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Critique de film
Le film

Capitaine de Castille

(Captain from Castile)

L'histoire

Au début du XVIème siècle, le jeune Pedro de Vargas, après avoir provoqué les foudres de l’Inquisition, est enfermé en prison avec sa famille. Il s’évade et part pour le Nouveau Monde, en compagnie de son ami Juan Garcia et de la belle paysanne Catana Perez. Sous les ordres d’Hernando Cortez, la conquête de ce qui deviendra l’Amérique du Sud commence...

Analyse et critique

Durant l’âge d’or du cinéma américain, la 20th Century Fox a toujours proposé des films qui, régulièrement, démontraient leur puissance artistique au sein de l’usine à rêves hollywoodienne. Plus que jamais, le studio en fera l’expérience avec l’arrivée du Cinémascope, en tournant un grand nombre de leurs productions (aventure, comédie, mélodrame, guerre...) dans ce format. Avant cela, un peu à la manière d’un David O’Selznick, la Fox n’hésitait pas à mettre les bouchées doubles sur certains projets qui lui permettait d’affirmer son autorité en matière de grand cinéma épique.

En ce sens, Capitaine de Castille représentera un énorme défi technique, au budget démesurément grand, à vrai dire doublement plus important que ceux alloués habituellement aux superproductions de l’époque. Un film sur la conquête du Nouveau Monde, sur un nouvel espoir de vie au sein d’un territoire vierge de toute dictature morale sévissant désormais dans la vieille Europe. Henry King est désigné comme étant l’homme de la situation pour le réaliser, et Tyrone Power sera sa vedette de premier plan. Les deux hommes entament ici leur septième collaboration (sur un total de onze, et ce jusqu’en 1957). Si l’acteur aura connu le succès et bénéficié de bons projets avec d’autres réalisateurs de prestige (tels que Henry Hathaway, Rouben Mamoulian, Anatole Litvak, ou encore Edmund Goulding, pour ne citer que ceux-là), il aura néanmoins su trouver une véritable entente avec Henry King, qui le mettait superbement en valeur.

Ainsi, sans être le meilleur film de Henry King, Capitaine de Castille incarne la preuve parfaite d’un art totalement maitrisé, au service d’une histoire avant tout centrée sur les personnages. Un film au ton inattendu, variant d’une partie à l’autre, passant de l’espoir à la tragédie pure avec une souplesse déroutante. Les trois premiers quarts d’heure sont à ce titre extrêmement sombres, avec quelques séquences d’une sauvagerie suggérée particulièrement marquante. On est à l’époque de l’Inquisition en Espagne, et personne n’a suffisamment de pouvoir pour se soustraire à son autorité, pas même une riche famille comme celle de Pedro de Vargas, un jeune homme intrépide et au grand sens de la justice. La moindre remarque verbale ne convenant pas au système mis en place est relevée, condamnée et sévèrement punie. Emprisonnée, la famille De Vargas perdra sa fille. Le fils, Pedro, saura redoubler de courage pour les délivrer. L’évasion de la prison et la chevauchée qui s’en suit constituent d’excellentes séquences d’action, dignes du film de cape et d’épée, entre raccourcis dangereux et ruses tactiques pour semer les poursuivants. Toute cette première partie montre une Espagne tenue par les autorités religieuses fanatiques, et Henry King parvient très efficacement à nous faire ressentir l’étau qui enserre la population, étouffant le peu de liberté morale qui aurait l’audace de se révéler. C’est donc une vieille Europe, sclérosée dans son mode de fonctionnement totalitaire, et sans avenir possible, que nous quittons pour Cuba, plateforme temporaire et trait d’union alors indispensable entre l’ancien monde et le nouveau. Cette première partie aura permis à King de présenter deux éléments très importants : les enjeux qui poussent certains Européens à partir, et une poignée de personnages qui vont désormais faire partie du récit. Parmi ceux-ci, on trouve Catana Perez, une jeune Espagnole sans le sou mais vive comme le feu, et Juan Garcia, un ami fidèle dont la tête est mise à prix. Tous partent pour le Nouveau Monde, vers lequel une expédition se prépare, afin d’échapper à l’Inquisition et de retrouver une seconde virginité. Le film s’avère déroutant dans le sens où le personnage principal, tout d’abord revanchard, ne reviendra jamais en Espagne, abandonnant toute velléité de retour. Le film ne raconte en définitive qu’une fuite en avant, puis la conquête progressive d’une nouvelle vie, ignorant totalement la précédente, et vouée à l’avènement d’une existence exempte de tout passé. Pedro deviendra notamment capitaine en servant Hernando Cortez, figure historique célèbre (et très contestée) pour avoir conquis une partie de l’Amérique latine.


Le budget permet toutes les folies dans cette reconstitution assez fidèle. Les mouvements de foule, les uniformes de l’armée, les navires qui flambent, les décors indiens, les montagnes, les vallées, les cours d’eau... La Fox ne lésine sur rien et offre à ses spectateurs un pur délice épique et formel. Tout cela est très beau et profite d’une technique artistique irréprochable, pour ne pas dire flamboyante. Le Technicolor est sublime, avec une charte de couleurs hallucinante et proposant une photographie soignée qui flatte allègrement le regard. Les images sont léchées, les paysages naturels sont mis en valeur de façon époustouflante, et certains plans se gravent sans difficulté dans la mémoire de par leur beauté dans la composition et les éclairages. Visuellement, le film profite d’une esthétique inouïe et s’avère une très grande réussite. La distribution compte les habitués et futurs habitués de la Major Compagny, à savoir Tyrone Power, Lee J. Cobb ou encore Jean Peters. Power est très à l’aise dans ce registre de héros latino, au jeu sobre et au beau visage. Il se révèle très bon et physiquement étincelant, mais il n’est pas interdit de penser qu’il a déjà été plus inspiré. Cobb est assez émouvant et plutôt bien servi par un rôle intéressant. Quant à Jean Peters, elle est tout simplement superbe, dotée d’un charme étonnant, d’une fraicheur vulnérable bienvenue et d’un visage inoubliable. Le couple qu’elle forme avec Power s’avère d’une sensualité et d’une douceur rares, notamment au travers de quelques scènes magnifiques de sensibilité : elle, tenant la tête de son amour endormi, pendant qu’elle dévoile à leur précieux ami Garcia qu’elle est enceinte. Un moment magique. Mais la surprise, qui n’en n’est pas réellement une, provient de César Romero. Son Hernando Cortez est élégant, sophistiqué, sûr de lui, inébranlable et totalement affirmé dans ses attitudes. Romero offre peut-être l’une de ses meilleures prestations.

La beauté de Capitaine de Castille, de son récit, provient de cette idée opérant une fusion étrange entre une résignation latente et la lente marche vers l’avenir, ailleurs, vers une possibilité d’Eden. Henry King rend magnifiquement cette idée, filmant la volonté des hommes et leur persévérance avec un profond respect des sentiments humains. Le scénario n’aura de cesse de mêler la grande et la petite histoire, entre la conquête d’un continent et les destins de personnes anonymes. La marque de King est indubitablement reconnaissable. Cette histoire lui convient mieux qu’à quiconque, car elle ménage en définitive très peu d’action, et propose au contraire beaucoup de sous-intrigues et d'attention sur les réactions des personnages. En deux mots, Henry King préfère la dimension humaine de l’événement à son imprégnation historique. A l’image d’Un homme de fer (exemple parfait sorti deux ans plus tard), le réalisateur compte avant tout sur ce qui anime les personnages, l’influence de leurs actes sur eux-mêmes. Il tourne ici en quelque sorte un grand film épique intimiste, et qui n’est pas si simple à appréhender.

Chacun des protagonistes du récit est relativement subtil, avec son lot de fêlures et de maladresses, sa bravoure et son tempérament complexe. Pedro de Vargas n’est pas seulement le jeune aventurier, le bel héros de la conquête du Nouveau Monde, mais aussi et surtout un rouage de la machine, faisant souffrir pendant longtemps le cœur de celle qui l’aime, et faillible vis-à-vis de certaines missions qui lui sont confiées. Juan Garcia n’est pas uniquement l’ami fidèle, il est aussi un meurtrier qui s’ignore, traumatisé par l’Inquisition, et donc peu fiable lorsqu’il est éméché. Le traumatisme profondément ancré en la personne, voilà une thématique très "kingienne" que l’on retrouve dans certains de ses films, et qu’il a servie avec brio par des idées de mise en scène absolument stupéfiantes. Et puis, il y a ce Nouveau Monde, une véritable respiration, une renaissance pour les âmes et les avenirs, mais subissant rapidement les troubles d’une Espagne religieuse inquisitrice désirant affirmer sa suprématie jusqu’au bout du monde. Le personnage du prêtre saura malgré tout en tirer une leçon exemplaire : il ne faut pas que les erreurs propres au monde ancien viennent gâcher le nouveau, il s’agit de faire ici ce qui, en Europe, avait échoué. Un retour à l’état de nature pour mieux relancer la société des hommes dans son ensemble, même si l’on sait aujourd’hui que tout cela n’a pas eu les effets de pureté escomptés...

Car si tout cela est très beau, dans l’idée et pour les yeux, le film pose toutefois un problème majeur avec lequel il est de nos jours difficile de composer. En fin de compte, Capitaine de Castille relate l’histoire d’une conquête qui n’est ni plus ni moins qu’une colonisation qui débouchera sur l’éradication de peuples entiers. Force est de constater que, pour le spectateur moderne, légèrement instruit et sachant réfléchir sur ce qu’il contemple, le malaise prend un tour quelque peu envahissant. La seconde partie du film, et particulièrement dans les dernières images, nous étreint par son discours valeureux et entraînant, mais tout de même très dérangeant. Le scénario nous présente les Indiens comme étant des peuples civilisés, accueillants et diplomates, certes, mais le récit débouche sur le début d’une guerre contre ces derniers qui va durer des années. Si encore le film prenait un certain recul pour traiter ce sujet, ce qu’il tente timidement de faire lors de certaines scènes (notamment avec un Cortez figé sur ses positions, face à des Indiens lui demandant poliment de partir).. mais ce n’est pas le cas puisque affirmant l’idée de conquête d’un idéal angélique, beau et sincère, mais qui, surtout avec notre regard actuel, n’en n’est pas moins belliciste et sinistre. Il est curieux que Capitaine de Castille ne soit pas davantage fustigé pour ce discours, mais il semble qu’il ait échappé au poteau de torture qui a tant sévi sur d’autres productions plus ou moins dérangeantes quant à ce principe idéologique. Question d’époque probablement, mais après une somme considérable de westerns injustement décriés pour ces mêmes faits, ou bien Les Bérets verts d’un John Wayne maladroit, il semble curieux qu’une telle ode à la liberté par le sang soit passée sous silence. Tel n’était pas le sujet du film, à n’en pas douter, qui préférait se concentrer sur l’aspect "idyllique" de cette page de l’histoire. C’est aussi dans ces moments-là que s’affirme la magie hollywoodienne, non pas dans la réécriture de l’histoire, mais dans la vision idéaliste d’une belle idée.

La fin de Capitaine de Castille reste néanmoins très belle, avec ses personnages relancés sur les rails de leurs destinées, des personnages qui regardent définitivement en avant, laissant l’Europe loin derrière eux. Si le film est parfois un peu long, avec quelques retombées rythmiques régulières, il constitue en tout cas un triomphe artistique visuel de tous les instants, dominé par le métier de Henry King, grand cinéaste pour l‘éternel. Un spectacle puissant, symbole d’un Hollywood exigeant et redoutable, et qui n’hésitait pas à se dépasser pour que le public se sente respecté. Toute une époque.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 22 août 2010