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Critique de film
Le film
Affiche du film

Cotton Club

(The Cotton Club)

L'histoire

En 1928, la prohibition a engendré une vague de violence qui a déferlé sur l'Amérique. À New York, au cabaret Cotton Club, la pègre, les politiciens et les stars du moment goûtent les plaisirs interdits. Un trompettiste blanc et un danseur noir sont emportés dans une tourmente où l'amour et l'ambition se jouent au rythme des claquettes, du jazz et des mitraillettes...

Analyse et critique

Malgré la présence au générique du réalisateur Francis Ford Coppola, du producteur Robert Evans et de l’auteur Mario Puzo, Cotton Club est loin d’avoir eu, dans l’histoire du cinéma, le retentissement du Parrain. A sa sortie sur les écrans à la fin de l’année 1984 (début 1985 en France), cette superproduction au brio indéniable a laissé le public de marbre. Le jugement du temps n’a guère été plus tendre : depuis la fin des années quatre-vingt, Cotton Club est quelque peu tombé aux oubliettes. Comment expliquer cela ?


La première raison, qui n’est certes pas suffisante, tient sans doute dans les conditions chaotiques de sa production. Au départ, il s’agit d’un projet de Robert Evans, producteur phare du Nouvel Hollywood, à qui l’on doit Rosemary’s Baby, Le Parrain, Serpico et Chinatown. Au début des années quatre-vingt, Evans est en sérieuse perte de vitesse mais il n’a pas perdu son extravagance et sa mégalomanie. S’étant toujours attribué le succès du premier Parrain, il veut battre Coppola sur son propre terrain : il souhaite réaliser lui-même un grand film de gangsters, cette fois autour du Cotton Club, le célèbre cabaret new-yorkais des années 1920, qui avait la particularité de n’avoir que des artistes noirs... pour un public exclusivement blanc. Evans base son projet sur un livre historique, richement illustré, de l’auteur afro-américain James Haskins, paru en 1977. Pour inventer une fiction criminelle solide autour du Cotton Club, le producteur appelle évidemment à la rescousse sa poule aux œufs d’or, Mario Puzo. Les préparatifs du film commencent sur la base d’un premier script, des millions de dollars sont investis dans la préproduction... et Evans se retrouve vite totalement dépassé ! On ne s’improvise pas cinéaste. En désespoir de cause, le producteur engage Coppola comme script-doctor, afin de rebâtir le scénario et mieux mettre en parallèle le destin des communautés noires, irlandaises et juives qui gravitent autour du club. Dans sa tâche, Coppola se fait aider par le romancier William Kennedy, spécialiste de la communauté irlando-américaine. Vous devinez la suite : Coppola se prend au jeu et Evans comprend définitivement qu’il ne sera pas à la hauteur d’un tournage aussi complexe, entremêlant ego d’acteurs, numéros musicaux et violence criminelle. Coppola devient donc le réalisateur officiel de cette superproduction, ce qui lui donne l’occasion de revenir sur le devant de la scène après la faillite du studio Zoetrope en 1982.


Mais pour l’artiste Coppola qui adore se renouveler et changer la forme de ses films à chaque projet, il est hors de question de "refaire" Le Parrain : Cotton Club ne sera donc pas une fresque solennelle, viscontienne, sur une famille de gangsters évoluant à travers l’Histoire, entre Sicile et Amérique, mais une ronde rapide, étourdissante, en vase clos, où l’on passe sans arrêt des artistes aux gangsters, de la scène à la salle et de la salle à la rue. Coppola annonce cela dès les premières images : d’abord un numéro de danse, filmé avec ampleur, sous une lumière chatoyante mais trompeuse de Stephen Goldblatt, où les artistes noires du Cotton Club semblent s’épanouir, mais sont comme enfermées entre les piliers de la scène... Ensuite un plan serré sur un caniveau, où circulent librement les couples blancs et sur lequel une bouteille d’alcool vient se briser. Ivresse, effervescence et enfermement. Tel sera Cotton Club, un film volontairement "artificiel", un film de pur studio où le ciel n’apparaît pas, où l'on ne voit jamais New York (ou Harlem) en plan d’ensemble. En somme, un prolongement évident du Las Vegas "sous cloche" de l’expérimental Coup de cœur ! Et c’est sans doute ici la deuxième raison de l’échec commercial du film : il est fort probable que le public n’ait pas aimé cette sensation "artificielle", qui est à l’opposé de celle, épique, authentique, communiquée par Le Parrain. Comme pour Coup de cœur, ce règne de l’artifice et de l’illusion rend cette superproduction un peu "étriquée", sans que l’on puisse en déterminer la cause :  cela vient-il de la mise en abyme volontairement étouffante de Coppola (le monde est une scène, comme le montre la vertigineuse dernière séquence à la gare), épousant le point de vue d’artistes de cabaret qui se coupent volontairement du monde, par peur de la vie ? Ou cela vient-il des mauvais choix de la pré-production, qui ont empêché une reconstitution de New York à grande échelle ?


La troisième raison de l’impopularité du film vient aussi sans doute de la narration expérimentale de Coppola : le cinéaste montre en parallèle l’ascension de couples issus des deux communautés, la noire et la blanche, accusant subtilement, par ce procédé, la ségrégation de l’époque, tout en suggérant astucieusement l’égalité entre ces êtres humains, quelle que soit leur couleur de peau. Nous voyons donc évoluer deux couples d’amoureux (Richard Gere / Diane Lane d’un côté, Gregory Hines / Lonette McKee de l’autre) en même temps que deux "couples" de frères (Richard Gere / Nicolas Cage, Gregory Hines / Maurice Hines, ce dernier étant d’ailleurs le vrai frère de Gregory). Un plan emblématique de ce ballet virtuose est le travelling à la steadicam qui suit les frères Williams dans la rue et qui "attrape" soudain, à contresens, les frères Dwyer qui passent par là, la caméra restant dès lors avec eux. Chez Coppola, rien n’est gratuit : par ce procédé, le cinéaste pointe du doigt l’essence de l’Amérique, à savoir une terre grouillante et "artificielle" (c’est-à-dire créée de toutes pièces par les pionniers) où les communautés blanches et noires se côtoient en général sans se toucher, en se disant « Bonjour » dans le meilleur des cas (comme ici) mais en menant chacune leur vie, en une cohabitation aveugle.


Pour autant, malgré ces subtilités et ces rimes visuelles, le public n’a sans doute pas apprécié le fait de passer sans arrêt d’un personnage à un autre, sans pouvoir véritablement s’attacher, d’autant que le personnage "principal" Dixie Dwyer, incarné par la star montante d’alors Richard Gere, n’est justement pas attachant : c’est un beau gosse arriviste, à la fois naïf et lâche, qui doit son avancée non pas à sa volonté ou à ses compétences, mais à son physique et surtout aux caprices des gangsters qu’il croise : d’abord le sanguinaire Dutch Schultz (effrayant James Remar), ensuite le rusé Owney Madden (impérial Bob Hoskins). Sa compagne Vera Cicero, incarnée par Diane Lane, n’est guère plus aimable : incapable de tendresse suite à une enfance qu’on devine pauvre et violente, elle ne rêve que d’avoir son propre night-club, et pour cela elle est prête à coucher avec tous les gangsters qui ont pignon sur rue. Quant au frère de Dixie, Vincent, joué par Nicolas Cage, comment aimer ce gangster à la petite semaine dépassé par la guerre des gangs et faisant mitrailler des innocents dans la rue ?


En fait, dans ce film, nous nous attachons bien plus aux membres de la communauté noire : ils sont certes tout aussi obsédés par la réussite sociale, mais cela se fait dans une atmosphère d’entraide beaucoup plus chaleureuse. Et malgré leurs désaccords, ils restent conscients de leur sort commun face à la ségrégation, ségrégation qui est bien sûr l’un des sujets du film. Un sujet traité peut-être trop en filigrane par Coppola, qui le regrettera au point d’établir en 2017 une version longue du film (The Cotton Club Encore), donnant encore plus de place à la communauté noire dans le montage. (1) Mais le cinéaste se rattrape grandement en mettant tout son cœur dans les numéros musicaux (chansons et/ou numéros de claquettes) qui constituent la réussite incontestable du film : moments magiques au cours desquels ces natifs américains, ignorés d'ordinaire par les Blancs, peuvent enfin s’exprimer, communiquer leurs sentiments et leurs espoirs, avec talent et émotion. Notons que les superbes numéros de claquettes entre les frères Williams (ou devrait-on dire les frères Hines ?) obligent évidemment Coppola à oublier momentanément le montage et à filmer simplement "en pied" afin d’en bien saisir toute la beauté, ce qui renforce bien sûr la symbiose entre les deux hommes, symbiose inexistante entre les frères Dwyer (ou devrait-on dire entre les comédiens Richard Gere et Nicolas Cage ?).


En dépit de ces scènes réellement émouvantes, il faut avouer que Cotton Club est une œuvre trop "froide" pour plaire au grand public. Le ton particulier du film, si ce n’est son malaise, vient du contraste volontaire entre l’euphorie des numéros et l’enfermement que ressentent tous les personnages. Pas seulement les Noirs victimes de la ségrégation, mais également les femmes victimes du machisme (Vera, Lila Rose), et même Dixie prisonnier de sa peur par rapport à Dutch et qui doit constamment "lécher les bottes" des financiers pour réussir. De là à voir une allusion acerbe de Coppola à ses rapports ambivalents avec Robert Evans et les studios hollywoodiens, il n’y a qu’un pas. Une chose est certaine toutefois : si Cotton Club était signé par un réalisateur inconnu, la critique crierait au génie, à la virtuosité suprême. Et l’avant-dernière séquence, qui met en parallèle la chute du gangster Dutch Schultz et le triomphe de l’artiste Sandman Williams, entremêlant le crépitement des mitraillettes et la frénésie des claquettes, laisserait tout le monde le souffle coupé. Mais avec le nom de Coppola au générique, la critique fait la moue. C’est dire le niveau d’exigence à l’égard de cet artiste !

 (1) Version longue dévoilée au Festival de Telluride en septembre 2017 et non encore commercialisée à ce jour.

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 11 juillet 2019