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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bons baisers de Russie

(From Russia with love)

L'histoire

Le MI6 reçoit un message d'une secrétaire russe du consulat soviétique à Istanbul, Tatiana Romanova, qui leur propose de leur apporter une machine de déchiffrement "top secret" appelée Lektor, à condition qu'on l'aide à fuir à l'Ouest. En réalité, elle a été engagée sans le savoir par Rosa Klebb, membre important du SPECTRE et ancien colonel du KGB, afin d'éliminer James Bond, qui est la cause de la chute d'un de leurs meilleurs éléments, le docteur No. La nouvelle mission de James Bond s’annonce bien plus complexe et dangereuse que la précédente...

Analyse et critique


Battre le fer tant qu’il est chaud

La sortie de Dr. No a provoqué de nombreux remous au box-office, et le succès du film ne se dément pas malgré les semaines qui passent. Il s’intensifiera même avec la sortie des films suivants. La préparation d’une nouvelle aventure de l’agent secret 007 ne fait alors plus aucun doute pour les producteurs Harry Saltzman et Albert R. Broccoli. Par ailleurs, le contrat de Sean Connery le lie au personnage pour cinq années, de 1962 à 1967. Or, l’acteur s’affirme d’emblée comme l’incarnation parfaite du personnage dans l’esprit du public, il faut donc l’utiliser le plus possible afin d’enchainer les films de la série avec lui. Il n’est pas encore certain que James Bond donne lieu à une saga durable (1), mais il faut en tout cas profiter au maximum du succès bondien qui débute sous les meilleurs auspices. Pour l’heure donc, Connery s’amuse énormément dans ce rôle visiblement taillé sur mesure pour lui, d’autant que le personnage lui ouvre des horizons inespérés. Il va en effet rapidement tourner de grands films, sous la direction de certains des meilleurs metteurs en scène de l’époque. (2) En outre, s’il fut payé la fort modique somme de 20 000 dollars pour le premier film, il s’apprête à toucher 250 000 dollars pour le suivant, faisant enfin de lui un homme riche et un acteur relativement cher. Quant à Ian Fleming, il est ravi du résultat obtenu jusque-là, louant les mérites de Sean Connery, avouant à qui veut l’entendre qu’il n’aurait pu imaginer meilleure interprétation pour son héros. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, il ne reste plus qu’à choisir le roman à adapter pour ce deuxième James Bond. Le choix des producteurs se portera presque immédiatement sur Bons baisers de Russie, probablement le roman le plus populaire écrit par Fleming. A cela deux raisons : la déclaration désormais bien connue du président Kennedy (alors extrêmement populaire dans le monde occidental) qui avait cité le livre parmi ses dix préférés ; ensuite le fait que le roman s’était depuis littéralement arraché dans les librairies, confirmant toujours plus son statut de best-seller.

Le roman s’avère bien plus audacieux, rythmiquement parlant, que Dr. No. Un vrai thriller, ambitieux, aux personnages typés et aux nombreux rebondissements. Conçu comme une fuite en avant, le récit offre un écrin original et très séduisant pour le personnage de James Bond au cinéma. Et afin de procurer à leur héros une popularité plus affirmée encore, les producteurs n’hésitent pas à faire baser le scénario sur tout autre chose qu’une menace communiste. (3) Si dans Dr. No l’histoire se concentrait sur une organisation secrète (le SPECTRE) capable de terroriser l’Ouest, Bons baisers de Russie mettra en scène cette même organisation cette fois-ci face aux deux superpuissances, le bloc de l’Ouest comme celui de l’Est. En faisant du SPECTRE la vraie menace mondiale au sein de la guerre froide, Saltzman et Broccoli apaisent le public alors très inquiet de la possibilité d'une troisième guerre mondiale contre l’URSS. L’affaire de Cuba (4) est encore dans toutes les consciences, et Bons baisers de Russie décide de prendre cet état de fait à contrepied, comme une sorte de militantisme pour la paix dans le monde, et dont l’agent secret britannique serait le garde-fou, le dernier rempart, le héros universel.

La confection de Bons baisers de Russie ne sera cependant pas de tout repos, confirmant à partir de cette époque la difficulté de tourner des productions nanties d’importantes scènes d’action et d’une ambition dépaysante dépassant les frontières géographiques de l’Europe. Au début des années 1960, voyager d’un pays à l’autre n’est pas encore rentré dans les mœurs, la mondialisation ne rencontrant pas les effets qu’elle peut connaître aujourd’hui depuis les années 1990. Tourner sur plusieurs pays, faire voyager le personnage posent toute série de problèmes logistiques. A l’inverse, le public est fasciné : il voyage durant deux heures pour le prix d’une place de cinéma (alors peu chère), quitte son quotidien le temps d’une séance dans une salle obscure, et savoure les pays traversés en même temps que l’agent secret. Il s’agit d’un aspect alors crucial dans le succès de la saga, aspect dorénavant bien moins important dans notre société des années 2010 où voyager aux quatre coins de la planète est devenu simple, accessible, presque banal.

Doté d’un budget de 2,5 millions de dollars (5), soit le double de Dr. No, ce nouvel épisode présentera un tournage bien plus difficile à gérer. Ambitieux sur le papier, le film n’a pour autant pas les moyens d’être confortable, il ne s’agit pas encore d’une grosse production même si l’équipe semble ne manquer de rien. Il faut de l’astuce et de l’imagination pour faire de Bons baisers de Russie un vrai choc visuel et esthétique, tout comme Dr. No, et c’est donc tout naturellement que Terence Young reprend la mise en scène une nouvelle fois. Le premier tour de manivelle est donné le 1er avril 1963, alors que Dr. No n’est même pas encore sorti aux USA, et se déroulera jusqu’au 23 août de la même année, traversant l’Ecosse, l’Irlande et la Turquie, tout en revenant aux studios de Pinewood pour les scènes en décors construits. Une seconde équipe a pu également travailler en Italie et en Espagne, sans oublier de tourner quelques plans à Venise, entre autres pour les transparences présentes dans la dernière scène du film. Les nombreuses séquences d’action nécessitent énormément de préparation, surtout pour la fameuse scène en hélicoptère et de la poursuite en hors-bords. Les équipes enchainent sur cette dernière près de 13 heures de tournage en moyenne pour à peine 30 secondes d’images utilisables. Le film possède plus de pyrotechnie que le précédent, Sean Connery doit assurer davantage de scènes physiques, et Terence Young va même jusqu’à subir un accident quand son hélicoptère s’écrase dans l’océan durant le tournage de la poursuite en bateaux. Plus de peur que de mal, et malgré quelques blessures, le tournage est finalement bouclé dans les temps. Toute la difficulté du film a été de gérer des dépenses mesurées, quoique conséquentes, autour d’un film conçu comme un divertissement prestigieux. Plus que Dr. No, Bons baisers de Russie conforte l’univers luxueux et populaire entretenu par l’identité bondienne.

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Le plus Hitchcockien des James Bond


Dès la première demi-heure, il ne fait aucun doute que Bons baisers de Russie est un net cran au-dessus de son prédécesseur. Tout aussi bien filmé, mais mieux monté. Tout aussi exotique, mais plus palpitant. Tout aussi magique, mais plus cadencé. Le Bond cuvée 63 est une réussite sur toute la ligne, éliminant les quelques maladresses de style présentes dans l’excellent Dr. No, prolongeant le concept de la série en la conduisant cette fois-ci au contact de l’action pure, tout en faisant reposer sa structure sur un scénario parfait de bout en bout. Un concept hitchcockien de course poursuite scrupuleusement organisée dès lors que l’intrigue démarre. Plus froid, plus sombre, plus dur, avec ses couleurs moins appuyées et sa photographique volontairement plus réaliste, Bons baisers de Russie est un thriller d’espionnage très haut de gamme, concrètement divisé en deux parties : une première mettant en place l’intrigue et les personnages, nimbant l’ensemble de lieux élégants et de mystères à éclaircir, puis une seconde, à partie de la traversée dans l’Orient-Express, entièrement dévolue à la résolution des énigmes et à l’action effrénée. La réalisation de Young est précise, très intelligente et témoigne spontanément d'une grande efficacité. Le cinéaste présente toujours ses personnages d’une manière incongrue et parvient à entretenir leur caractère par de simples procédés de mise en scène. Il faut à tout prix mesurer avec quelle remarquable inventivité il présente peu à peu le personnage de Red Grant, tueur redoutable accroché aux talons de James Bond, cette façon de filmer un Robert Shaw toute en force contenue, une ombre silencieuse, toujours plus dangereuse et plus inquiétante. Déjà responsable du montage sur le précédent film, Peter Hunt fait cette fois-ci beaucoup mieux, et l’on peut sans aucun doute juger que son travail fait partie intégrante de la réussite majeure que constitue ce Bons baisers de Russie sec, sans fioritures, très brutal, voire carrément millimétré dans la conception de chaque scène. L’élégance et le point de vue toujours renouvelé de Young combiné à la rigueur permanente de Hunt procurent à cet opus un cachet visuel époustouflant et une narration de premier ordre.

Cet ensemble technique rend merveilleusement compte de la solidité du scénario en général. Bien plus percutante que sur Dr. No, la diégèse ne laisse aucun répit au spectateur, et il est intéressant de remarquer qu’à la tranquillité du premier film répondent la tension et la nervosité du deuxième. La mission de notre agent préféré est de rencontrer une charmante secrétaire russe du consulat d’Istanbul prétendant pouvoir donner au MI6 (6) un exemplaire d’une machine de déchiffrement appelée Lektor, tout cela à condition qu’on l’aide à fuir vers l’Ouest. Engagée par Rosa Klebb dont elle ignore qu’elle fait partie de l’organisation SPECTRE, elle représente en réalité un piège tendu à 007 afin de le tuer et de récupérer le Lektor. Jugeant l'agent britannique a fortori responsable de la mort d’un membre important du SPECTRE (le docteur No), l’organisation désire se venger autant qu’assouvir un autre de ses desseins d’extorsion et de domination. Conçue comme la suite directe de l’opus précédent, (7) Bons baisers de Russie sera donc un James Bond rutilant, basé sur la vitesse et la continuelle extraction des pièges mortels posés sur le chemin de Bond. Elément plutôt amusant, chez Fleming Dr. No était en réalité la suite de Bons baisers de Russie. En plus de prendre de très considérables libertés avec le matériau d’origine, les producteurs décident donc eux-mêmes de l’ordre qu’ils désirent adopter au fil de la série, faisant s’émanciper toujours un peu plus leur œuvre de ses origines littéraires.


L’identité bondienne s’affirme toujours un peu plus grâce à la combinaison désormais établie des motifs de la saga, mais associés à de nouveaux codes. Ainsi le canon de Binder n’ouvre-t-il plus le générique, mais un pré-générique. La fameuse séquence pré-générique, constituée d’action et de rebondissements devant donner le tempo au récit à venir. Parfois en rapport direct avec le reste du film, parfois constitué comme un segment tout à fait autonome vis-à-vis du reste, le pré-générique endosse la lourde responsabilité de présenter le film, une partie de sa tonalité, et surtout d’embarquer le spectateur in medias res, pour ensuite pouvoir construire l’intrigue avec sa pleine et entière attention. En invitant le public au sein du film de cette façon-là, ce dernier s’achète ses faveurs et son attrait dès la première minute. La séquence, plus ou moins courte (8), doit être la plupart du temps très impressionnante et compter de dangereuses péripéties, tout en étant suffisamment équilibrée afin de ne pas surpasser les scènes de bravoure qui suivront plus tard. Si Bons baisers de Russie ne met pas encore en avant la totale expressivité de ce type de prologue, il en pose néanmoins la matière première, à savoir une ouverture totalement inattendue et enthousiasmante. En pleine nuit, dans d’immenses jardins silencieux, Bond est traqué par un homme. Visiblement effrayé, Bond est finalement neutralisé et tué par l’individu en question. Bond est-il mort ? Evidemment, non. Des projecteurs s’allument, un masque est retiré du visage du cadavre. Le public comprend avec stupeur qu’il s’agissait d’un entrainement visant à un but mystérieux, mais qui à n’en pas douter doit avoir pour finalité la mort de l’agent 007. Le visage du tueur est celui de Robert Shaw, alias Red Grant, dont on connait désormais la mission. De cette séquence courte, ramassée, brillante (9), s’extrait l’une des marques fondamentales de la saga James Bond : faire parler les images pour donner du corps à l’intrigue et inciter le public à s’interroger. Jusqu’à l’américanisation un peu outrancière de la franchise, surtout survenue avec l’ère Daniel Craig, les James Bond savaient rendre les images très parlantes, quitte à en dire beaucoup en utilisant peu de temps. C’est là toute la finesse bondienne, et où l’intrigue passe autant par les mots que par les images (réalisation, montage : les fondamentaux du langage cinématographique), et qui apparait dans Bons baisers de Russie plus encore que dans Dr. No.


Autre élément capital, Desmond Llewelyn apparait enfin sous les traits du Major Boothroyd, alias Q (10). Il donne à James Bond sa première véritable série de gadgets à l’écran, une mallette multifonctions regorgeant de trouvailles ingénieuses (11) et qui lui sera très utile. Pour sa première apparition, Llewelyn est assez discret, présentant fort sobrement l’ensemble de la mallette. Parmi les visages connus du bureau des services secrets, nous retrouverons avec un évident plaisir les excellents Bernard Lee et Loïs Maxwell, respectivement dans les rôles de M et de Miss Moneypenny. Les échanges entre Bond et Moneypenny présentent une fois de plus une douce ambiguïté teintée d’humour. Le rôle de la James Bond girl en titre sera dévolu à la très séduisante Daniela Bianchi, moins sculpturale qu’Ursula Andress mais tout aussi belle. Elle remplit très bien son rôle, une Tatiana Romanova mélange de vulnérabilité et de douceur, et qui laisse tout loisir à Bond/Connery de pouvoir asseoir un peu plus son machisme très personnel. Le premier dialogue entre les deux est verbalement hyper sexué et jette définitivement les bases de dialogues qui seront à l’avenir souvent très croustillants envers les personnages féminins.

Bond est ici plus tendu qu’auparavant, il assassine plus froidement et ne laisse aucune place à la pitié. Il est également plus que jamais présenté comme ce dieu jouisseur entre tous, avec cette séquence de lutte entre les deux Gitanes bientôt tombées sous son charme et dont l’arbitrage phallocrate lui est laissé. (12) Son travail continue cependant d’occuper la place essentielle et centrale de son existence, et il n’hésite pas à faire preuve d’improvisation dans les situations les plus extrêmes. Il peut agir seul avec beaucoup d’aisance, mais sait aussi s’adapter en duo dès que l’occasion se présente. Son acolyte, le très élégant Kerim Bey, agent du MI6 établi à Istanbul, est un véritable avantage pour le film. La performance de Pedro Armendariz (13) lui assure une présence presque réconfortante, et fait du personnage un allié parmi les plus appréciés de l’univers bondien. La mort de Kerim Bey durcira l’attitude de Bond, visiblement touché par cette disparition. Seul, Bond donne malgré tout l’impression d’être légèrement plus vulnérable, car en terrain hostile et peu aidé par une femme dont les capacités d’action sont ici limitées.


Au-delà du n°1 du SPECTRE que l’on découvre la voix typée (14), assis de dos (dont l’identité est encore tenue secrète, entretenant ainsi le fantasme) et caressant un chat, les pires ennemis de James Bond sont ici l’agent Rosa Klebb et le tueur Red Grant. Klebb apparait sous les traits de l’excellente actrice Lotte Lenya qui en fait un personnage très antipathique et ambigu. Proche du lesbianisme (il suffit d'observer sa rencontre et son attitude avec la très innocente Tatiana), et surtout dominatrice, Klebb est une méchante comme on en a peu créé dans la saga toute entière. Une femme tout sauf attirante, mais diablement efficace et entièrement dévolue à son travail. Ses ressources psychologiques sont essentielles et lui permettent de tuer comme un homme, mais en utilisant une fourberie toute féminine. Ses échanges verbaux avec le n°1 sont intéressants, notamment à propos de la métaphore des poissons combattants. Enfin, sa tentative de meurtre sur Bond, armée au pied d’une chaussure à lame, reste l’une des scènes de suspense les plus célèbres de l’ère Connery. Mais on peut penser qu’elle est surpassée par le très redoutable Red Grant, agent surentrainé du SPECTRE. Longtemps muet, silencieux dans les gestes, il incarne un personnage marquant car avant tout physique. La mâchoire carrée et les épaules larges de Robert Shaw impressionnent et donnent au personnage l’allure d’un tueur décidé, l’égal antagoniste d’un James Bond. Mais considérer Grant comme le double maléfique de Bond serait commettre une belle erreur. C’est un professionnel qui ne jure que par sa mission, il ne donne aucun crédit au plaisir, et voue vraisemblablement un intérêt à l’argent puisque Bond parvient à le détourner quelques secondes vers les pièces d’or contenues dans sa mallette. Il n’a pas d’identité propre, si ce n’est celle d’un type discret, sorte de caméléon capable de s’adapter en toute circonstance. Son savoureux personnage mal dégrossi d’agent allié de Bond (avant que le masque ne tombe) donne une idée de son talent en la matière, même s’il ne trompe pas 007 très longtemps. Le choix de Robert Shaw relève de l’évidence, tant il imprime le film de son charisme, incarnant au passage un grand méchant de cinéma.



S’il surpasse son prédécesseur sur quasiment tous les plans (avec toutefois une très légère avance pour la beauté des décors de Dr. No), c’est bien grâce à l’action pure que Bons baisers de Russie élève le niveau de plusieurs degrés. Et autant dire que le film ne manque ni de belles scènes ni d’originalité. L’attaque du camp gitan est exemplaire, avec ses nombreux échanges de coups de feu et sa musique inoubliable, dominée par la présence d’un Red Grant spectral surveillant un James Bond engagé dans le conflit. Séance de tir en sniper, explosion à l’ambassade et enchainement des rebondissements tous azimuts, rien ne manque, et c’est pourtant loin d’être terminé. Trois séquences d’anthologie viennent ponctuer le film. Tout d’abord, l’une des plus belles bagarres de l’histoire du cinéma entre James Bond et Red Grant. La série commence à donner son empreinte sur le cinéma d’action, avec là encore des motifs bien à elle. A quelques exceptions près, les bagarres seront toujours des monuments en soi au fil de la saga (15) de par leur conception privilégiant la chorégraphie, la crédibilité, l’espace et le mouvement des corps. En à peine deux minutes, Bons baisers de Russie offre un modèle du genre, au montage exceptionnel et aux idées singulières. Deux minutes de bruit et de fureur, de violence bouillonnante, de coups portés avec la rage de deux hommes cherchant à s’entretuer. Sean Connery et Robert Shaw donnent tout ce qu’ils ont pour réussir la plus parfaite séquence qui soit, jusqu’au timing, rigoureux, maîtrisé, irréprochable. Bond finira par étrangler Grant avec sa propre arme, un fil métallique tiré de sa montre, gadget perfide mais déjà mythique et qui fait toute la douleur et le tranchant de cette fin de séquence. Celle-ci, tout comme la scène de douche de Psychose ou la poursuite en voitures de To Live and Die in L.A., mérite de figurer au programme de n’importe quel cours sur le cinéma et son langage. S’ensuit une surprenante scène de course poursuite entre 007 et un hélicoptère tentant de le tuer. Proche de La Mort aux trousses, mais basé à l’inverse sur un montage frénétique et une grande vitesse, l’instant oppose la minutieuse préparation hitchcockienne et son silence pesant à la débrouillardise constante de Terence Young et sa frénésie. Stupéfiant, mais bien moins que cette très musclée poursuite en hors-bords, la première d’une série de réussites spectaculaires dans le genre au sein de la franchise. Si sa conception globale reste simple, le montage donne à voir une belle et intelligente séquence avec un final pyrotechnique de tout premier ordre. Le récit n’a plus qu’à se terminer sur un dernier moment de suspense à Venise (007 contre Rosa Klebb) pour que la joie du spectateur soit complète.

Bien entendu, la réussite d’un Bond-film passe par sa bande originale. La bonne idée consiste à avoir confié le travail à John Barry, l’un des grands musiciens de l’histoire du cinéma. Son goût pour la symphonie étourdissante, les compositions complexes et sa facilité à s’adapter aux différentes époques en feront une force essentielle de la série. Il sera toutefois régulièrement remplacé par d’autres musiciens qui donneront le meilleur d’eux-mêmes. Pour l’heure, la bande originale de Bons baisers de Russie n’est pas encore le chef-d’œuvre musical que Barry va plusieurs fois livrer ultérieurement, mais confirme largement l’importance que les producteurs donnent à la musique dans leurs films. Souvent généreux, le score donne davantage de relief aux scènes de bravoure, notamment dans l’utilisation d’un thème secondaire que Barry a créé pour le film, le fameux 007 Theme. (16) Très différent du James Bond Theme, très aérien dans ce qu’il donne à ressentir, cette composition soulève un véritable enthousiasme dès que les premières mesures se font entendre. L’attaque du camp gitan et la récupération du Lektor à l’ambassade y gagnent énormément à son contact. L’enveloppe puissante de Barry participe à la noirceur du film, et à son atmosphère bien plus pesante que celle de Dr. No, autant qu’à son rythme et à sa fraicheur. Quant à la chanson du film (From Russia with Love), elle est très entrainante, chantée dans un style crooner par Matt Monro. Le morceau ne sera par contre présent que sous sa forme instrumentale durant le très beau générique de Robert Brownjohn, bien plus proche du ton qui sera celui des génériques de la série : érotique, inventif (la projection éclairée des crédits sur les différentes parties du corps d’une danseuse orientale) et superbement préparé. Le style reste minimaliste mais préfigure les très créatives évolutions prochaines, bien davantage que l’aimable générique de Dr. No.

Si ce n’est une Jamaïque plus accueillante dans Dr. No, James Bond revient dans une deuxième aventure plus forte et plus audacieuse que la première, et cela sur tous les plans artistiques. Bons baisers de Russie est un remarquable thriller d’espionnage et d’action dominé par un Sean Connery naturellement à l’aise dans la peau de James Bond. Un petit chef-d’œuvre qui se verra pourtant rapidement surclassé par son successeur. A la fin du film, il est écrit au générique que James Bond reviendra dans Goldfinger… Il reviendra en effet, et dans la force d’une ascension nouvelle, plus fort que jamais.

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Promotion, sortie, réception : Bond en chiffres et en dollars

La sortie de Bons baisers de Russie est habilement préparée, bénéficiant de l’excellent bouche à oreille autour de Dr. No. Certaines affiches semblent retenir le style de celles du premier épisode, en ajoutant cependant plus de détails et en axant parfois le visuel sur le caractère plus explosif et plus violent de cette deuxième aventure. D’autres jouent principalement sur un collage plus austère et très convaincant de scènes du film, sans oublier des slogans plus accrocheurs. Les bandes-annonces préviennent : James Bond est de retour, et vous n’avez encore rien vu ! Le film déboule sur les écrans britanniques le 10 octobre 1963, soit un an presque jour pour jour après Dr. No. L’effet est quasi immédiat, les foules se précipitent, le phénomène prend de l’ampleur. Saltzman et Broccoli ont bien entendu compris que le succès devait à l’époque également à tout prix passer par les USA, afin que le film prenne plus d’ampleur à l’international. Bons baisers de Russie va heureusement très bien y fonctionner, remportant un très gros succès avec 24,7 millions de dollars de recettes. Supérieur au premier film, ce succès sera consolidé grâce à la sortie des opus suivants qui vont libérer le phénomène de toutes ses forces, Goldfinger et Opération Tonnerre. En Europe, le public est évidemment conquis, avec encore notamment 8 000 000 de spectateurs en Allemagne. Dès sa sortie le 30 juillet 1964 en France, le public hexagonal n’est pas en reste et stoppe son chiffre à 5 623 926 entrées et une 3ème place au box-office de l’année. Là encore aidé par les performances sismiques des opus suivants, le film est parvenu à plafonner très haut, plus haut encore que Dr. No, avec un total très impressionnant de 78,9 millions de dollars de recettes mondiales. (17) L’explosion est proche, James Bond ne connait aucun adversaire à sa taille et la route est dégagée. Bons baisers de Russie est un triomphe, mais cela ne fait que commencer.

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(1) Harry Saltzman avait déclaré plus tard : « Ce n’est qu’après le succès de Bons baisers de Russie que nous avons véritablement compris que nous avions une mine d’or entre les mains. »

(2) Sean Connery va rapidement confirmer son goût pour les films difficiles et souvent brillants, grâce notamment à une véritable exigence très marquée au fur et à mesure de sa filmographie, et cela surtout dans les années 1960-70. Il tournera avec Alfred Hitchcock (Pas de printemps pour Marnie en 1963), Sidney Lumet (La Colline des hommes perdus en 1965, Le Gang Anderson en 1971, The Offence en 1972…), Martin Ritt (Traître sur commande en 1970), Roald Amundsen (La Tente rouge en 1971), John Huston (L’Homme qui voulut être roi en 1975), Richard Attenborough (Un pont trop loin en 1977), Michael Crichton (La Grande attaque du train d’or en 1979)…

(3) Les romans de Ian Fleming mettent en scène l’ennemi communiste, incarné par les services secrets soviétiques : le SMERSH. Celui-ci sera remplacé par une organisation apatride de terrorisme mondial contre toute idéologie particulière : le SPECTRE.

(4) Voir la chronique de James Bond contre Dr. No.

(5) La totalité des données financières présentes sur cette page est tirée des sources officielles de la MGM et de la United Artists.

(6) Le MI6 est la section dans laquelle travaille James Bond en tant qu’agent secret.

(7) Un cas unique dans la saga, jusqu’à l’arrivée de la période Daniel Craig et de la forte teneur diégétique unissant Casino Royale, Quantum of Solace et Skyfall.

(8) La séquence pré-générique possède une durée limitée, mais variable : une durée de 2 ou 3 minutes (Bons baisers de Russie), mais très inégale selon les films (jusqu’à environ 15 minutes pour Le Monde ne suffit pas).

(9) Pour des raisons budgétaires, la séquence en question fut tournée dans les jardins du restaurant des studios de Pinewood.

(10) Desmond Llewelyn a interprété le rôle de Q durant tous les films de la saga, de Bons baisers de Russie en 1963 au Monde ne suffit pas en 1999, exception faite de Vivre et laisser mourir en 1973 (où son personnage n’apparait pas). Il figure donc au générique de 17 des 23 films officiels.

(11) La mallette-gadget contient un fusil à lunette escamotable, un couteau, deux séries de pièces d’or et une serrure piégée (libérant le cas échéant un puissant fumigène).

(12) L’une des deux Gitanes n’est autre que la superbe Martine Beswick, l’une des rares actrices à avoir pu jouer dans deux James Bond, le second étant Opération Tonnerre en 1965 dans lequel elle incarnera un agent de terrain épaulant Bond à l’occasion et répondant au nom de Paula.

(13) Acteur hollywoodien apparu entre autres dans des réalisations de John Ford, Pedro Armendariz trouve en Kerim Bey l’un de ses plus mémorables rôles, ainsi que son dernier. Malheureusement atteint d’un cancer en stade avancé, il tourne alors l’intégralité de ses scènes dans un calendrier de tournage bouleversé. Il se suicidera quelques semaines avant la sortie du film.

(14) Ernst Stavro Blofled, qui n’est encore ici connu que sous le nom de "n°1", et pour le moment de façon détournée, est interprété par Anthony Dawson, l’acteur qui incarnait le professeur Dent dans Dr. No. Il jouera encore n°1 dans Opération Tonnerre, film dans lequel on ne découvre pas encore son identité. C’est l’acteur Eric Pohlmann qui lui prête sa voix si reconnaissable dans les deux films.

(15) A la manière, par exemple, des poursuites en voitures, en bateaux et en skis, ainsi que des fameuses cascades aériennes dont les James Bond sont en général si friands.

(16) John Barry utilisera le 007 Theme sur cinq films de la saga, en réorchestrant toujours le morceau en fonction du ton général du film et de la séquence choisie : Bons baisers de Russie (le thème original), Opération Tonnerre (plus martial), On ne vit que deux fois (plus aérien), Les Diamants sont éternels (plus léger) et Moonraker (plus lent, aux accents presque pachydermiques).

(17) En dollars constants, c'est-à-dire en recalculant le box-office du film au cours du dollar de l’année 2012, le film aurait rapporté 584,45 millions de dollars, soit autant qu’un blockbuster actuel. Calcul effectué par le Cost of Living Calculator de l’American Institute for Economic Research.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lisez l'éditorial consacré au 50ème anniversaire de James Bond

Par Julien Léonard - le 3 novembre 2012