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Critique de film
Le film
Affiche du film

Close-up

(Nema-ye Nazdik)

L'histoire

A Téhéran, un journaliste du magazine Sorush pense détenir un scoop après avoir découvert une curieuse affaire de supercherie : il vient d’apprendre qu’un certain Sabzian s’est fait passer pour le cinéaste Moshen Makhmalbaf auprès d’une famille bourgeoise iranienne, qu’il a convaincu de faire tourner dans le film qu’il se prépare à réaliser au sein même de leur maison. Il en profite pour se faire nourrir et se "prêter" une petite somme d’argent. Ce jour-là, le journaliste vient couvrir l’arrestation de celui qui a finalement été dénoncé comme escroc par le patriarche de la famille qui s’est vite mis à douter de sa véritable identité ; d’après ce dernier, Sabzian s’est probablement introduit chez eux dans le but de les cambrioler. Abbas Kiarostami ayant lu cette étrange histoire décide immédiatement d’en faire son prochain film, part interroger Sabzian en prison et demande aux autorités judiciaires l'autorisation de pouvoir filmer le procès. Le juge ne s’y oppose pas. Le célèbre réalisateur explique à l’accusé qu’il va se servir de deux caméras, l’une à courte focale pour le filmer en gros plan (close-up) et l’autre avec un plus grand angle pour étreindre tout le tribunal...

Analyse et critique

Le pitch résumé ci-dessus n’est sur le papier a priori guère plus passionnant qu’un autre ; c’est le dispositif mis en place, la mise en abyme vertigineuse qui en découle et la richesse des thématiques abordées qui font tout le prix de ce singulier et magnifique essai cinématographique réalisé par l’immense cinéaste iranien Abbas Kiarostami. Tout ceci aboutissant à un récit aussi captivant que le plus efficace des thrillers, visant avant tout à connaître les véritables motivations de l’accusé, je conseille à ceux qui aiment les surprises de ne pas lire cette chronique au-delà de ce premier paragraphe, de ne le faire qu’après avoir découvert le film puisqu’il est difficile d’en parler sans avoir à en démonter la plupart de ses mécanismes. Cela étant dit, pour être franc, qu’on connaisse ou non ces derniers n’enlève intrinsèquement rien à la qualité du film puisque pour ma part je l’ai découvert sans rien en savoir et j'ai pourtant été happé de bout en bout ; c’est juste que la mise en abyme se révèle encore plus impressionnante une fois que l’on a pris connaissance des tenants et aboutissants de cette œuvre assez unique en son genre. Mais avant tout, il faut se souvenir de l’importance de Close-Up puisque l’on peut affirmer sans trop de craintes de se tromper que c’est le film qui aura vraiment attiré l’attention de l’Occident sur "l’existence", la richesse et la noblesse du cinéma iranien. Alors que l’Iran était probablement le pays le plus diabolisé de cette époque, on découvrait paradoxalement l’une des cinématographies non seulement les plus courageuses mais également les plus humaines qui soit ; le cinéma iranien a probablement beaucoup contribué à modifier les idées préconçues que les Occidentaux avaient sur ce peuple ; et c’est tout à l’honneur du septième art qui n’en est pas à une mission bienfaitrice près !

Alors que Kiarostami s’apprêtait à tourner un autre film sur l’enfance après le délicieux Où est la maison de mon ami ? (Khāneh-ye doust kodjāst ?), il met ce projet en stand-by sans une seconde d’hésitation. Lors d’un entretien avec Michel Ciment pour la revue Positif (N°368 - octobre 91), le cinéaste raconte : "...Alors que toute l'équipe était prête à tourner, j'ai lu dans un journal l'histoire qui allait donner naissance à Close-Up. Comme l'a déjà dit Gabriel Garcia Marquez, ce n'est pas vous qui choisissez l’œuvre, c'est l’œuvre qui vous choisit. J'ai appelé mon producteur et je lui ai dit que je voulais changer de projet, que ce que je venais de découvrir avait pris possession de moi, que l'histoire était en train de se passer et qu'il fallait le tourner sur le vif, sinon ce serait trop tard. Je suis allé chercher mon équipe à l'école [où devait se tourner le projet alors en cours] et je l'ai emmené à la prison..." Le fait divers qui a captivé le cinéaste est donc celui d’une réelle escroquerie sans grandes conséquences, celle d’un amoureux de cinéma qui s’est fait passer pour un réalisateur connu ; les personnes abusées pensaient que ce fut dans un but malfaisant, le coupable ne paraissant cependant pas avoir eu de mauvaises intentions comme il l’affirme à Kiarostami dès leur première rencontre en prison. Cela étant dit, de part et d’autre les apparences resteront trompeuses tout du long ; mais nous reviendrons sur le sujet et les thématiques par la suite. Il nous faut tout d’abord aborder la forme, celle qui a justement fait beaucoup couler d’encre au détriment de la richesse humaine du film. La première chose à savoir dans le dispositif mis en place est que tous les personnages (à l’exception du chauffeur de la première scène) sont interprétés par des comédiens non-professionnels, pas moins que les véritables protagonistes qui ont tous accepté de faire revivre le surprenant récit dont ils furent les acteurs. La première chose que Kiarostami fait une fois découvert ce fait divers est d'aller sans tarder interroger l’escroc en prison avec une caméra cachée ; cette séquence sera intégrée au film mais pas au début, la construction de ce long métrage se révélant assez savante malgré son apparente extrême simplicité, le cinéaste n’hésitant pas à procéder à un éclatement temporel de sa narration.

Une anecdote assez savoureuse, racontée elle aussi à Michel Ciment, fait également part du choix du hasard quant à cette structure narrative "chaotique". Kiarostami, qui avait assisté à une projection au cours de laquelle le projectionniste avait inversé deux bobines, trouvant le résultat meilleur que l’original, décida de remonter son film tel qu’il l’avait vu suite à cette "erreur". Il s’agit de la séquence qui chronologiquement débute l’histoire, celle de la rencontre dans un bus de Szabian avec un des membres de la famille dans laquelle il va s’introduire, soit la mère, amatrice de cinéma. Dans la première version sortie en salles, cette séquence se trouvait être la première ; dans celle qui entretemps est devenu officielle, elle se situe désormais à mi-parcours, le scénario faisant - tout en restant parfaitement fluide - d’incessants et stimulants allers-retours entre passé, présent et futur. Kiarostami utilise également un procédé à la "Rashomon" en nous montrant une même scène vue à travers deux points de vue opposés, celle de l’arrestation de Szabian. La première fois, lors de la séquence qui ouvre le film, on assiste au trajet en voiture du journaliste et des soldats qui se rendent à l’adresse de la famille flouée pour appréhender le coupable, la scène se terminant au moment où ce dernier arrive menotté jusqu’à la voiture ; puis, dans le dernier tiers du film, le cinéaste nous fait participer à cette arrestation et aux minutes qui précèdent mais cette fois du point de vue de l’escroc, qui se trouve alors dans la maison. Au vu de ces séquences qui semblent parfois prises sur le vif (certaines le sont d’ailleurs, comme la dernière pour laquelle Szabian n’a pas été averti qu’on le filmait), une question se pose d’emblée aux spectateurs qui ne savent d’ailleurs pas forcément que les protagonistes interprètent leur propre rôle : s’agit-il d’une fiction ou d’un documentaire ? La réponse est bien évidemment une sorte d’inédit mélange entre les deux, comme on peut commencer à l’appréhender en écoutant cette autre réponse toujours issue de l’entretien avec Michel Ciment : "...J'ai tourné cette première séquence [celle au cours de laquelle Kiarostami vient faire connaissance avec Szabian dans sa cellule] avec une caméra invisible. Les scènes du procès étaient également du documentaire, mais certaines choses ont été changées car je voulais être plus proche du sujet. Il y avait des pensées à l'intérieur de ce personnage dont il n'était pas conscient, et il fallait les faire sortir et les lui faire dire. Parfois, pour atteindre la vérité, il faut en partie trahir la réalité..."

Accepter de travestir parfois la réalité pour en faire ressortir une plus haute vérité, c’est un peu le leitmotiv et la marque de fabrique de Kiarostami. Interrogé par Jean-Pierre Limosin en 1994, le cinéaste l’expliquait également ainsi : "Que ce soit du documentaire ou de la fiction, le tout est un grand mensonge que nous racontons au spectateur. Notre art consiste à dire ce mensonge de sorte que le spectateur le croie. Qu'une partie soit documentaire ou une autre reconstituée se rapporte à notre méthode de travail et ne regarde pas les spectateurs. Le plus important, c'est que les spectateurs sachent que nous alignons une série de mensonges pour arriver à une vérité plus grande. Des mensonges pas réels mais vrais en quelque sorte." Quand un tel dispositif - faisant parfois fi de ce qui s’est réellement passé pour atteindre une toute autre vérité, bien plus profonde - réussit dans les séquences du procès à faire sortir de son personnage principal avec une telle spontanéité et une telle sincérité des confessions aussi intimes et touchantes, on ne peut que s’incliner devant la puissance du 7ème art. Szabian va en effet par exemple expliquer en gros plan (d’une bouleversante humanité) pourquoi le cinéma le fascine et le rend aussi dépendant de lui : « Quand je suis déprimé et envahi de troubles, je ressens le besoin d'exprimer l'angoisse de mon âme, les tristes expériences de ma vie dont personne ne veut entendre parler. Et puis je rencontre un homme bon [le cinéaste Moshen Makhmalbaf] qui montre toutes mes souffrances dans ses films et qui me donne envie de les voir et de les revoir toujours. Un homme qui ose montrer les gens qui jouent avec la vie des autres, les riches, insouciants des simples besoins des pauvres qui sont principalement matériels... Voilà pourquoi je me consolais en lisant ce livre [le scénario du film de Makhmalbaf, Le Cycliste]. Il parle de choses que j'aurais aimé pouvoir exprimer (...) L'art est le développement de ce que l'on ressent à l'intérieur. Tolstoï a dit "l'art est une expérience sentimentale que l'artiste développe en lui-même et transmet aux autres." »

Dans Close-Up, Kiarostami nous invite donc à nouveau - si besoin était - à ne pas juger sur les apparences, la caméra "close-up" du procès allant accomplir ce miracle de faire ressortir une grande part d’humanité de la part de cet homme, injustement ou non accusé d’escroquerie et considéré au début par les spectateurs que nous sommes avec beaucoup de réticences. Mais ment-il à nouveau ? Joue-t-il encore un personnage qu’il n’est pas réellement ? C’est dans ce perpétuel état déstabilisant que les témoins que nous sommes allons nous trouver tout au long du film ; ce qui va principalement nous tenir puissamment captivé comme si nous faisions partie du jury. Close-Up est également l’hommage d’un grand réalisateur à un autre de ses compatriotes, celui de Kiarostami à Makhmalbaf, le cinéma de ce dernier étant mis sur un piédestal durant une bonne partie du film. C’est également une déclaration d’amour au 7ème art au travers la passion qui anime son protagoniste principal. Dans un entretien toujours donné à Positif mais cette fois à Stéphane Goudet (N° 442 - décembre 1997), Kiraostami disait : "Je pense que le fait de filmer le procès a beaucoup aidé à son dénouement favorable. Le cinéma a d'abord posé un piège à Szabian puis il l'a sauvé. Rêver du cinéma l'a conduit en prison. Mais la réalité du cinéma l'a sauvé." Plus que le cinéma, c’est l’art en général que le réalisateur se sent pour mission de remettre au premier plan au sein de cette société rigoriste qui l’a toujours plus ou moins rejeté. Il l'explique entre autre dans ce très beau panégyrique : "Quant aux mises en abyme dans mes films, elles servent moins une réflexion sur le cinéma que sur le rôle de l'art en général, cinéma compris. Dans Close-Up je décris le face-à-face de l'art et de la loi. Je pense que les législateurs n'ont pas suffisamment de temps pour prêter attention à ce qui se passe à l'intérieur d'un être humain. Mais l'art dispose de plus de temps. C'est pourquoi le dispositif du film repose sur deux caméras : la caméra de la loi qui montre le tribunal et le procès en termes juridiques pour ainsi dire, et la caméra de l'art qui s'approche de l'être humain pour le voir en gros plan, pour regarder plus profondément l'accusé, ses motivations, sa souffrance. C'est le travail et la responsabilité de l'art de regarder les choses de plus près et de faire réfléchir, de prêter attention aux hommes et d'apprendre à ne pas les juger trop vite."

A côté de cela, les leçons et les questionnements sur le fond et sur la forme seront encore multiples, aussi passionnants que profondément généreux, nous interrogeant sur la représentation, les apparences, l’identité... Quelle est la frontière entre la vérité et le mensonge, entre le rêve et la réalité ? Jusqu’où peut nous mener une passion ? Où s’arrête le documentaire, où commence la reconstitution ? Sont-ce des scènes prises sur le vif ou bien jouées ? Peu importe au final ; l’important est d’avoir accouché du portrait ô combien touchant d’un homme que tout le monde ne voit au début que comme un vulgaire escroc. Qui n’aura pas envie à la fin du film de le prendre dans ses bras alors qu’il éclate en sanglot aux côtés de celui dont il avait endossé l’identité, devant la porte de ceux qu’il a escroqués et à qui il vient présenter ses excuses en même temps que leur véritable "idole" ? Comme souvent chez Kiarostami, la mise en place de son final (ici en caméra cachée pour Szabian) aboutit à un pur moment de grâce, rehaussé ici par la première apparition de la musique, un thème déchirant. Kiarostami aura parfaitement réussi à faire de Szabian un véritable héros de cinéma, un homme avant tout à la recherche de reconnaissance et de dignité. Encore dans l’entretien donné à Michel Ciment un an après la sortie de son film en France, il rendait un bel hommage à son personnage "réel et de fiction" : "J'ai découvert qu'il n'était pas un criminel et j'ai voulu savoir qui il était vraiment. Il y avait certaines choses dont j'étais sûr : qu'il était chômeur, sans espoir, sans argent. Je voulais me rapprocher de lui et découvrir davantage de traits de sa personnalité. Chaque jour de tournage m'apportait des informations nouvelles. J'ai avec lui mesuré le pouvoir de l'amour. Quand quelqu'un aime quelque chose très fortement - et dans ce cas-là c'était l'amour du cinéma - il fait preuve d'une audace et d'une force incroyables. Close-up montre aussi que, après l'oxygène, ce dont l'homme a le plus besoin, c'est le respect et la dignité. Ce personnage savait qu'il avait 80 % de chances d'être arrêté, et pourtant, à cause de son besoin de dignité, il s'est accroché aux 20 % et s'est rendu dans la maison."

Enfin - et ce n'est pas la moindre de ses qualités - le film interroge également avec discrétion et subtilité la censure (la mère qui rappelle son fils à l’ordre quand ce dernier ose se plaindre de la situation économique de son pays), la dictature, le chômage, les conditions sociales, la souffrance et le désarroi des Iraniens, la place prépondérante de l’art dans la société iranienne, etc. Close-Up, en plus d’être un film d’une grande noblesse de sentiments et, malgré son apparence brute de cinéma-vérité au plus près du réel, d’une grande beauté plastique (les scènes de procès dans un "faux noir et blanc" qui laisse voir quelques carnations roses de la peau, des petits détails vestimentaires colorés...), se révèle également être une démonstration époustouflante de la toute-puissance du cinéma (le film de Kiarostami aura eu des impacts positifs sur le procès, le dénouement de l’affaire et la vie de Szabian qui gagne à la fois des amitiés et le respect) ainsi qu'une passionnante méditation sur la création artistique. Avec une étonnante économie de moyens et une remarquable apparente simplicité, Kiarostami nous rend témoins d’une désarmante et touchante aventure humaine ; les gros plans d’une intensité exceptionnelles sur Szabian lors de son procès nous hanteront probablement très longtemps.

DANS LES SALLES

DISTRIBUTEUR : SPLENDOR FILMS

DATE DE SORTIE : 20 AVRIL 2016

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Par Erick Maurel - le 18 avril 2016