Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Brancaleone s'en va-t-aux croisades

(Brancaleone alle Crociate)

L'histoire

En route pour la Terre Sainte, les compagnons de Brancaleone sont décimés par des barbares. Le Chevalier survit presque par miracle, mais rencontre la Faucheuse, qui lui annonce son futur trépas. Pour obtenir un salut incertain, Brancaleone sauve de la mort un bébé, qui s'avère être le fils d'un roi. Réunissant autour de lui une troupe d'improbables hères, il décide de ramener l'enfant à son père. En chemin, il rencontrera (entre autre) une sorcière, un dangereux rival, et deux prétendants-papes, qu'il devra aider à départager.

Analyse et critique

L’Armata Brancaleone avait été tourné en 1965 par Mario Monicelli, présenté au Festival de Cannes en mai 1966, puis couronné d’un succès public assez phénoménal en Italie, avec plusieurs millions de spectateurs et des recettes avoisinant les 2 milliards de lires. La Titanus ne tarda donc pas à solliciter les auteurs du film (Age et Scarpelli à l’écriture, Monicelli derrière la caméra, et Vittorio Gassmann devant) pour la production d’une suite, idée à laquelle le cinéaste resta longtemps réticent. Finalement, trois ans plus tard, le chevalier Brancaleone reprit ses aventures très exactement là où le film initial l’avait abandonné : à cheval sur son destrier canari, en route vers la Terre Sainte dans le sillage d’un prophète un peu illuminé.

La réussite du premier opus avait reposé sur la conjonction de plusieurs éléments : Gassmann, avant toute chose, lequel transformait alors à peu près tout ce qu’il touchait en succès, et qui excellait particulièrement dans ce registre de matamore gouailleur, n’ayant de cesse de se fourrer dans des situations rocambolesques et inextricables. Le travail d’écriture d’Age et Scarpelli, ensuite, qui, non content d’imaginer un tel enchaînement de péripéties aussi improbable que drôlatique, s’étaient livrés à une forme d’orfèvrerie dialectale quasi-imperceptible, en inventant littéralement un langage propre au film. N’oublions pas également la direction artistique, baroque et colorée, qui – malgré le faible budget – voyait les décors les plus spectaculaires (1) s’emplir de costumes souvent stupéfiants. Mais, au-delà de tout ça, l’un des aspects les plus accomplis du film (et qui demeure aujourd’hui l’une de ses plus fascinantes forces) était l’écho étonnant qu’il opérait entre sa profonde loufoquerie (à la limite parfois du registre absurde) et le soin de sa représentation du Moyen-Âge, qui s’éloignait des représentations archétypales nées aux XIXème ou XXème siècle, pour toucher à une forme de vérisme des mœurs ou des mentalités (2). Le second opus, Brancaleone alle crociate, se cramponne sur cette base solide… et pousse très légèrement les curseurs : certains spectateurs, amateurs du premier épisode, trouveront qu’il y a redite, tandis que d’autres s’ébahiront de la manière dont le film parvient à améliorer encore certains des plus belles qualités de son prédécesseur. Quant à ceux qui, ignorant le film initial, découvriraient l’univers de Brancaleone avec ce film, eh bien… ils risquent tout simplement de ne pas s’en remettre.

Refaisons d’abord connaissance avec le personnage de Brancaleone, fier-à-bras convaincu qu’il accomplit un grand destin chevaleresque et dont la principale caractéristique est probablement cette capacité à rater, non sans panache, tout ce qu’il entreprend. Il y a, dans l’histoire de la comédie italienne, et en particulier dans le travail d’Age et Scarpelli, une grande ligne de force à identifier dans la manière dont des personnages échafaudent des plans sophistiqués qui plantent lamentablement : citons comme exemples les plus fameux la fine équipe du Pigeon qui vise un butin et qui ne récupère qu’un plat de pâtes aux pois chiches ; le baron Cefalu qui cherche à tuer sa femme dans Divorce à l’italienne ; ou encore les putschistes fascistes de Nous voulons les colonels... Indéniablement, Brancaleone est leur grand-ancêtre médiéval : il désire la richesse, les terres, l’amour courtois, l’honneur et la gloire, et ne recueille que la frustration, l’humiliation et les coups. Et il fallait bien le tempérament de Vittorio Gassmann (3) pour faire évoluer, dans une performance assez hilarante, son personnage d’histrion emperruqué sur le fil constant du rasoir entre le grandiose et le pathétique : on ne saurait résister, par exemple, au mélange tortillant de courage navrant et de dignité grotesque qu’il exprime lorsqu’il est contraint de marcher sur le chemin de braises.

Autour de lui gravite une galerie de personnages saugrenus, à l’origine de situations comiques souvent irrésistibles : citons ce pénitent masochiste qui, pour expier ses pêchés, s’inflige les pires douleurs en riant ; un mercenaire germanique enclin à la traîtrise ; un chevalier cruel portant un casque ailé ; un lépreux muet, couvert d’un drap, qui ne s’exprime que par le biais des clochettes qu’il porte aux chevilles ou encore le nain vachard qui est le seul à le comprendre car il revient « du pays des cloches »… On pourrait continuer le catalogue des extravagances qui parsèment ce film réjouissant comme peu, mais on voudrait s’attarder sur le personnage qui représente, à nos yeux, la plus grande plus-value de ce second épisode par rapport au premier : l’intrigante Tiburzia incarnée par Stefania Sandrelli, comédienne superbe un peu mésestimée dans la mesure où, pendant plus d’une décennie, elle aura été de quelques uns des plus remarquables sommets de la comédie italienne (Divorce à l'italienne, Séduite et abandonnée, Alfredo, Alfredo, Un vrai crime d’amour, Nous nous sommes tant aimés !, La Terrasse, excusez du peu…). La vertu de Catherine Spaak, les atouts de Maria Grazia Buccella ou la dangerosité de Barbara Steele représentaient quelques unes des plus inoubliables étapes féminines du parcours de Brancaleone dans le premier épisode, et – sans en révéler trop – il est difficile de passer outre la présence de Beba Loncar dans ce deuxième opus, mais Stefania Sandrelli apporte ici infiniment plus que son seul (et néanmoins difficilement contestable) pouvoir séduction, sur au moins deux dimensions : le premier aspect est émotionnel, et on ne peut pas dire que ce soit par ailleurs le point fort de films qui opèrent volontiers dans un registre outrancier voire parodique (4). Et pourtant, Stefania Sandrelli parvient à composer un drôle de personnage, principalement par la force de son regard : observant Brancaleone dans ses excès et ses fanfaronnades, elle demeure en retrait, se retenant d’intervenir, et tout son drame est de ne pas être davantage considérée par celui qu’elle admire. Se compose ainsi par petites touches un beau second rôle d’amoureuse négligée, à la moue boudeuse, qui tait sa passion et en souffre. Dans la dernière partie du film, elle qui ne rêvait que de s’offrir à Brancaleone trouvera une opportunité inattendue de le faire, et le personnage de trouver une place à part dans notre petit panthéon personnel des plus touchantes petites héroïnes tragiques.

Mais ce qui, par ailleurs, rend le personnage pour le moins inédit, c’est que la belle jalouse est une sorcière, et possède en conséquent des pouvoirs magiques lui permettant d’influer sur les choses. Elle le fait parcimonieusement tout au long du film, mais l’une des manifestations de sa magie débouche sur une scène d’une puissance absolument incroyable, une séquence de celles dont on se demande comment et pourquoi elles ne figurent pas dans les anthologies (le fait que le film soit si peu connu dans nos contrées étant un début d’explication…). Au risque de tomber dans le registre hyperbolique, disons-le : il existe bien peu de scènes dans toute l’histoire du cinéma qui nous aient à ce point laissé dans un état de stupéfaction. Sans déflorer la séquence (dite « de l’arbre aux pendus »), disons qu’il s’agit d’une parenthèse d’une grande gravité dans un film majoritairement léger, et que le contraste, en lui-même, est saisissant. Mais plus encore, la scène ouvre les perspectives (historiques, religieuses, métaphysiques…) d’un film qui, derrière son apparence potache et désinvolte, tient en réalité du conte philosophique. On pensait être chez Rabelais, et on réalise alors qu’on est aussi chez Voltaire.

L’évocation des influences littéraires n’est pas anecdotique – en tout cas, elle l’est moins que le jeu des références cinématographiques auquel invite par exemple la citation, transparente, du Septième sceau d’Ingmar Bergman : malgré ses qualités visuelles, le film s’inscrit davantage dans une tradition de lettres (on a déjà évoqué le travail dialectal, vivace dès le premier opus), et le dernier tiers du film est, à cet égard, une véritable profession de foi. Subitement, sans autre raison apparente que la beauté du (ou de la chanson de) geste, les personnages se mettent en effet à s’exprimer en vers. En octosyllabes, pour être précis, dans une langue là-aussi fabuleuse, qui mêle italien et patois sicilien, et la musicalité incroyable de ce choix renforce l’intérêt d’une dernière partie qui, sans cela, était à deux doigts de faiblir (les enjeux dramatiques étant alors plutôt légers). L’idée est assez inexplicable, franchement même un peu dingue, mais elle est simplement géniale.

Malgré son phénoménal succès transalpin, L’Armée Brancaleone ne sortit jamais dans les salles françaises (et demeure, au moment où nous écrivons, inédit sous support numérique). Quant à la suite qui nous préoccupe ici, elle ne fut présentée en France que sept ans après sa réalisation, au festival de Chamrousse 1977 (où elle obtint d’ailleurs le Grand Prix). Il serait temps que l’on considère enfin à leur juste valeur ces deux films : pas uniquement comme des curiosités de la comédie italienne, mais comme des fables philosophiques, dérisoires donc profondes, gorgées de liberté, d’audace, de fulgurances et de drôlerie, véhiculant modestement leur morale de droiture et de tolérance. En espérant même que, dans quelques siècles, on finisse par étudier Brancaleone comme on appréhende aujourd’hui Don Quichotte ou Candide. Rien de moins.

(1) Dans le second épisode, les amateurs de ruines antiques apprécieront l'utilisation des décors "naturels" de Canale Monterano (avec son aqueduc brisé, ci-dessous à gauche) ou d'Ostie (ci-dessous à droite), même si l'essentiel du film a été tourné en Algérie.
(2) « Nous voulions démystifier le Moyen Âge, celui qu’on enseigne dans les écoles, avec ses paladins, ses chevaliers, ses pucelles, tout ce ballet de gens raffinés qui est non seulement invraisemblable mais historiquement faux. Le Moyen Âge a été une époque barbare, obscurantiste, cruelle et misérable » : Mario Monicelli dans Cinéma n°230 (février 1978). Depuis, le film a été salué par de nombreux historiens, qui le considèrent comme l’une des plus réalistes représentations cinématographiques du Moyen-Âge, ce qui pourrait a priori surprendre dans la mesure où le récit, de son côté, n’hésite pas à faire dans le fantaisiste, voire le surnaturel.
(3) Même si c'est initialement Alberto Sordi qui avait été approché, avant le premier épisode, pour incarner le Chevalier
(4) Il nous semble d’ailleurs que L’Armée Brancaleone et sa suite ont ouvert une brèche dans laquelle les Monty Python se sont ensuite volontiers engouffrés, et de simples coïncidences peuvent difficilement suffire pour expliquer les similitudes qui peuvent exister entre Sacré Graal et les deux films de Mario Monicelli (les prêcheurs, la scène du passage du pont, les combats à l’épée, les intermèdes animés...)

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 7 avril 2017