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Critique de film
Le film

Carnets secrets des Ninjas

(Ninja bugei-chô)

L'histoire

Epoque Sengoku, 16ème siècle, le Japon traverse une période d’agitation caractérisée par d’incessantes guerres entre seigneurs. Mitsuharu Yuki, Seigneur de Fushikage, est assassiné par Shuzen Sakagami, un de ses vassaux qui lui usurpe son rang. Jutaro, le fils, revient se venger et assassine les membres du nouveau clan jusqu’à ce qu’il rencontre Hotarubi, sœur de Shuzen qui lui coupe le bras. Il est sauvé par un étrange ninja du nom de Kagemaru, qui tranche à son tour le bras de la jeune femme. Kagemaru emmène le jeune homme blessé jusqu’à un repère de bandits et propose à ces derniers de se servir de lui pour conquérir le château. Pendant ce temps, la famine traverse le pays. La sécheresse affame le peuple qui se voit sur-taxé par les seigneurs. Sakagami, à présent seigneur de Fushikage, ne déroge pas à la règle. Les paysans ne pouvant ni fuir ni survivre dans ces conditions tentent de se révolter, mais ne font pas le poids face à l’armée surentraînée. Quelques années plus tard, la neige recouvre le sol, l’armée attaque le repère des bandits mais se fait massacrer grâce à un subterfuge de Kagemaru. Déguisés en soldats de Fushikage, les bandits prennent le château avec l’aide des paysans mais Shuzen s’enfuit pour se mettre au service de Nobunaga Oda, Seigneur d’Owari. Jutaro n’aura de cesse de le traquer tandis que, régulièrement, sa route croise le mystérieux Kagemaru dont les desseins restent flous.

Analyse et critique

Né Noboru Okamoto, Sanpei Shirato est venu au manga par hasard. (1) Très vite il se destine à la peinture comme son père, Toki Okamoto, peintre prolétarien auto-proclamé, et commence sa carrière d’artiste en réalisant des peintures à l’huile essentiellement pour le kamishibai (2) La publication de Ninja Bugeicho débute en 1957 (3) et se poursuit jusqu’en 1962. Ce manga d’aventures historiques obtient très vite un succès important auprès de la jeunesse nipponne qui, dans le courant des années soixante, commence doucement à se rebeller contre l’Etat en place et trouve dans les aventures de Kagemaru un stimulant à sa révolte. De son père, Shirato garde un sens très à gauche de la critique sociale et il est admis auprès de ses commentateurs qu’une grande partie de son œuvre en jidai-geki et spécialement Ninja Bugeicho, plus qu’une simple relation ou évocation de faits historiques, pourrait être vue comme une allégorie socialiste plus générale où les paysans seraient une métaphore du prolétariat tandis que les samouraïs et seigneurs représenteraient la bourgeoisie. Nagisa Ôshima ne pouvait qu’être sensible à ce genre de discours et va montrer un enthousiasme certain dans le projet. « Tirez sur la paresse ! Tuez la soumission ! Le sang ! Sa couleur rouge écrit chaque page de l’Histoire ! » (4) Pour Ôshima, cinéaste engagé, l’avenir passe par l’action. Il voit dans cette histoire de révolte de paysans une façon de stimuler et catalyser cette action / révolution que l’on sent frémir dans certains milieux. (5) Il est cependant confronté au problème de la faisabilité. En effet, avec sa maison de production, la Sozosha, Ôshima ne dispose que d’un budget limité. Le projet a déjà intéressé plusieurs cinéastes qui n’ont pu le concrétiser en raison des difficultés techniques inhérentes à la mise en images de la frénésie guerrière qui balaye un manga peu avare en détails particulièrement sanglants et en batailles et destructions à grande échelle. Fort de son expérience au banc-titre pour Le Journal de Yunbogi, Ôshima trouve dans la technique une solution idéale pour mettre en images les délires du mangaka sans en altérer la puissance évocatrice. Pour l’écriture du scénario, il s’adjoint les services de Mamoru Sasaki qui collaborera à partir de ce film à l’écriture de presque toutes les réalisations du cinéaste jusqu’à Une petite sœur pour l’été en 1972. Pour les voix, on retrouve la troupe habituelle d’Ôshima à l’époque : Kei Sato, Fumio Watanabe et Rokko Toura en tête.

Malgré l’extrême popularité du manga de Shirato, la méthode utilisée pour le mettre en images risque de compromettre le succès du film. Ce sera l’ATG, forte de son expérience dans la distribution de films "difficiles" qui diffusera le film. Celui-ci se retrouve à l’affiche le 15 Février 1967 du Shinjuku Bunka, un cinéma du quartier Shinjuku de Tokyo habitué à diffuser les films de la société. Carnets secrets des ninjas sera le premier film d’Ôshima distribué part l’Art Theatre Guild (ATG), société fondée en 1962 à l’origine pour distribuer des films étrangers peu susceptibles de toucher un large public. Elle distribue ainsi Citizen Kane d'Orson Welles, Mère Jeanne des Anges de Jerzy Kawalerowicz ou Muriel ou le temps d’un retour d'Alain Resnais avant de se spécialiser dans la distribution et la production de films d’auteurs japonais. Elle permettra à des auteurs comme Ôshima, Imamura, Teshigahara, Terayama ou Jissoji de sortir des œuvres parfois d’avant-garde, parfois expérimentales qui n’auraient pas été distribuées dans le circuit traditionnel. (6) Elle distribuera ainsi La Pendaison et Journal du voleur de Shinjuku, et produira Il est mort après la guerre.

Le film est une réussite formelle. La musique de Hiraku Hayashi, les excellents bruitages, l’interprétation des comédiens, mais surtout le travail de montage extrêmement nerveux ; tout confère au long métrage une vie et une énergie inattendues, et contre toute attente, mais avec mérite, il rencontre son public. Mais force est de constater que pour le spectateur lambda qui découvre le film aujourd’hui sans connaître le manga, il a de quoi décontenancer et une seule vision ne permet pas toujours d’appréhender toutes les subtilités d’une histoire relativement complexe. Mais une fois les personnages bien identifiés, le film n’a rien à envier à nombre de jidai-geki classiques. Le premier quart d’heure décrivant la famine et la révolte des paysans jusqu’à la destruction du château est un exemple de réalisation et de narration. Le manga imaginé par Sanpei Shirato et ici mis en images par Ôshima est aussi riche dans son background historique que nuancé dans ses rapports entre les personnages. Les auteurs se refusent un manichéisme trop facile au profit de personnages aux intentions ou aux sentiments parfois ambivalents. Insérant son histoire de vengeance dans l’Histoire au travers du personnage de Nobunaga Oda (7)Shirato mêle intelligemment petite histoire et Histoire avec un grand H, réalisme et fantastique pur (ces corps et tête séparés qui continuent à parler !), sentiments notamment au travers notamment des deux superbes personnages féminins Hotarubi et Akemi, et considérations sociales et politiques. Comme dit plus haut, on peut clairement interpréter le récit de Shirato comme une forme de métaphore de la lutte des classes. On pourrait même presque y voir un véritable manifeste marxiste. Une scène est à ce titre évocatrice : Jutaro, samouraï (donc bourgeois) obsédé par l’idée de venger son seigneur de père ne comprend pas pourquoi Kagemaru, ninja (8) à la tête du soulèvement paysan (donc prolétaire), a incendié le château de son père. Celui-ci lui répondra : « Je n’utilise pas ces paysans pour une guerre personnelle. Si je n’avais pas attaqué, un autre l’aurait fait. Remporter une bataille ne signifie pas qu’on a gagné la guerre (il rejoint là le point de vue d’Ôshima exposé dans le dossier de presse - note du rédacteur). L’important est d’avancer vers le but. (…) Le combat continuera malgré les défaites jusqu’au jours où les hommes seront égaux et heureux. » Dernière phrase qui conclura le film.

Mais résumer Carnets secrets des ninjas à ce seul aspect politique serait réducteur. Le film comme le matériau d’origine sont également d’excellents exemples de divertissements populaires, riches en action et en rebondissements. A noter que le film regorge de scènes de brutalité et de cruauté parfois à la limite du soutenable.


(1) « Typiquement, un auteur de manga ressent qu’il doit devenir un auteur de manga et le devient, mais dans mon cas, c’était une façon de survivre. Je voulais initialement faire de la peinture à l’huile, mais ce travail seul n’aurait pas été suffisant pour me nourrir. » - Shirato Sanpei
(2) Forme de spectacle de rue où une histoire est narrée au travers de dessins peints à l’origine sur un rouleau. Cet art fut développé à l’origine par les moines bouddhistes japonais autour du 12ème siècle pour éduquer les paysans illettrés.
(3) Certaines sources citent 1959. La série qui comporte 16 tomes reste malheureusement non traduite à ce jour. L’auteur reste d’ailleurs très peu connu hors du Japon.
(4) Tiré de la bande-annonce.
(5) Ôshima écrit en 1967 dans le cahier de presse de Carnet secret des ninjas : « Le thème de Carnets secrets des ninjas est la révolution. Quel est l’esprit de la révolution ? Comment les gens ont-ils versé leur sang pour améliorer leur condition ? Comment l’Histoire a-t-elle changé par le sang versé ? Dans la stabilité sociale comparativement agréable du Japon d’après-guerre, particulièrement depuis 1955, les gens ont oublié que l’histoire est toujours en marche. Jusqu’ici, le sujet de la révolution n’était pas considéré comme convenable pour le cinéma japonais. Mais les changements sociaux sont récemment évidents. De quelle manière devrions-nous verser notre sang ? La réponse se trouve dans Carnets secrets des ninjas. Ce film devrait être vu par tous ceux qui ont du sang chaud dans le cœur. » (cité dans « Nagisa Ôshima » de Louis Danvers et Charles Tatum Jr. aux éditions des Cahiers du Cinéma - Collection « Auteurs ».)
(6) On leur doit notamment les superbes Bara no soretsu (Funeral parade of roses) de Toshio Matsumoto, Le Silence n’a pas d’ailes de Kazuo Kuroki et Cache-cache pastoral de Shuji Terayama, L’Evaporation de l’homme de Shoei Imamura ou Double suicide à Amijima de Mashiro Shinoda...
Voir à ce sujet l’excellent dossier sur eigagogo : eigagogo.free.fr/Articles/ATG/atg_01.htm
(7) Personnage bien réel, Nobunaga Oda (23 juin 1534 - 21 juin 1582) fut un grand seigneur guerrier. Héritier de Nobuhide Oda, seigneur au territoire restreint, il passa une grande partie de sa vie dans la conquête de nouvelles terres, participant par là à une certaine unification du Japon à une ère de conflits constants. Shuzen Sakagami le rejoint alors qu’il mène son armée vers la province de Mino. Le soulèvement de Nagashima évoqué dans le film a bien eu lieu en 1574.
(8) Les ninjas en tant que mercenaires n’appartiennent à proprement parler à aucune des deux classes.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Christophe Buchet - le 12 mars 2015