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Critique de film
Le film

Bonjour

(Ohayô)

L'histoire

Minoru et Isamu vivent avec leurs parents dans la banlieue de Tokyo. En rentrant de l'école, ils aiment à s'arrêter chez un voisin qui a la télévision pour regarder des matches de sumo. Leurs parents, mécontents, leur interdisent d'y retourner. Pour protester, Minoru et Isamu entament une grève de la parole, qui va provoquer par ricochet de nombreuses incompréhensions parmi les voisins…

Analyse et critique

Tourné un an avant Fin d’automne, Bonjour fait partie de l’ultime corpus thématique et formel du cinéaste Yasujiro Ozu. Pour certains, il s’agirait même de l’un de ses sommets, tant en terme d’épure dans le style que dans la simplicité apparente du sujet, confinant à un ascétisme particulièrement soutenu cernant l’espèce humaine autour d’un quotidien qui en dit peu et beaucoup à la fois. Le style Ozu est une fois de plus très marqué, par sa mise en scène refusant la moindre broderie esthétique et par son amour pour la description presque sensitive des petits riens qui composent la vie des gens (1). Bonjour, c’est l’histoire de gamins issus de la classe moyenne japonaise, habitant ces petites maisonnées qui se font face les unes aux autres, avec ces petits carrés de jardins répétitifs et ces espaces bien délimités. Exaspérés de ne pouvoir regarder la télévision chez un couple de voisins modernes (très américanisé), deux gosses, un pré-ado et son petit frère le suivant comme son ombre, finissent par se rebeller face à l’autorité parentale en faisant la grève de la parole.


Tout le pouvoir du récit tient finalement dans cette approche, originale et très naturelle, et qui met en évidence les différences qui peuvent exister entre les deux strates de la société : le monde des adultes, vain et pétri de formules verbales de circonstances (« Bonjour », « Il fait beau aujourd’hui », « Comment allez-vous ? »…), et le monde de l’enfance, encore libre et sans hypocrisie. Par cette action visible qui est de « tenir sa parole » en respect, évitant de fait la moindre remarque, les enfants du film redonnent en quelque-sorte sa véritable signification à un langage pourtant routinier et donc trop rebattu. Bien entendu, leur grève sans violence connait aussi ses limites, avec un langage supprimé ne permettant plus aux compréhensions habituelles de se manifester. On y retrouve dès lors des situations cocasses dans lesquelles les enfants ne parviennent plus à se faire comprendre, alors qu’il s’agit de choses pourtant simples. Bonjour parle du langage comme motif social obligatoire, un peu figé mais essentiel dans la vie de tous les jours, insistant notamment sur le fait que même les phrases les plus simples et anodines ont leur raison d’exister, par leur impact sur l’entourage, qu’il soit proche ou lointain. Malgré sa rigidité apparente, c’est la parole constamment en mouvement, celle qui ouvre les portes, élève un sourire avec ferveur, cache au contraire la vraie nature d’un comportement, fait ressortir une émotion, ou bien lui en enlève la saveur.


Le titre possède en lui toute la nature du film, un Bonjour qui s’ouvre au spectateur sur une note joviale et fraiche, mais aussi une formule d’amabilité éculée, maintes fois utilisée, sorte de phénomène social voué à débuter une journée dans n’importe quelle circonstance. Cette mention donne au film un élan d’enthousiasme et indique également sa tonalité, légère et douce, bien plus lumineuse que pour Fin d’automne, comme l’indique là encore la teneur du titre. Si le film possède un vigoureux intérêt dans tout ce qu’il projette de cinéma réaliste et ancré dans son époque, tout autant qu’universel dans le sens où bien des choses n’ont guère changé (beaucoup de spectateurs actuels y reconnaitront des situations bien connues de leur existence, avec ces broutilles et frivolités qui en composent pourtant l’importance), il ne doit cependant pas cacher sa nature de moment bénin, un brin quelconque. Mais en cela réside une grande part de l’intérêt de l’œuvre d’Ozu, dans cette propension à parler du vrai, du « aujourd’hui et maintenant » avec une très perspicace célérité. Il n’y a qu’à observer là ces femmes qui propagent des commérages incessants pour de vagues raisons dictées par un point de vue superficiel des choses, ou encore regarder ici ces hommes qui viennent boire un verre ou deux après le travail, accoudés au bar, avant de repartir pour leur foyer. Monsieur Tout le monde y croise madame Potin, échange un mot avec un autre monsieur Tout le monde, et retourne dans sa maison pareille à toute autre pour y faire la morale à ses enfants, deux adorables gamins déjà croisés quelque-part dans notre immeuble, notre rue, ou même notre travail. Ozu pose un regard plein d’amour sur ses personnages et sur son temps, ce qui ne l’empêche pas de démontrer la futilité de certaines choses, ou de pointer une modernité qu’il juge belle (la vie sociétale évolue) mais aussi inutile (les démarcheurs prêts à vendre n’importe quoi), voire grotesque (l’existence désormais probante de la télévision).


Le cinéaste en profite donc pour égratigner tendrement des tendances grossières, avec cette télévision clairement identifiée comme « abrutissant les masses », mais aussi et surtout cette fameuse parole qui veut tout dire et rien à l’inverse, mettant en scène ce traducteur sans travail, amoureux d’une jeune femme travailleuse et gentille. La dernière scène du film, située sur un quai de gare, met d’ailleurs les deux jeunes gens en scène avec un émoi que l’on retrouvera presque à l’identique durant Fin d’automne. Filmé de façon à ce que les personnages soient tournés vers l’horizon, ceux-ci échangent d’inutiles formules sur le beau temps qu’il fait. On y croise l’espoir et l’optimisme, sobres et sincères, contrairement à sa séquence gémellaire dans Fin d’automne (les deux jeunes femmes regardant un train s’éloigner en songeant au mariage de leurs amis), qui se veut plus désabusée, davantage tournée vers le fantasme et une légère forme de morosité. Reste que, dans l’ensemble, le film esquisse de jolis personnages, souvent attachants, et rassemble finalement les générations autour du compromis. Le père achètera une télévision afin de satisfaire ses deux garçons qui, dans le fond, le valent bien, tout en aidant un chômeur retraité qui a retrouvé du travail à bien amorcer le virage de son nouveau statut de vendeur ambulant. Les choses rentrent dans l’ordre, et la situation finale rejoint la situation initiale : les garçons, s’en allant vers l’école, s’amusent à produire des pets. Les uns font cela sur commande, tandis que l’un de leurs amis ne cesse de salir ses pantalons, l’obligeant à toujours revenir vers sa mère, la moue boudeuse et honteuse à la fois. La chose pourrait être vulgaire, mais avec Ozu il n’en n’est rien. Car même parmi ces gags douteux sur le papier, se dégage en fin de compte une humanité pour le moins « nature », poétique en dépit de tout.


Bonjour séduira selon les sensibilités, se posant çà et là sur les détails d’un quotidien vécu et qui n’a pas fini d’exister. On pourra trouver le film moins intéressant que Fleurs d’équinoxe, Fin d’automne ou Le goût du saké, sans doute plus forts quant aux sujets traités, mais on retrouvera pourtant en ce film la même acuité et la même intelligence innée que dans les autres. Un film magique ou simplement réaliste, et pourquoi pas les deux… D’une certaine manière, Bonjour ne dit pas grand-chose, et c’est déjà beaucoup.

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(1) Voir la chronique de Fin d’automne, dans laquelle une vision de la question du style et de la teneur fondamentale du cinéma d’Ozu à cette époque est exprimée de façon bien plus précise.

DANS LES SALLES

rétrospective ozu
carlotta / DATE DE SORTIE : 1er août 2018

Printemps tardif
Été précoce
Le Goût du riz au thé vert
Voyage à Tokyo
Printemps précoce
Crépuscule à Tokyo
Fleurs d’équinoxe
Bonjour
Fin d'automne
Le Goût du saké

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La fiche IMDb du film

Par Julien Léonard - le 8 mai 2014