mécanisme d‘un plan si parfait, si patiemment construit : quelqu’un ose interrompre le « réalisateur » dans sa régie, c’est-à-dire, par extension, le spectateur devant son écran. Et, l’espace d’un instant, on frémit pour le criminel, on n’a pas envie qu’il échoue, on ne veut pas que le « spectacle », si bien huilé, soit interrompu ! De la même manière que, dans Psychose, on frémit lorsque la voiture contenant le cadavre de Marion Crane ne s’enfonce pas comme prévu dans le marécage... Au cinéma, le principe d’identification est si fort que le spectateur, parfois, ne se montre guère démocrate. Mais Ken Hughes veille. Et, comme au début du film où James Coburn espérait vainement se cacher dans l’ombre, l’écran devient soudain miroir... et nous démasque.


(1) Levinson est un scénariste/producteur britannique. A ne pas confondre avec son célèbre homonyme américain.
(2) Précisons que cette référence à la douche de Psychose, banale pour le spectateur d’aujourd’hui, était assez nouvelle à l’époque puisque Brian De Palma n’avait pas encore réalisé Pulsions ou Blow Out !
(3) Le mot « internecine » du titre original évoque d’ailleurs de manière troublante le mot « internet »...

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 14 mai 2019