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Critique de film
Le film
Affiche du film

Bonnie and Clyde

L'histoire

Pendant la "Grande crise" provoquée par la dépression boursière de 1929 et qui amène Roosevelt à la présidence, dans une rue d’un petit village du Texas, Bonnie Parker, une serveuse de bar (Faye Dunaway), fait la connaissance de Clyde Barrow, un repris de justice (Warren Beatty) : c’est le "coup de foudre" d’abord platonique. C’est aussi le début d’une odyssée meurtrière qui les entraîne à travers le Sud-Ouest des États-Unis, aux côtés de C.W. Moss, un jeune garagiste recruté comme chauffeur (Michael J. Pollard), de Buck Barrow, le frère de Clyde (Gene Hackman), et de son épouse Blanche (Estelle Parson). Le gang, après avoir ridiculisé le shérif Hamer (Denver Pyle), est harcelé puis décimé par la police. Le couple lui-même tombe dans un piège organisé par le shérif Hamer et finit haché par les balles des mitraillettes Thompson M1928.

Analyse et critique

Le film d’Arthur Penn remporta plusieurs Oscars et est l’un des plus célèbres de la seconde moitié du siècle dernier. Du point de vue plastique, c’est, avec The Miracle Worker (Miracle en Alabama, 1962), son chef-d’œuvre le plus authentique, et The Chase (La Poursuite impitoyable, 1965), inégal mais passionnant, son troisième grand film, le plus équilibré et le plus harmonieux des trois peut-être. Sa quête de la pureté morale, son éloge de la marginalité rédemptrice et romantique, son souci de l’humain se dissoudront quelque peu par la suite en effets formels toujours aussi brillants, certes, mais devenus glacés et pesants - Night Moves (La Fugue, 1975) et The Missouri Breaks (1976).

L’histoire véridique de Bonnie Parker et Clyde Barrow fut la source de nombreux films noirs américains, si nombreux que Robert Bookbinder croit même pouvoir écrire (Classics of the Gangster Film, Citadel Press-Secaucus, New Jersey, USA 1985, p. 221) qu’elle a été plus adaptée au cinéma par les producteurs que n’importe quelle autre biographie réelle de gangsters célèbres. Il en relève au moins une douzaine et son choix est d’ailleurs sujet à caution puisqu’il n’hésite pas à y inclure Gun Crazy (Le Démon des armes, 1950) de Joseph H. Lewis, qui est certes un chef-d’œuvre mais qui n’est définitivement pas une illustration de la vie de Bonnie et Clyde, même si le parcours des "héros" présente des similitudes, ou They Live by Night (Les Amants de la nuit, 1948) de Nicholas Ray, au sujet duquel les mêmes réserves peuvent être émises.

Si l’on veut vraiment un point de comparaison au film de Penn, il faut se tourner non pas vers son sujet mais vers son style. Car, sur le plan thématique, il n’est que de visionner The Bonnie Parker Story (1958) de William Witney produit par l’A.I.P pour comprendre la différence. La version de Witney est d’un réalisme "brut", sans recherches visuelles particulières mais au noir et blanc "documentaire", au montage nerveux et sec, au service d’une psychologie descriptive totalement neutre, ce qui la rend paradoxalement tout aussi efficace dans sa peinture des personnages que celle beaucoup plus fouillée et "profonde" mise en scène par Penn neuf ans plus tard. Du côté du sujet encore, Penn a certes vu et aimé le film de Lewis comme le signale Jacques Lourcelles (Dictionnaire du Cinéma - vol.3 : Les films, éd. Robert Laffont, coll. "Bouquins", Paris 1992, p. 163) à juste titre. Mais il semble que le film s’inscrive dans une vague de fond qui fait passer le film noir du stade "lyrique" et "documentaire" au stade "violence pure" et "psychopathologie", le tout agrémenté de critique "politico-sociale" évidente.

 En fait, le film de Penn ouvre la voie, stylistique celle-là, à Bloody Mama (1970) de Roger Corman auquel les critiques américains de l’époque, contrairement à ce que pense Stéphane Bourgoin (Roger Corman, éd. Edilig, coll. filmo Paris 1983, p.97), ont eu pleinement raison de le comparer, à The Grissom Gang (Pas d’orchidée pour Miss Blandish, 1971) de Robert Aldrich, à The Godfather (Le Parrain, 1972) de Francis Ford Coppola dont, soit dit en passant, Dean Tavoularis fut aussi le directeur artistique. Dans les trois cas (et l'on pourrait en citer d’autres dans les années 70-75), même volonté de dépeindre en profondeur les abysses au moyen des recherches formelles les plus raffinées. Même insistance des scénaristes à peindre la sexualité des personnages directement (aspect déjà présent dans la version de Witney, qui insistait sur la liberté de Bonnie dépeinte comme une mante religieuse supérieure à ses partenaires mais en faisait ainsi la "star" incontestable du récit, rompant l’équilibre novateur recherché par Penn), enfin même violence graphique exacerbée.

Bonnie and Clyde est à la croisée des chemins : son scénario a été revu par un script-doctor (Robert Towne effectivement crédité au générique, contrairement à ce qu’on peut lire parfois) qui fut l’idole de Hollywood jusque tard dans les années 80 et qui a la caractéristique de gérer au mieux l’accord précis de la réalité et du fantasme (la scène où Gene Wilder et Evans Evans sont enlevés par le gang et contraints de partager brièvement sa vie constitue une rupture de tonalité surprenante, le traitement onirique de la rencontre avec la mère de Bonnie, etc.). La photo "siegelienne" de Burnett Guffey est dynamitée par l’incroyable travail de montage qui procure les morceaux de bravoure les plus inattendus (morceaux de bravoure aujourd’hui intégrés par le moindre téléfilm qui se respecte, tel ce travelling qui passe sur des natures mortes de panneaux publicitaires et de coins de décor avant de révéler le père de Moss dans sa fonction de Juda, en train de discuter avec le Texas Ranger). Le responsable des effets spéciaux Danny Lee fut, nous rappelle Bookbinder (op. cit. supra), le créateur de la technique des impacts (télécommandés à distance au moyen de fils cachés reliés à de petits pétards dissimulés eux-mêmes sous les vêtements) pour la scène ahurissante du massacre final ; une technique sans cesse reprise par la suite (cf. la mort de Sonny dans Le Parrain par exemple, déchiré par le même calibre 45 ACP (11,43mm) et le même pistolet-mitrailleur Thompson M1928, dont la destination militaire initiale était appréciée des gangsters et de la police) mais qui provoqua la stupeur des spectateurs de l’époque par son effroyable réalisme. Les dialogues, enfin, sont éblouissants de vérité et révèlent fonctionnellement autant qu’ils en disent strictement.

Bonnie and Clyde n’est pas seulement annonciateur de styles et de temps futurs, il est aussi bien enraciné dans son présent. Conçu en pleine effervescence hippie, il rend hommage à cette culture aujourd’hui bien morte : critique de la société de consommation (l’épicier prêt à tuer pour éviter qu’on lui vole un "panier de la ménagère"), du système financier capitaliste (la première banque qu’attaque Clyde est en faillite et n’a plus d’argent) et de la désorganisation sociale qu’il engendre (les pauvres croisés sans cesse par le gang semblent être retournés à une sorte d’âge primitif qui évoque les pires nouvelles de Jack London), apologie du plaisir sexuel et de la jouissance hic et nunc, rejet d’une civilisation puritaine (c’est la fille d’un pasteur qui, une fois blessée aux yeux et donc aveugle, donne le renseignement permettant de monter le piège mortel au Ranger qui est une sorte de surmoi vengeur archaïque puis franchement diabolique) mentalement incohérente (le père de Moss). Hommage que l’on pourra juger tout de même atténué par le fait que les héros qui incarnent l’esprit du temps soient des criminels. Mais en 1967, la jeunesse américaine savait qu’elle pouvait éventuellement mourir au Viêt-Nam peu de temps après avoir fait l’amour pour la première fois : cette angoisse-là est présente dans la thématique originale de l’impuissance et de la révélation de l’amour physique in extremis. Impuissance d’ailleurs pas seulement sexuelle, mais encore à se projeter même socialement dans un avenir aussi chargé de possibilité de mort. L’érotisation de l’arme à feu (cf. la séquence d’ouverture) est une sorte de défense gratifiante dans un tel contexte...

Le film de Penn constitue enfin une critique du passé de Hollywood lui-même : le cinéma où se réfugient les trois premiers membres du gang, épuisés, apeurés et affamés, projette une comédie musicale de Busby Berkeley des années 30 où l’on montre des enfilades de figurantes danser artistiquement au pied d’une effigie monumentale du dollar ; Moss s’intéresse à un magazine car il suppose qu’on doit y parler de la dernière coiffure de Mirna Loy. La marginalité totale et tragique du gang n’est pas atténuée par cette sous-culture qu’elle croise : elle s’en nourrit, semble nous dire Penn. Bien d’autres enfonceront le clou, avec d’ailleurs la même ambiguïté fascinée. Car en niant le romantisme de l’époque et du milieu pour le transférer au couple (quasi adamique même s’il est en rupture de religion) de Bonnie et Clyde, Penn quitte un romantisme qu’il juge artificiel (le Hollywood des années 30 dans son auto-représentation) pour y substituer le sien, celui de son temps. Mais cette démarche, qui peut paraître non fondée intellectuellement, est portée par l’interprétation jusqu’à son point d’aboutissement le plus charnel.

C’est la force essentielle du film. Jamais Faye Dunaway ne retrouvera par la suite un rôle semblable (elle est sincère et sophistiquée, au sommet de sa beauté et de sa technique), ni Warren Beatty, supérieur ici à ce qu’il était déjà dans Splendor in the Grass (La Fièvre dans le sang, 1961) d’Elia Kazan. La direction d’acteurs est extraordinaire d’un bout à l’autre pour le moindre rôle. La moindre scène est ainsi inoubliable et gravée définitivement dans la mémoire de celui qui n’a vu le film ne serait-ce qu’une fois. En réalité, on peut douter que les personnages aient été tels qu’ils sont montrés (ils furent probablement plus proches de ceux rudement dépeints par Witney en 1958), mais la performance des acteurs est telle qu’on comprend qu’en Amérique comme en France (la chanson de Serge Gainsbourg en témoigne) elle ait engendré un tel amour du public et une telle identification ponctuelle.

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La fiche IMDb du film

Par Francis Moury - le 2 mars 2009