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Critique de film
Le film
Affiche du film

Butterfly Kiss

L'histoire

Eunice arpente les routes du nord de l'Angleterre, à la recherche d'Edith, la seule personne qui lui ait jamais écrit des lettres d'amour. Dans une station-service, elle rencontre Miriam, une jeune fille naïve, timide et solitaire. Fascinée par Eunice, Miriam décide de quitter son métier de caissière et sa mère invalide pour la suivre. Mais Eunice se révèle très vite être une meurtrière...

Analyse et critique


Au milieu des années 90, certains des premiers longs métrages de cinéma de Michael Winterbottom (notamment Butterfly Kiss, mais aussi Jude l’année suivante) soulevèrent des promesses que sa filmographie, abondante mais décousue, n’aura ensuite que partiellement tenues. A tel point que l’on peut se demander, tout simplement, si ce coup (de maître ou de poing) initial ne demeure pas, encore aujourd’hui, ce que le cinéaste a fait de mieux : une œuvre insolite et troublante, assez parfaitement insaisissable. Tentons donc de partir à la chasse au papillon.

Ce qui fait, en large partie, le charme particulier de Butterfly Kiss (film particulièrement peu aimable de prime abord, et dont il est pour autant fort difficile de se détacher ensuite) réside dans la manière dont le film est totalement irréductible à ce qu’il semble être. Couche après couche, et alors qu’on pense en avoir atteint le cœur, il ne cesse de révéler de nouvelles facettes. (1) Commençons par les évidences : Butterfly kiss est un road-movie pop et trash, mettant en scène un couple de lesbiennes tueuses. Ok. Maintenons, examinons-les plus en détail.

A sa sortie, et encore aujourd’hui, Butterfly Kiss a été mis en relation soit avec Thelma et Louise (Ridley Scott - 1991) soit avec Tueurs nés (Oliver Stone - 1994), deux films-chocs américains sortis les années précédentes. Sauf que ces road-movies sanglants, fuites en avant au sein des majestueux paysages du Sud-Ouest des Etats-Unis (lesquels paysages inspirent volontiers un sentiment de liberté, aussi éphémère ou illusoire soit-il), n’avaient que peu à voir, dans leur modalité, avec l’itinéraire suivi par Eunice et Miriam, circonscrit à une zone étriquée du Lancashire : lors d’une scène survenant assez tôt dans le film (et sur laquelle nous reviendrons plus tard), Eunice, perchée sur le toit de l’immeuble de Miriam, montre à celle-ci les paysages qui les entourent, ou plutôt les routes qui les encerclent (littéralement, comme le montre la brève séquence où elles sont bloquées par un bras d’eau). Elles ne sortiront jamais de ce cadre étriqué, se perdant en méandres ou en circonvolutions erratiques, revenant aux mêmes endroits (« I always end up in the woods », déplore Eunice), comme si leur parcours physique s’associait à celui, confus, de leurs esprits. Aux motifs de la ligne droite (tailler la route) ou de la spirale (revenir à soi-même), qui conditionnent une grande partie de la mythologie classique du road-movie américain, Butterfly Kiss substitue un gribouillis indéchiffrable. Habituellement, la destination importe moins que le trajet, mais ici, tout n’est que désordre.


Pour ce qui est de la dimension « queer » du film, là encore, les choses ne sont pas simples. Butterfly kiss est évidemment une histoire d’amour, en tout cas l’histoire de l’amour démesuré, irraisonnable, que Miriam porte à Eunice, la première à l’avoir touchée, et les diminutifs des jeunes femmes (Mi/me pour Miriam, Eu/you pour Eunice) renforcent cette idée de la réduction du film à un cœur palpitant, un « toi et moi contre le monde entier », qui s’achève qui plus est dans un bouleversant acte d’amour tragique. Pour autant, hormis donc dans la scène de sexe entre les jeunes femmes, le film ne semble jamais se focaliser sur le lesbianisme (ou s’en contenter) de leur relation, et dresse habilement via Eunice une figure extrêmement ambivalente, qui endosse à la fois certains des clichés les plus rétrogrades liés à la caricature lesbienne (perversité, masculinité...) pour mieux les désamorcer, régulièrement, par l’imprévisibilité de son comportement. Ne cherchez pas à la réduire à ça, elle est infiniment plus complexe : à cet égard, comme l’explique Aneke Smelik (2), le film franchit un palier décisif dans l’histoire du cinéma « queer », en ce qu’il ne s’agit plus de combattre les stéréotypes ou de leur substituer des images alternatives plus positives, mais de construire des personnages complexes au-delà de leur alter-sexualité.

Enfin, concernant les qualificatifs « pop et trash », il convient de remarquer que le film a été tourné en pleine vague britpop, entre - par exemple - les deux premiers films de Danny Boyle (Petits meurtres entre amis et Trainspotting) et, qu’à cet égard, il est partiellement représentatif d’une mouvance volontiers provocatrice, tout en témoignant d’un goût particulièrement juste (et souvent signifiant) dans son accompagnement sonore (Björk, PJ Harvey, New Order...). Dans les premières minutes du film, lorsque par exemple Eunice se dénude, chez la grand-mère de Miriam, pour révéler ses chaînes, puis qu’elle porte la vieille impotente sur un lit de camp, la dimension grotesque et méchante encourage le rire noir. Ou lorsque démarre le Trouble de Shampoo avec son « uh-oh we’re in trouble » après ce que l’on soupçonne être un nouveau meurtre de Eunice, l’association image-son provoque le sourire. L’aspect comique s’estompe toutefois ensuite assez nettement, pour laisser la dimension tragi-romantique prendre le dessus. Quant au trash, notons que la plupart des meurtres (à deux exceptions décisives près) sont traités hors-champ, de façon elliptique, là encore comme pour dire que l’essentiel n’est pas là... Mais alors, où est-il ?

Un indice se trouve dans les plans encadrant le film : lors du générique de début apparaît, dans une succession de jump-cuts, une jeune femme filmée par ce que l’on devine être une caméra lors d’un entretien policier ou psychiatrique. Une heure vingt et quelques plus tard, le dernier plan nous montre la même jeune femme, de dos, face au soleil couchant : nous savons, de fait, qu’elle n’est pas seule, mais nous ne voyons qu’elle.


Tout laisse à croire, dans Butterfly Kiss, que le personnage central est Eunice : c’est elle qui agit, qui influe, tandis que Miriam se contente souvent de la suivre. Et au niveau de l’interprétation, l’abattage d’Amanda Plummer, souvent en roue libre (ce qui n’est pas sans justification, voir plus bas), dévore l’écran, face à la retenue et la discrétion de Saskia Reeves. Mais les plans de l’interrogatoire nous invitent à penser les choses différemment : la virée meurtrière des jeunes femmes est en réalité un flash-back, raconté par Miriam. Ce qui a des vertus scénaristiques (par exemple en créant une succession de suspenses) influe surtout sur la nature du point de vue, élément fondamental s’il en est. Butterfly Kiss n’est donc pas la virée meurtrière d’Eunice (d’ailleurs, depuis quand écume-t-elle ainsi les bords d’autoroutes ? plusieurs éléments suggèrent qu’il pourrait y avoir une flopée de cadavres derrière elle avant même que le film ne débute...) mais le parcours de Miriam, jeune hôtesse de caisse dans une station d’autoroute équipée d’un appareil auditif qui la place, selon ses propres mots, dans un « caisson de verre ». Le cinéma anglais, à son meilleur, possède une tradition de « film social » qui l’autorise à inscrire toutes sortes de récit dans un cadre réaliste, et à véhiculer ainsi un regard particulier sur la société. Butterfly Kiss ne fait pas exception : avec ses décors d’aires d’autoroute, de stations service, de parkings ou de motels, il raconte une certaine Angleterre, celle qui bourdonne anonymement sur ses axes passants (3), celle qui aspire silencieusement à autre chose. Miriam, c’est l’Angleterre d’en bas, qui subit passivement une vie sans éclat, et qui décide un jour d’essayer autre chose : ce qu’elle admire chez Eunice, c’est justement cette liberté, cette insoumission aux conventions. « Ce qu’elle faisait, tout le monde rêve de le faire. Le signal d’alarme dans le train, tout le monde rêve de le tirer. Tout le monde rêve de briser la glace de l’alarme incendie. Tout le monde rêve de se barrer sans payer au garage. La différence, c’est qu’elle le faisait. Elle n’avait pas peur de le faire. »

Mais poussons les choses encore plus loin car fondamentalement, le cinéma est l’art du récit, l’art de raconter des histoires, et faisons donc l’hypothèse que Miriam nous raconte donc une histoire, dont les protagonistes sont Mi et Eu : me and you. Moi et vous autres. Elle nous explique donc quelque chose, et pour bien se faire comprendre, utilise des exemples, des symboles, des métaphores... En voyant le film, le spectateur est régulièrement amené à s’interroger sur l’existence de Judith, la fameuse auteure des lettres que Eunice porte en permanence et qu’elle cherche partout. Mais pourquoi ne pas, dans un second temps, s’interroger sur l’existence d’Eunice, qui pourrait n’être, finalement, que le support idéal à la narration de Miriam ? Alors on repense au jeu excessif et à la démarche sautillante d’Amanda Plummer, sorte de mauvais diablotin sur l’épaule de Miriam quand celle-ci traîne un cadavre dans les bois. A son accent du Lancashire, tellement énorme qu’il en devient factice. A cette phrase qu’elle lance en rentrant dans les stations : « Hello, it’s me ! » ou peut-être « Hello, it’s Mi ! » A cette séquence surnaturelle dans sa forme, sur les toits de l’immeuble, qui voit le monde tourner auteur des deux protagonistes immobiles, et non l’inverse. Ou au choix des meurtres visibles à l’écran : Robert, le routier philosophe, est-il tué par Eunice comme cela nous est montré, ou s’agit-il de la part sombre de Miriam qui ressurgit au moment où elle a la sensation d’être violée ? Quant à Mr McDermott, sauvagement assassiné au pommeau de douche, Miriam nous le décrit comme un « pervers », une « mauvaise personne », sans que cela soit davantage étayé...


L’hypothèse repose sur peu d’éléments, et pourrait certainement être contredite en quelques occasions, mais elle est suffisamment séduisante pour qu’on l’expose ici : en faisant de Eunice une projection mentale de Miriam, son « mauvais double » en quelque sorte, le film s’offre alors comme un voyage introspectif dans un esprit malade, en tout cas sujet au trouble. A un moment, Eunice lance à Miriam un « Je te rendrai mauvaise avant que tu ne me rendes bonne » qui résume assez bien la problématique duale du personnage. Sauf que Miriam n’est pas forcément « bonne » au départ : elle est neutre. Elle est quelconque. Elle est vide. Son parcours serait donc celui d’un regain d’existence, d’un « re-remplissage » (quitte à ce que cela se fasse dans la violence), d’une « re-naissance » et la symbolique baptismale appuyée de la toute dernière séquence pourrait aller dans ce sens. Il faut à cet égard saluer la performance assez extraordinaire de Saskia Reeves, qui compose à bien y regarder deux Miriam différentes : celle accompagnant Eunice est un peu cruche, fade et assez inexpressive. Celle qui répond à l’interrogatoire est plus volubile, plus charmeuse et plus riche en expressions ou en émotions. Entre les deux, il y a eu quelques morts (4) ... pour une nouvelle vie.

On le voit, Butterfly Kiss est un film d’une richesse assez inépuisable, qui ne saurait se limiter à un degré de lecture, et qui, dans le même temps (et avant tout) possède une force d’impact émotionnel directe, brute, assez stupéfiante. Après une dernière séquence qui a de quoi hébéter, le film interroge encore et à mesure que l’on se demande ce que l’on a vu, les réponses, nombreuses et contradictoires, ne cessent d’affluer. En somme, le road-movie ne s’est pas achevé sur cette plage : longtemps après la vision, il continue son chemin intime à l’intérieur de chaque spectateur.

(1) Un peu comme un oignon, l'effet lacrymogène n'étant ici aussi pas exclu.
(2) Dans l’article Art Cinema and Murderous Lesbians, publié en 2004 dans New Queer Cinema, Edinburgh University Press.
(3) Régulièrement, les discussions entre personnages sont perturbées (à l’image comme au son) par le passage furtif, entre eux et la caméra, de divers véhicules, qui rappelle le flux incessant et inexorable du trafic...
(4) Ou pas, d’ailleurs : si tout le récit est symbolique, et que l’entretien filmé est psychiatrique, les morts de l’écran pourraient ne représenter que les étapes de son parcours mental.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 5 septembre 2017