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Critique de film
Le film
Affiche du film

Brigitte et Brigitte

L'histoire

Brigitte (Colette Descombes) et Brigitte (Françoise Vatel) sont deux jeunes provinciales montées à Paris pour faire leurs études. Qui se ressemble s'assemble, elles deviennent bientôt inséparables et découvrent ensemble la capitale. Brigitte rencontre Léon (Claude Melki) et Brigitte Jacques (Michel Gonzalès).

Analyse et critique

Suite aux succès surprises des 400 coups et d'A bout de souffle, une nouvelle ère s'ouvre pour les jeunes cinéphiles français dont le rêve est de passer derrière la caméra. Les producteurs, qui espèrent dénicher le nouveau Truffaut ou le nouveau Godard, courtisent les critiques de cinéma et c'est ainsi que Luc Moullet - qui écrit aux Cahiers du Cinéma depuis dix ans - parvient à réaliser son premier long métrage, Brigitte et Brigitte, six ans après avoir fait ses armes sur Un steak trop cuit.

Un des credo de Moullet, c'est de tourner ses films dans le dénuement car c'est une manière pour lui de comprendre ce que l'on fait en tant que cinéaste : « J'essaie d'éviter les "chichis". Le cinéma en général est beaucoup trop fondé sur le "chichi", c'est-à-dire sur un ensemble d'éléments décoratifs qui n'apportent rien à l'expression du sujet ou à la valeur du film. » (1) Luc Moullet respectera cette règle tout au long de sa carrière en se contentant de petits budgets, ou plutôt du juste nécessaire pour le projet qu'il doit porter à l'écran. (2) Cette règle qu'il se fixe vient bien sûr de la Nouvelle Vague où l'on doit voir à l'écran tout ce qu'a coûté le film, mais aussi de l'esprit des séries B américaines qu'il défend à longueur de critiques aux Cahiers. Moullet ne se plaint donc jamais des budgets ridicules qui lui sont alloués, comme il l'affirme avec cette logique aussi imparable que saugrenue qui le caractérise : « Peut-on dire que Genèse d'un repas a été produit avec un petit budget ? Il y a plus d'un million de caméras en France. Il y a donc au moins un million de films. L'immense majorité des films coûte moins cher (films de famille ou expérimentaux) que Genèse. Mon film est très cher par rapport à cette immense majorité de films, mais c'est un film bon marché par rapport à la petite minorité des produits dits commerciaux. »

Il est intéressant de constater que cette règle qui guide la fabrication de ses film, Moullet l'applique d'une certaine manière également à son travail critique. Ses textes sont toujours d'une grande simplicité, parfaitement limpides, abordables. Il combat en cela le snobisme de certaines plumes des Cahiers qui signent les textes les plus abscons possibles, tendance qui continue malheureusement à sévir et qui creuse chaque jour un peu plus l'écart entre les revues de cinéma et le lectorat.

« Qu'est-ce qui est superflu ? » est donc la question essentielle que selon lui chaque réalisateur devrait se poser, question à laquelle le cinéaste doit apporter une réponse qui lui est propre, réponse qui se doit d'être lisible dans les films qu'il met en scène. Si on ne se la pose pas, on se transforme irrémédiablement, « On devient Claude Berri », son cauchemar... C'est ainsi que dans Brigitte et Brigitte un restaurant se réduit à une table couverte de quelques plats, qu'une rangée de personnes attentives fait office d'auditorium de fac, qu'un coin de hangar devient une boîte de nuit ou encore qu'un même bureau d'accueil, avec le même réceptionniste, sert aussi bien pour un hôtel que pour un restaurant, un écriteau différent suffisant à identifier chacun des deux lieux...

Afin que ce procédé métonymique fonctionne, Moullet évite tout contre-champ, ne cadre que ses personnages. Dans une scène se déroulant dans un cinéma, il ne filme que le couple, de face, leurs visages éclairés par l'écran, jamais le film qu'il sont venus voir. Au restaurant, ce sera juste Brigitte et Brigitte assises face à face, la bande sonore suffisant à créer chez le spectateur la sensation d'une salle pleine et les serveurs qui s'affairent de table en table.

Le film s'ouvre sur nos deux Brigitte assises côte à côté dans un hall de gare (économie, métonymie : un placard et deux affiches, l'une des Pyrénées, l'autre des Alpes, comme une annonce du duel à venir) : elles sont habillées pareil et arborent la même coiffure. Après s'être dévisagées un temps, saisies par le trouble, elles entament la discussion et découvrent qu'elles sont toutes deux originaires des montagnes, qu'elles ont grandi dans des petits villages sans route ni électricité, qu'elles ont fait les mêmes études : « Nous devons représenter la Française moyenne, voilà tout » concluent-elles. Moullet part d'une coïncidence incroyable mais tout de suite compense par des explications bien rationnelles, la ressemblance vestimentaire et les coiffures analogues des deux Brigitte s'expliquant simplement par le fait qu'elles espèrent en obéissant aussi basiquement à la mode faire oublier leurs origines provinciales alors qu'elles montent à la capitale. « Nous sommes équidistantes de et parallèles à la norme, alternativement de part et d'autre d'elle »... alors, forcément, elles deviennent amies !

Cet humour décalé et ironique caractérise ce film léger et insolent... et plus largement la carrière de cinéaste et de critique de Moullet ! C'est ainsi qu'il se moque des mouvements politiques estudiantins. Lors de leur entrée à l'université, une Brigitte est prise à partie par des gauchistes, l'autre par des fascistes, une manière pour Moullet de renvoyer dos à dos les deux camps... Ce qui, on en conviendra, n'est pas d'une grande finesse d'analyse mais qui se révèle plutôt plaisant si l'on considère cela comme une pierre lancée dans la mare des Cahiers où les critiques aiment à s'affronter sur la question politique et où l'on a vu certains passer sans vergogne d'un bout du spectre à l'autre... On retrouve cette idée lorsqu'une des Brigitte, celle des deux qui se réclame d'une conscience politique et qui arbore une photo du Che dans sa chambre, hésite au moment des élections présidentielles de 65 entre Mitterrand et le candidat d'extrême droite Jean-Louis Tixier-Vignancour (qui avait comme directeur de campagne Jean-Marie Le Pen...) et qui, n'en pouvant plus, quitte les urnes sans voter...

Un coup à droite, un coup à gauche. Un coup sur les étudiants, un coup sur les professeurs d'universités, notre cinéaste s'amusant à en incarner un en doublant sa voix et en forçant bien sûr le trait sur le jargon utilisé jusqu'à transformer ses interventions en délicieux charabia. Les cours à l'université sont de vrais régals avec leurs auditoires éclectiques (essentiellement des jeunes filles, mais aussi un gamin et un couple de petits vieux, le mari sortant sa bouteille de vin au réfectoire et trouvant le prof « au poil ») et les sons des travaux qui couvrent les leçons délivrées par des enseignants imperturbables. La visite de Paris est un autre passage savoureux, avec les Brigitte qui éclairent d'un jour nouveau les monuments mille fois vus par la grâce de leurs commentaires frais et naïfs.

Pour Moullet, le cinéma et la vie se confondent, aussi il n'est pas étonnant que le septième art fasse son apparition à chaque coin de rue. C'est ainsi que les Brigitte fuient en criant « Attention, cinéaste ! » lorsqu'elles aperçoivent un homme armé d'une petite caméra qui les filme en cachette, avatar de ces réalisateurs de la Nouvelle Vague qui utilisent la rue comme un studio de cinéma. Claude Chabrol, Eric Rohmer et Samuel FullerJe suis très émue d'interviewer le plus grand metteur en scène du monde... et j'ai oublié mes questions ») viennent faire un petit tour devant la caméra et l'on s'endort, saisit de torpeur, devant L'Avventura d'Antonioni...

Les Brigitte se voient confier par un professeur (Rohmer donc) un exposé sur la nocivité du cinéma américain. Elles abordent les passants pour les interroger sur la question et chacun expose sa théorie et - maladie des cinéphiles - sort sa listes des meilleurs réalisateurs (Hitchcock, Welles et Jerry Lewis sont les trois plus grands pour l'un tandis qu'un autre sort un immense listing pour vérifier que ces trois noms y apparaissent respectivement à la 321ème, 322ème et dernière place). Dans l'univers de Moullet, tout le monde est cinéphile, ça ne peut être autrement ! « Son dernier film est si merveilleux que j'ai pris treize pages de notes ! » déclare un de ces fous de cinéma qui rêverait de « mourir en projection »...

Prises par le virus du cinéma, les Brigitte se disputent avec ferveur sur Fuller un génie ! » déclare l'une, « un con ! » rétorque l'autre... Sadoul  ne l'ayant pas intégré dans son dictionnaire, elles n'arrivent pas à se départager) et ne vont plus au cinéma pour les câlins mais pour voir des films.

Jacques - le compagnon d'une des Brigitte - résume assez bien la philosophie de Moullet pour qui on ne devient pas cinéaste, on l'est. Cinéaste, c'est un pêché originel : « Le bon cinéaste vit sans vouloir faire de ciné... et en fait. Mais souvent, il n'en a pas l'idée, pas la force ou pas les moyens. » Aimer le cinéma c'est l'avoir en soi, partout, tout le temps. Selon Moullet, il est inutile - voir contre-productif - pour quelqu'un qui veut devenir cinéaste de suivre des études de cinéma ou de faire de l'assistanat car quand on est cinéaste (même si on s'ignore comme tel), dès que l'on fait quelque chose, on le fait en pensant cinéma.

Brigitte et Brigitte pose ainsi très clairement et avec humour les bases du cinéma de Luc Moullet, que ce soit en termes de philosophie de tournage, de ton, d'esprit. C'est un film de cinéphile fou qui sait rendre sa passion aussi accessible que contagieuse.


(1) Sauf indication contraire, les citations de Moullet sont extraites du livre d'entretien Notre Alpin quotidien (éditions Capricci) et du film L'Homme des roubines de Gérard Courant (proposé en bonus dans le coffret édité par Blaq Out).
(2) Moullet se livre avec son texte « Les Maoïstes du centre du cinéma » à une attaque en règle des budgets gonflés artificiellement (à lire dans Piges choisies, éditions Capricci)
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En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 9 janvier 2014