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Critique de film
Le film
Affiche du film

Chromosome 3

(The Brood)

L'histoire

En pleine procédure de divorce, Frank Carveth (Art Hindle) découvre, en allant chercher sa fille Candice pour la garde du week-end dans un centre de thérapie alternative, des signes de lésions corporelles indiquant qu’on a battu l’enfant. Alors qu’il tente vainement d’entrer en contact avec son ex-épouse (Samantha Eggar), confinée dans le centre par le responsable de son analyse (Oliver Reed), des meurtres perpétrés par des créatures enfantines à la figure monstrueuse se multiplient dans l’entourage de celle-ci.

Analyse et critique

A ceux, s’il y en aurait encore, qui voudraient marquer une césure nette entre cinéma de genre et œuvre intimiste, The Brood (oubliez son ridicule titre français) offre un cinglant démenti. Ce film qui appartient en propre à la période dans le cinéma d’exploitation de David Cronenberg est aussi le plus directement autobiographique de son œuvre. Le cinéaste sort alors d’une procédure particulièrement douloureuse de divorce où les deux parties s’affrontent pour la garde de leur enfant. L’ex-épouse de Cronenberg entre dans cette même période dans une secte new age y incluant sa fille, celui-ci désorienté allant alors jusqu’au kidnapping de la petite. On reconnaît là la trame du scénario auquel s’ajoute la littéralité du cinéma d’horreur. The Shape of Rage (titre de l’ouvrage que le gourou Raglan a publié sur sa méthode thérapeutique) est à comprendre au premier degré. La rage d’une femme maintenue dans un ressentiment systématique prend un poids bien réel, celui de cette portée (brood) d’enfants monstrueux qui n’ont qu’une seule raison de vivre : anéantir les proches qui lui ont fait du mal. The Brood est un film de rage, un cri de sauvagerie tout au premier degré (fait unique dans l’œuvre de Cronenberg : il n’y a pas un seule note d’humour dans tout le film), l’œuvre la plus brutale de sa filmographie, faisant au spectateur l’effet des coups que reçoivent les victimes du film sur le crâne, qui en ressort sonné, interdit. Un tel cas d’impudeur personnelle est particulier dans le cinéma d’horreur et celui de l’intime ne connaît lui non plus pas beaucoup de rejetons aussi belliqueux. Ce que Cronenberg appelait non sans cynisme sa version de Kramer contre Kramer ne semble même pas appeler de commentaires tant tout ce que le film a à exprimer tient sur une seule ligne tenue du début à la fin - une pure manifestation de colère noire.


Le film commence sur une scène, celle d’un psychodrame, où face à un thérapeute jouant le rôle d’un père autoritaire et méprisant, un patient dont la détresse morale se lit jusque dans les traits offre face à un public sa douleur et son mal-être. L’inconscient y est montré  comme un "petit théâtre" deleuzien", foncièrement familialiste. Or cette mise en spectacle qui devrait trouver une issue cathartique débouche au contraire sur une somatisation du mal, des plaies dont la poitrine du patient est recouverte qu’il exhibe à son gourou en lui lançant un « You do that to me » qui s’adresse autant à la figure paternelle qu’à un membre borderline du corps médical qui, très directement, inflige cela à son patient. Ce qui est nié ici, l’issue cathartique du spectacle, est paradoxalement ce que Cronenberg recherche lui-même en faisant ce film, se libérer de sa détresse en la mettant en scène. Mais là où le cinéaste répond de son spectacle (en devant assumer des pulsions meurtrières dont il fait un film), les patients de Raglan (Oliver Reed, dont la posture affectée de neutralité bienveillante sonne plus comme une inquiétante quiétude) sont soumis à une manipulation foncière, un contrôle de leur vie, qui en font les outils d’un ambitieux. The Brood est ainsi une charge contre les dérives du mouvement anti-psychiatrique, où des méthodes "alternatives" deviennent le lieu d’une domination de personne à personne que la déontologie classique exclut en principe et, en cette fin des années 70, sonne le glas, une fois de plus, de l’émancipation qu’auront permise les utopies libertaires.


Constamment sur la défensive, dans une posture passive-agressive, le mari représentant le double de l’auteur (Art Hindle) est confronté non seulement à son épouse (Samantha Eggar, choisie pour sa ressemblance physique avec l’ex du metteur en scène) mais à une belle-famille dont la bonne volonté (elle soutient le beau-fils et cherche à protéger leur petite-fille) n’a d’égal que l’échec existentiel. On apprendra ainsi que cette épouse, dont la rage envoie sa portée battre son enfant, a elle-même été passée à tabac par sa mère, son père ne faisant rien pour la protéger. Ce qu’on devine être une famille plutôt libérale et progressiste se transmet des tares classiques de génération en génération (propension à la violence physique, alcoolisme, infidélité), le film sonnant en creux comme la mise en accusation d’une certaine bourgeoisie s’aveuglant sur la malédiction qui pèse sur elle. Le réquisitoire atteint la malhonnêteté quand l’époux avoue à l’enseignante de sa fille, qu’il drague gentiment, qu’il a sûrement été épousé pour sa santé mentale par contraste avec les atavismes qui minent la vie de la partie adverse ! Fait qui n’est pas anodin, ce "bon" père n’a dans le film pas de famille qui lui soit reconnue.


Cette portée haineuse et meurtrière devient donc le symbole, non seulement d’une colère indomptable qui selon un paradigme de l’œuvre de Cronenberg se somatise dans des formes monstrueuses, mais du phénomène de la reproduction qui fait que le même peut être tenu pour certain, de mères en filles, de parents à enfants. Ces petits démons (1), enfants de la haine, sont comme la symétrie de ce qu’on nomme traditionnellement l’enfant de l’amour, celui du couple, marié ou en compagnonnage, qui veut attester d’un projet de vie commun dans l’éducation d’un nouveau-né. Ils sont le double maléfique de la douce et mutique Candice, figure de la petite fille rêvée. The Brood dans sa deuxième partie, en adoptant le point de vue de l’enfant, tend justement vers le conte nordique à la Andersen, avec ses nains méchants, ses chambres à ne pas visiter, sa neige et sa nuit qui n’en finissent pas. Comme une fuite vers l’enfance, un retour à un âge pré-sexuel - au sens seulement où n’y est pas encore offerte la possibilité de se reproduire. The Brood, film qui n’évite pas une certaine misogynie, est hanté par une terreur de la maternité, exhibée ici dans une nouvelle chair extra-utero, l’idée d’une reproduction qui ne serait que transmission du mal et nullement progrès : les parents espèrent peut-être en donnant la vie que leur enfant feront mieux qu’eux, ou à tout le moins seront plus épargnés, mais ils ne font ainsi qu’accomplir le destin humain de confirmer l’ordre de la domination sur les petits, avant que les petits devenus grands n’infligent le même à leur portée. « The law believes in Motherhood » rappelle son avocat à un époux excédé... ce à quoi il est tentant de répondre que c’est oublier le caractère patriarcal de nos sociétés, mais le culte de la mère est précisément l’idéologie qui relègue une femme à son foyer, à l’intérieur, cette pièce que ne la mère quitte pas une fois de tout le film et où elle donne la vie au mal sans discontinuer.

Il n’y a pas d’ambiguïté au propos du film, cri de désespoir moral et physique (comme si Eustache dans ses moments les plus désenchantés se mettait au gore de Dawn of the Dead). Sa beauté tient justement à cette façon d’assumer (la bile, la pulsion mauvaise) dans une forme rageuse qui n’a rien de dialectique. La noblesse de The Brood (et ce qui excuse en partie sa mauvaise foi) tient au fait de ne pas se penser un seul instant comme l’œuvre d’une "belle âme", d’un artiste sensible et au propos réfléchi qui méditerait sur le malheur de sa condition, mais au contraire comme un exutoire furieux, un hurlement, qui s’oppose au discours hautement euphémisé d’une épouse - jouée par ailleurs par une actrice britannique - alors même que sa fureur intérieure se déchaîne dans le moment, non pas à la cave (lieu habituel de la pulsion), mais au grenier, dans un espace mental. On revient ici à ce que Cronenberg travaille constamment : des univers cérébraux saturés de pulsions, des mondes-cerveaux infatués de forces qu’ils ne maîtrisent pas, celles du désir et de l’instinct.


A l’issue de ce parcours (mais pas de la nuit, tant il semble ici que le matin ne reviendra pas), la petite fille est sauve, récupérée par son père qui l’a sortie des griffes de la portée (2), au prix de l’étranglement de l’épouse. Le rêve à peine secret de David Cronenberg est accompli : assassiner son ex-femme, tuer ses thérapeutes et tous ceux qui la soutiendraient. Le couple père-fille peut s’enfuir en voiture dans les sous-bois. Sur les cordes tristes et lancinantes de Howard Shore, la caméra s’attarde alors sur l’enfant, le visage mouillé de pleurs salés. Qu’a-t-elle à dire du lieu où on la conduit ? Elle qui parle si peu et réagit au mal en refusant de s’exprimer, a-t-elle eu une seule fois dans le film voix au chapitre ? Elle que deux petits monstres en combinaison menaient par le bras dans la forêt n’est-elle pas encore dirigée pour en sortir par un père qui en a fini avec son propre cauchemar de père aimant et bienveillant ? Comment sort-on de cet état de minorité ? Cette enfance de l’humanité face au destin, face à l’ordre ? Ce premier chef-d’œuvre du Canadien de se terminer sur un gros plan, deux gouttes lacrymales sur un bras chétif où l’on craint d’apercevoir les petites plaies qui sont le signe avant-coureur du mal. Cronenberg, loin de nous sortir du cauchemar, nous oblige à regarder in fine une image de notre condition que nul ne voudrait accepter. L’humanité ne pourrait-elle être que cela : des larmes sur une peau d’enfant ?


(1) Bret Easton Ellis notait l’inquiétante ressemblance de leurs combinaisons, de leur texture laiteuse, avec les Telettubies, figures ultimes de l’enfant-bébé aseptisé.
(2) La scène de l’attaque de Candice par les nains, de même que le meurtre en classe de maternelle, sont d’une telle sauvagerie qu’on n’imagine pas passé ces glorieuses et décadentes 70’s un tournage nord-américain où des enfants seraient soumis à un tel spectacle.

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La fiche IMDb du film

Par Jean-Gavril Sluka - le 15 janvier 2013