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Critique de film
Le film
Affiche du film

Cérémonie secrète

(Secret Ceremony)

L'histoire

Léonora, une prostituée, se rend sur la tombe de sa fille. Elle est suivie par une étrange jeune femme, Cenci, qui l’entraîne dans sa somptueuse demeure et lui affirme qu’elle est sa mère Margaret, supposée morte. Léonora se laisse prendre au jeu...

Analyse et critique

Cet étouffant faux huis clos au casting de stars est sans conteste l’un des plus beaux films de Joseph Losey. Elizabeth Taylor, Mia Farrow et Robert Mitchum s’y affrontent avec une crudité et une folie peu communes pour un film produit par une major, la Universal. Injustement méconnue, cette Cérémonie est surtout celle de la mise en scène de Losey, qui s’y exprime avec une inventivité et une précision à toute épreuve. Avec pour décors une invraisemblable maison Art-nouveau ou bien un hôtel morbide en bord de mer, Losey compose un univers aussi fascinant que cohérent, secret comme les pulsions, les remords et la solitude de ses personnages. Un grand moment de cinéma, un fascinant malaise à (res)sentir d’urgence.


Décalage. L’argument de départ pourrait se résumer ainsi : Léonora (Elizabeth Taylor), une prostituée londonienne en deuil de sa petite fille, rencontre dans un cimetière une étrange et riche jeune fille (Cency - Mia Farrow) à la recherche de sa mère disparue. Dans l’immense maison vide de cette dernière va se nouer entre les deux femmes une trouble relation perverse mise à mal par le seul personnage masculin du film : Albert, l’oncle et tuteur libidineux de Cency (Robert Mitchum). Adapté d’un roman sud-américain, cette histoire à la limite du vraisemblable fascine par le traitement purement cinématographique qu’en fait Losey. Bien que l’on retrouve quelques thèmes chers au cinéaste (domination/soumission, étude psychologique, lutte des classes), c’est surtout sa science de l’atmosphère et son sens du décor qui s’expriment ici dans toute leur flamboyance. Aidé par une équipe artistique prestigieuse - Gerry Fisher à la photographie, Richard Rodney Bennett à la musique, George Tabori au scénario et Richard MacDonald aux décors -, Cérémonie secrète vaut surtout pour le malaise très particulier qu’il distille, notamment par de constants effets de décalage. Le premier « décalage » c’est bien évidemment le choix du casting. Malin, Losey décide de faire jouer ses personnages désaxés par de très grandes stars hollywoodiennes de l’époque. Ainsi dépourvus de leur statut particulier, le spectateur ne peut plus les identifier et l’aspect habituellement rassurant de ces visages connus s’efface pour ne laisser apparaître que la trivialité, la solitude et la folie des personnages qu’ils incarnent. C’est déjà un premier élément déclencheur d’un certain malaise chez le spectateur. À ce titre, les dix premières minutes du film, presque muettes, sont exemplaires. Nous y découvrons le quotidien de Léonora dans un Londres sinistre et grisâtre jusqu’à ce qu’elle rencontre Cency dans le bus qui l’amène sur la tombe de sa fille. Le montage haché et la musique presque dissonante (un mélange de bruitages et de ritournelles de boîte à musique) contribuent dès les premiers instants à créer une atmosphère étrange et envoûtante, et surtout à y encrer la solitude des personnages à l’intérieur.


Décors. Cérémonie secrète est donc avant tout un grand film de décor. Qu’il s’agisse de l’histoire ou des personnages, ce qui prime ici c’est l’inscription de ces éléments au sein des décors. Tel un anthropologue, Losey observe et scrute comment ses acteurs vont vivre et se déchirer dans les lieux qu’il a choisis pour eux. Nous allons voir qu’ici le propos est assez pessimiste (pour ne pas dire tragique) et que l’ambiance est à la mort. Le film est un faux huis clos dans lequel les protagonistes semblent y vivre hors du monde réel, totalement déconnectés. Il y a très peu d'éléments qui rattachent le film à une réalité sociale et politique, les personnages vivent en vase clos, enfermés dans une solitude qu'ils vont vivre, le temps du film, à plusieurs. L’atmosphère est étouffante, et Losey ne cesse de donner à ses décors des résonances morbides avec le destin de ses personnages. La plupart des lieux du film renvoient à la mort et plus précisément à la tombe. C’est tout d’abord dans un cimetière que Léonora et Cency se rencontrent, le style Art-nouveau / byzantin décadent de la somptueuse maison de Cency évoque quant à elle un tombeau antique, un mausolée composé d'objets, de vêtements appartenant à une morte. Même l’hôtel de la station balnéaire prend les allures sinistres et lugubres d’un hospice brumeux.


Objets. Mais Losey va encore plus loin. Au sein même de ces décors il y ajoute tout un nombre d’objets qui contribuent encore davantage au climat oppressant et malsain du long métrage. D’une poupée volée puis démembrée filmée en contre-plongée, en passant par de nombreuses boîtes à musique, la beauté des objets est sans cesse décalée avec ce qu’ils représentent. Les usages qu’en font à la fois les personnages et Losey sont presque toujours détournés. À ce titre, l’une des séquences les plus saisissantes du film fait intervenir un canard en plastique pour le bain... Alors que Léonora et Cency prennent un bain ensemble, Cency s’amuse à essayer de « noyer » le canard en plastique, renvoyant ainsi Léonora à la mort par noyade de sa fille.


De manière encore plus perverse, à la fin du film, Cency utilise une peluche pour mimer qu’elle est enceinte. Léonora, excédée par ce jeu étrange, en viendra à déchirer et éventrer la peluche dans une séquence de folie furieuse assez traumatisante digne d'un film d'épouvante. Losey décadre, décale constamment. C’est en cela que son cinéma tend vers une forme de naturalisme tellement outré qu’il en devient presque fantastique. Les lieux, les objets semblent rattacher les personnages à un monde parallèle, celui des pulsions, de la mort. C’est l’image/pulsion dont parle Deleuze. (1) Dans ce film où absolument rien n’est rassurant (cf. les deux tantes obscènes et voleuses de Cency), le spectateur doit toujours être en éveil pour essayer de percer les mystères et les multiples significations qu'il propose. Inclassable et fuyant tout réalisme (même psychologique), Cérémonie secrète est un cauchemar doucereusement pervers, un jeu de pistes profondément moderne, une tragédie filmée comme un thriller, comme un film d'horreur sans la moindre goutte de sang ! Véritable tragédie de la solitude et du vide affectif et sexuel, Cérémonie secrète distille un malaise singulier et envoûtant qui persiste longtemps après la projection. C’est un film précieux à bien des égards, un diamant noir que l’on porte comme un secret, un secret trop lourd que l’on doit garder et qui nous ronge. Un grand film.

(1) Gilles Deleuze, L'image mouvement. Éditions de Minuit, collection : Critique, octobre 1983

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La fiche IMDb du film

Par Maxime Iffour - le 1 mai 2019