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Critique de film
Le film
Affiche du film

Candy Mountain

L'histoire

Un jour, Julius quitte son travail inintéressant à New York pour retrouver sa guitare et sa vie de musicien. Pendant une répétition, il entend parler d'Elmore Silk, fabriquant mythique de guitares de légende, que personne n'a vu depuis longtemps... Il décide alors de partir à la recherche de Silk, autant pour l'opportunité financière que cela pourrait représenter que pour reprendre contact avec son rêve musical...

Analyse et critique

Il y a mille raisons d’aimer un film. Des bonnes, des grandes, des implacables ; des petites, des intimes, des secrètes ; des indécises, des obscures, des tordues ; des limpides et des étranges ; des nobles et des honteuses, et tant d’autres encore… On peut aimer un film pour sa beauté, son intelligence, pour son apport (supposé ou réel) à la grande Histoire du 7ème Art, pour tant de qualités fulgurantes, définitives, à ce point incontestables qu’elles sont précisément, parfois, les plus intimidantes… On peut aussi savoir gré à un film de surprendre, de ne pas être ce qu’il laissait présager. Autrement dit, on peut aimer un film pour ce qu’il est autant que pour ce qu’il n’est pas.

Mais parallèlement aux « grandes » raisons, celles qui figurent dans les encyclopédies, il y a les petites raisons, non moins valables. On peut aimer un film pour la seule présence au casting d’un acteur auquel on passe tout, absolument tout. Pour le souvenir, vaguement régressif, d’une découverte, enfant ou adolescent, teintant notre appréciation d’une indulgence parfois difficile à partager. Pour un écho, soudain et inattendu, qui se crée avec notre propre parcours, notre expérience de la vie, nos préoccupations de l’instant. Ou pour un moment de grâce furtif, un rayon de soleil dans les branchages, un souffle d’air dans des rideaux de dentelles, un sourire qui semble ne s’adresser qu’à nous…

Et puis il y a les autres raisons. De l’ordre de l’informulable, voire de l’imperceptible, qui résistent aux mots, aux idées, et qui laissent dans un état de conviction nébuleux. « J’ai aimé, ne me demandez pas pourquoi ».

Evidemment, l’exercice historique ou analytique auquel on a ici l’habitude de plus ou moins se livrer se réfugie plutôt derrière les premières raisons, les « grandes », privilégiées en ce qu’elles assoient l’autorité du processus rhétorique : une qualité, plus une autre, plus une autre, le tout égale un film qu’il convient d’aimer. L’équation est limpide. Le problème est que, concernant Candy Mountain (oui parce qu’il est ici question d’un film précis, au départ), la formule mathématique – pour séduisante qu’on puisse la trouver – atteint se limites individuelles. Pas que le film soit dénué de qualités – sur lesquelles nous reviendrons à l’occasion – et pour certaines tout à fait admirables, mais on aurait presque envie de dire qu’elles sont secondaires, qu’elles ne sont en réalité pour rien dans l’affection que l’on porte au film.

La deuxième catégorie, celle des « petites » raisons, a ici davantage de poids, mais elle risque de ne pas convaincre : on pourrait hurler à la cantonnade que la simple réunion dans un même film de trois des musiciens que l’on chérit le plus au monde (Tom Waits, Dr. John, Leon Redbone)  nous avait donné envie d’adorer le film avant même de l’avoir vu, notre enthousiasme risque surtout de laisser le lecteur un peu circonspect sur la crédibilité de notre démarche argumentative.

Alors il faut se tourner vers la troisième catégorie. Et tâcher d’expliquer ici que si l’on a tant aimé Candy Mountain, c’est probablement parce qu’il explore un lieu cinématographique qui ne se trouve sur aucune carte. Qu’au confluent de courants ou de pratiques artistiques, il met en lumière l’une des plus chérissables vertus du médium cinématographique : cette capacité singulière à faire voir l’invisible… Pas sûr qu’on ait éclairci le mystère, mais il nous fallait le dire. Reprenons depuis le début:

Les deux noms accolés à la réalisation de Candy Mountain expliquent, à leur manière, une certaine partie des choses : ils méritent d’être reconnus, mais leur notoriété est pour l’essentielle externe au cadre spécifique du septième art. Le premier, Rudolph Wurlitzer est un écrivain new-yorkais, dont le roman psychédélique Nog, paru en 1969, plut à ce point à Monte Hellman qu’il lui demanda d’écrire avec lui ce qui allait devenir Macadam à deux voies, en 1971, l’un des films-matrices du road-movie à l’américaine. Wurlitzer, grand voyageur qui passa ses jeunes années en Europe ou sur un pétrolier au milieu de l’océan, a également coécrit avec son épouse, la photographe Lynn Davis, le carnet Hard Travel to Sacred Places, récit empreint de spiritualité d’un voyage entrepris en Asie après la mort d’un enfant.

L’autre, Robert Frank, doit être considéré comme l’un des plus importants photographes du XXème siècle, notamment pour son œuvre datée de 1958, The Americans, récit photographique ironique et distancié de son voyage au cœur de l’Amérique profonde. Proche de la Beat culture (Jack Kerouac écrivit la préface d’une édition des Americans, Allen Ginsberg fut son proche ami…), ce suisse de naissance a également œuvré en documentariste phare de la culture underground, en s’intéressant notamment avant l’heure aux ressources du support vidéo. L’un de ses travaux les plus fameux (quoique désormais difficilement visible par des voies licites) fut ce documentaire sur la tournée 1972 des Rolling Stones, Cocksucker Blues, que le groupe chercha ensuite à interdire.

A la jonction de leurs deux univers saute aux yeux cette fascination pour la route, motif essentielle de la culture américaine, dont il faut toutefois distinguer les modalités : à la route prospectrice telle qu’elle était envisagée par les pionniers de la conquête de l’Ouest, la Beat Generation (1) préférait la route envisagée comme un lien (entre les villes, entre la nature et l’homme, entre les êtres…), une inscription dans le réseau structurel du pays. Dans cette perspective, la destination importait souvent bien moins que le chemin parcouru, et nous voilà revenus à Candy Mountain, l’histoire d’un jeune homme qui croit qu’il va quelque part (2) alors que ce sont surtout les étapes de son trajet qui importent.

Frank et Wurlitzer, partageant tous deux leur temps entre le tumulte de la Grosse Pomme et la paisibilité de la Nouvelle-Ecosse, s’étaient rapprochés dans la volonté de faire un film le plus simple possible, en partie basé sur des éléments autobiographiques (principalement issu de la vie de Robert Frank), qui partirait d’un lieu et s’achèverait en l’autre. De cette intention initiale vient la nature assez dépouillée, comme suspendue, d’un film aux arcs scénaristiques pour le moins ténus, et qui ne va pas sans évoquer les errances wendersiennes de la décennie passée, notamment Au fil du temps (1975). Pour revenir à nos considérations de départ, prévenons les spectateurs qui attendent d’un film de fiction qu’il repose sur une solide charpente narrative qu’ils risquent ici de ne pas trouver leur compte. L’essentiel est loin d’être là.

Le motif de la route, pour Frank et Wurlitzer, rebondit dans plusieurs directions : il est, tout d’abord et de façon élémentaire, le support physique du récit. A ce titre, il contribue également au déroulé de son intrigue, et le gonfle à l’occasion d’une dimension plus humoristique, par exemple à travers ce gimmick cocasse du changement de véhicule : par accident, par malchance, par malveillance ou par hasard, Julius doit changer de carrosse à chaque étape, ce qui occasionne autant de rencontres improbables…

Mais d’autre part, et de façon infiniment plus profonde, ce motif est appréhendé par le film dans une veine – c’est le mot – qu’on qualifierait d’anatomique. Comme l’étude d’un écorché permet de saisir une partie du fonctionnement du corps humain, un territoire entier peut se révéler à travers l’observation des vaisseaux (routiers, donc) qui le composent. Au-delà d’une assez anecdotique aventure individuelle, Candy Mountain entreprend alors de retranscrire une certaine idée du mythe de l’Amérique, à travers ses paysages, ses cieux, ses étendues sauvages… et les routes, donc, qui les traversent. L’écrivain-chroniqueur et le photographe-documentariste, chacun dans leur registre, posent alors leur empreinte sur un film qui vaut non tant pour ce qu’il montre à l’intérieur de son cadre que pour ce qu’il suggère, par-delà celui-ci, de tout une contrée. Cette vision est évidemment en partie sinon fantasmatique en tout cas habitée d’un certain romantisme (les beatniks étaient des poètes, pas des géographes) mais elle exalte une certaine vision de l'Amérique, celle portée par un inconscient collectif libre et sensible qui aime à voir l’imaginaire se fondre avec l’horizon.

A sa manière, modeste et imparfaite, le film convoque donc indirectement des auteurs (Thoreau, Steinbeck…), des référents photographiques (Dorothea Lange, Walker Evans, Richard Avedon…) ou picturaux (Edward Hopper, Thomas Hart Benton, Grant Wood…) pour véhiculer son approche de la route américaine, que l’on pourrait tenter (très imparfaitement) de fédérer dans le terme d’Americana.

Littérature, architecture urbaine, photographie, peinture… mais, dites-moi, n’y aurait-il pas dans notre inventaire comme une grande absente ? Pas d’inquiétude, la musique est là, et elle possède sa place bien à part : c’est peut-être précisément sur ce point, d’ailleurs, que le film devient le plus fascinant. Car ce n’est pas là où elle est que la musique est la plus présente. Pardon ? Eh bien, il y a bien de la musique dans la bande-son de Candy Mountain, agréable mais pas forcément inoubliable. Mais il y a surtout une autre musicalité, qui se révèle à travers la réponse à une question qui nous a longtemps brûlé les lèvres en voyant le film : pourquoi diable convoquer de si grands musiciens ou chanteurs, dans la plupart des seconds rôles les plus marquants du film, si ce n’est – à de très rares exceptions près (3) – pour ne pas les faire interpréter de musique ? Voir Tom Waits ou Dr John sur un écran sans entendre leurs timbres si particuliers (4) tient, dans un premier temps, du véritable crève-cœur. Mais cette présence fait surtout office de révélateur à la dimension plus trouble, quasi-mystique, du film : inutile en réalité de les faire chanter, car ils sont en eux-mêmes chargés de leur musicalité propre, retranscrite par leur seule présence. En ultime fin, voici donc le paradoxe en même temps que la plus sublime gageure de Candy Mountain : donner à voir la musique plutôt qu’à l’entendre.

Le tour de magie a ceci d’à ce point étonnant que, selon ses préférences ou son humeur du moment, le spectateur pourra poser lui-même, sur certains plans, la musique qui lui siérait le mieux, sans que le film ait besoin de la faire entendre. A titre personnel, on aura ainsi, sur certaines séquences, parfaitement entendu – pardon, vu – quelques titres du Nebraska de Bruce Springsteen ou du After the gold rush de Neil Young (« Old man lying by the side of the road, with the lorries rolling by »…). Soit des musiques elles-mêmes chargées, au-delà des notes ou de la mélodie, d’une partie de l’âme de cette Amérique.

Et tiens, puisque l’on parle de Neil Young, l’occasion est belle de tisser des liens édifiants : Rudolph Wurlitzer a ainsi publié en 2008 un roman tardif, The Drop Edge of Yonder, à partir d’un scénario ancien, intitulé Zebulon et jamais tourné… si ce n’est par Jim Jarmusch, qui s’en inspira très largement au moment de tourner Dead Man, en 1995, film admirablement mis en musique par Neil Young. Au moins autant qu’à Wenders, c’est au cinéma de Jim Jarmusch qu’on serait parfois tenté de rattacher Candy Mountain, par exemple à Down by law, tourné en 1986 et dans lequel jouait aussi Tom Waits. Jim Jarmusch passe d’ailleurs pour avoir tourné une séquence comme comédien dans Candy Mountain, mais son absence factuelle à l’écran laisse penser qu’il fut coupé au montage.

Alors, pour tout dire, l’enthousiasme ou le lyrisme un peu décousu dont on a fait preuve jusqu’ici ne doivent pas jouer contre un film qui, insistons, est loin d’être parfait. Les désaccords artistiques entre les deux coréalisateurs (5) ont probablement affaibli leur vision d’ensemble, et l’absence d’enjeu narratif fort ou l’éventuel désintérêt du spectateur pour (pour le dire rapidement) la folk-music pourront laisser de nombreuses personnes sur le carreau. Mais même ce potentiel ennui aurait, en lui-même, quelque chose de musical : parfois, on se laisse envelopper par l’atmosphère d’un disque sans que notre attention soit entièrement focalisée sur son écoute exclusive. Candy Mountain est, en quelque sorte, un exemple rare de « film-disque », où les différentes séquences feraient office de pistes successives.Probablement une manière d'hommage inconscient, à l’occasion de son unique réalisation pour le cinéma, de Rudolph Wurlitzer à son lointain aïeul homonyme, fondateur en 1853 d’une entreprise rendue célèbre par ses juke-boxes !

(1) Il faut dans cette expression entendre "Beat" comme "lessivé, dégoûté" (par la politique puritaine menée aux Etats-Unis depuis les années 50), mais surtout dans son sens rythmique, syncopé, venu du jazz.
(2) On a - on en convient - assez peu parlé du contenu du film dans cette chronique, mais, tout de même, quel drôle de personnage principal, sur lequel il est bien difficile de projeter quoi que ce soit : entreprend-il ce voyage par opportunisme ou par amour de la musique ? et, au final, dans quelle mesure ressort-il vraiment nourri de cette aventure ?
(3) On entend tout de même Leon Redbone, grattant avec son habituelle (et merveilleuse) nonchalance une guitare au détour d'un plan...
(4) Pour être précis, Tom Waits fredonne négligemment quelques phrases, et le personnage incarné par Dr John aurait du réapparaître dans la dernière partie du film pour interpréter un morceau, mais la séquence fut finalement abandonnée.
(5) Robert Frank aurait, en particulier, aimé faire un film encore plus libre, sans les contraintes - notamment dans la gestion d'une équipe technique - d'un film de studio

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Par Antoine Royer - le 18 mars 2016