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Critique de film
Le film

Cochons et cuirassés

(Buta to gunkan)

L'histoire

Dans le Japon de l'après-guerre, Takan, un jeune homme, travaille pour un gang de trafiquants qui profitent de la présence d'une base militaire pour exploiter un réseau de prostitution et de marché noir. Ils élargissent bientôt leurs activités par la revente de cochons.

Analyse et critique


En 1959, Shôhei Imamura signe sa quatrième réalisation, Le Grand frère, une œuvre de commande, qui remporte le prix du ministère de l'Education - « ce qui m'a embêté car je ne voulais pas d'un blason officiel, d'étiquette dans le sens de l'établissement. » (1) Il capitalise donc sur le succès de ce titre pour pouvoir entamer un film anti-conformisme et contestataire avec une réelle liberté malgré des producteurs s’inquiétant du contenu problématique de certaines scènes sans toutefois intervenir pendant le tournage. Pour le scénario, Imamura peut pour la première fois mettre en pratique une technique qu'il n'avait pu expérimenter pleinement jusqu'ici : un long travail de recherche pour un mélange entre fiction et documentaire. Sans doute influencé par la peinture sociale de L'Ange ivre d'Akira Kurosawa, qui fut son premier choc cinématographique, il se lance ainsi dans ce nouveau film  dont le titre est déjà annonciateur de son contenu sulfureux : Cochons et cuirassés. Comme pour le classique de Kurosawa, ce film sera son premier vrai coup d'éclat et une œuvre éminemment personnelle dont la virulence et le mélange des genres éclatent dès le premier plan : un panorama passant d'un bâtiment officiel de l'armée des Etats-Unis à une ruelle où des rabatteurs tentent d'attirer des GI's vers des bordels. Une introduction saisissante qui résume la thématique culottée du cinéaste : traiter de la situation socio-économique du Japon au travers de la force d'occupation américaine. La situation de l'après-guerre est telle que, pour survivre, les habitants n'ont d'autre choix que d'essayer d'exploiter sans retenue la richesse de ces soldats étrangers par la prostitution, le vol de matériel militaire, le trafic d'armes à feu et le marché noir.


Ce plan d'ouverture ne résume pas seulement le contenu du film mais aussi l'essence de sa réalisation : ce panorama ne va pas seulement de droite à gauche, mais aussi de bas en haut. Ce jeu sur les lignes et les mouvements contraires constitue la dynamique même d'un film entièrement dédié à opposer horizontal et vertical. L'idée est reprise quelques séquences plus loin avec un plan complexe où un travelling descendant à la grue se mue en une caméra portée qui suit un groupe de Yakuzas avancer dans l'allée d'un garage. Outre la vitalité et la force créées par ce type de "mini-plan-séquence" (très complexe à mettre en place à l'époque), on retrouve d'un côté les lignes verticales (ou descendantes) qui tirent les personnages vers le bas et d'un autre côté les lignes horizontales (ou en avant) par lesquelles au contraire les individus tentent de lutter contre leur environnement.


Pour valoriser ce concept, Imamura exploite avec virtuosité un Cinémascope éblouissant de maîtrise par lequel il profite de chaque recoin du cadre pour enrichir l'immersion dans son univers qu'on pourrait qualifier de néo-réalisme exacerbé, à la limite du grotesque. Encore plus que sa gestion de la profondeur de champ, c'est vraiment le rapport entre la longueur et la hauteur du cadre qui subjugue : quand les éléments du décor ou des personnages occupent la largeur de l'écran, ils prennent une importance considérable de l'image, ce qui rend les individus debout encore plus insignifiants. Il y a là bel et bien là une parabole presque existentialiste sur le désir de survie des protagonistes, et plus particulièrement du couple des héros : ce qui est allongé renvoie majoritairement à l'immobilisme, l'échec (via des pièces de mah-jong par exemple), la maladie et évidement la mort. La séquence où la barmaid se fait viol(ent)er par des GI's symbolise douloureusement tout cet équilibre précaire à maintenir qui vole en éclats quand elle se prend une gifle qui s'accompagne par une brutale rotation de la caméra faisant basculer l'image de 90° (avant d'entamer une succession de rotations complètes, cette fois à valeur de véritable traumatisme autant psychologique que physique). Il convient donc de rester debout coûte que coûte, ce qui n'est pas une mince affaire dans ce Japon chaotique véritablement gangrené par l'occupation et suintant la misère. Cette lutte sur la difficulté de maintenir la tête hors de l'eau se traduit par le rapport des acteurs, souvent au centre de l'image, face à l'environnement qui les entoure, qui les oppresse. Ils sont compressés par de multiples cadres dans le cadre qui les enferment littéralement. Exceptées quelques scènes de nuit montrant la vie nocturne et décadente, l'image est cruellement surchargée de vide, ce qui accentue le sentiment de déchéance morale.


Cette façon d'observer des individus dans un environnement donné marque aussi le réel coup d'envoi du regard ethnographique du cinéaste. Il établit d'ailleurs plusieurs parallèles entre ses protagonistes et des animaux : Kinta aimerait être le tigre qu’arbore son blouson (censé représenter un Japon puissant), sa fiancée est un poisson rouge à l'étroit dans un petit bocal posé sur son bar, son père est  renvoyé à une souris chétive, des chiens morts sont substitués à des chefs yakuzas. Quant aux Japonais en général, ils sont réduis aux fameux porcs du titre... et le parallèle va jusqu'à un cannibalisme symbolique pour illustrer sa démonstration. Car contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'anti-américanisme du film n'est pas si virulent qu'on pouvait le supposer. Bien sûr le portrait de l'occupant n'est guère reluisant, mais Imamura n'est pas plus tendre avec ses compatriotes qui sont tout autant responsables que les Américains, ayant avant tout conditionné la situation. Mais ce sont bien les Japonais qui exploitent cette dernière. D'ailleurs les Américains ne constituent souvent qu'une présence lointaine, un toile d'arrière-fond, tels ces cuirassés, témoins et causes indirectes d'une dispute entre les deux adolescents. A l'inverse, lors de la séquence du viol, c'est bel et bien une bière japonaise qui trône au premier plan et qui a "collaboré" à l'ébriété des soldats.


Le constat dessiné par le cinéaste est donc bien plus complexe que prévu et privilégie une vision plus globale que la simple critique pour la critique (la Chine communiste n'est pas non plus oubliée). Pour être sûr de bien clarifier son propos, il intègre une séquence sans doute peu subtile mais radicale quant à son effet où un enfant récite une leçon scolaire sur la grandeur du Japon et sur sa capacité à assimiler le meilleur des autres pays, tandis que le cinéaste nous montre Kinta en train de transporter des porcs issus du marché noir américain. C'est par ce genre de procédé que le cinéaste installe plusieurs ruptures de ton qui désamorcent in-extremis volontairement l'identification des spectateurs aux protagonistes. Il ne veut pas qu'on puisse compatir au sort de tous les intervenants de l'histoire, d'où quelques moments drôles et décalés à l'instar de la publicité géante pour l'assurance-vie lors d'une tentative de suicide ratée. Cela dit, il est bien difficile de ne pas être pris à la gorge par la force des dernières séquences où le cinéaste pousse très loin sa métaphore porcine et sa charge contre la décadence de ces quartiers nocturnes, qui se concluent d'ailleurs dans des toilettes pour des images d'une dureté et d'une crudité impressionnantes. On sent surtout que le cinéaste réserve sa sympathie pour l'héroïne, seule personnage vivant par et pour ses émotions et non pour l’appât du gain. D'où une marche à contre-courant de ces cochons et de ces cuirassés dans un plan large renouant avec la vision ethnologique de son auteur qui ramène les individus à la taille de fourmis. On ne s'étonnera donc pas que son film suivant s'intitule La Femme insecte.


(1) Shôhei Imamura, entretiens et témoignages par Hubert Niogret – Ciné Visions

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La fiche IMDb du film

Par Anthony Plu - le 2 novembre 2015