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Critique de film
Le film
Affiche du film

Boccace 70

(Boccaccio '70)

L'histoire

La Tentation du Docteur Antonio

 Le très puritain docteur Antonio est un notable respecté, connu pour sa morale indéfectible et sa défense permanente de la vertu et des bonnes mœurs. Un jour, est installée sous ses fenêtres une gigantesque affiche publicitaire pour les bienfaits du lait sur laquelle apparaît une blonde plantureuse dans une pose lascive et provocante.

Le Travail

Jeune aristocrate oisif vivant aux dépens de son riche beau-père, le comte Ottavio se retrouve impliqué dans un scandale de mœurs. De retour chez lui, et pendant que ses avocats élaborent une stratégie de défense, Ottavio apprend que son épouse a désormais décidé, pour subvenir à leurs besoins financiers, de se mettre à travailler.

La Riffa


Zoé travaille dans un stand de tir pour un couple de forains avec lesquels elle vit dans une roulotte. Pour aider financièrement son amie enceinte, elle accepte de se donner au vainqueur de la tombola organisée par l’époux de celle-ci parallèlement à la loterie nationale. Et grâce aux appâts de Zoé, les billets se vendent très bien…


Renzo et Luciana

Renzo et Luciana s’aiment et travaillent pour la même entreprise : lui comme coursier, elle comme comptable. A cause d’une clause de leur contrat, ils doivent garder leur union secrète. Leur couple résistera-t-il à l’immensité de toutes les pressions professionnelles, familiales et sociales qu’ils doivent subir ?

Analyse et critique

Le projet de Boccace 70 est né de l’imagination de Cesare Zavattini, fameux scénariste ayant participé à l’impulsion du néo-réalisme italien (Sciuscià, Le Voleur de Bicyclette, Fabiola, Miracle à Milan, Umberto D…) et qui avait déjà sollicité quelques uns des plus grands noms du cinéma transalpin en 1953 pour L’Amour à la ville, l’un des premiers grands « films à épisodes ». Son ambition, assez considérable, était, avec l’aide du producteur Tonino Cervi, de réunir 10 cinéastes pour raconter 10 histoires différentes inspirées, au moins dans l’esprit, de Boccace, l’auteur du Décaméron (lequel sera adapté par Pasolini quelques années plus tard). Parfois considéré comme sinon le créateur, au moins le précurseur de la littérature en prose italienne, Giovanni Boccace fut un grand observateur des changements opérés dans l’Italie du XIVème siècle, rendu fameux pour son art de la satire moraliste et son insoumission. Grâce à son sens inné de la fable ou son style simple et direct, Boccace connut un grand succès populaire dans l’Italie médiévale - d’autant plus qu’il ne s’adressait pas aux élites en latin mais écrivait pour les foules en italien - qui lui permit d’affirmer symboliquement sa vision morale des choses, notamment en dissertant sur les relations hommes/femmes (1) ou en dénonçant les pratiques honteuses de certains membres du clergé. (2)

Evidemment, dans sa conception du projet, Cesare Zavattini n’envisageait pas tant une adaptation littérale de récits médiévaux souvent pour le moins obsolètes, mais une transposition dans une Italie des années 60 qui méritait à son tour d’être secouée. Ouvertement polémique, le film se construit donc dès le départ comme une charge collective contre les bien-pensants, et notamment les censeurs du cinéma italien qui sévissent alors vigoureusement. Le titre du projet fait d’ailleurs moins référence à sa démarche d’actualisation de Boccace (le projet date de 1961, pas des années 70) qu’à une anticipation des méfaits des censeurs : les auteurs s’attendaient à une interdiction et pensaient que celle-ci durerait jusqu’à 1970 au moins. Le titre est donc à prendre comme un manifeste revendicatif et provocateur : « dans l’Italie rétrograde qui est la nôtre, un tel film ne sera toléré que dans 8 ans » ! Le film sera en fait projeté au Festival de Cannes dès 1962, et si polémique il y aura bien, ce ne sera pas celle que les producteurs attendaient.

En effet, une fois que Carlo Ponti ait rejoint Tonino Cervi à la production, ils se rendirent compte que pour bien des raisons, Zavattini avait vu trop grand avec dix films. Ils se limitèrent donc à quatre, et contactèrent ainsi Federico Fellini, Luchino Visconti, Vittorio de Sica et Mario Monicelli, en leur donnant quasiment carte blanche. Toutefois, les cinéastes abusèrent de ces quartiers libres, et les producteurs se retrouvèrent ainsi avec 4 films approchant chacun l’heure, soit un film de plus de trois heures et demi au total. Ponti, pas le dernier à user des ciseaux, se résolut donc à supprimer l’un des films, et ce fut Renzo et Luciana, le film de Mario Monicelli, qui en fit les frais. Le cinéaste, furieux, intenta alors une action judiciaire pour faire valoir ses droits. (3) C’est ainsi que le 7 mai 1962, au Festival de Cannes, un huissier débarque pour interrompre au bout de quelques minutes la projection du film (présenté hors compétition) et en saisir la copie. Tandis que l’écrivain Mario Soldati, membre du jury, annonce sa démission par solidarité avec Monicelli, Carlo Ponti tente de justifier artistiquement la coupe d’un épisode jugé par son style et son esthétique néoréalistes trop différent des autres. Ce n’est qu’une fois que le tribunal de Grasse aura in extremis retiré l’interdiction de projeter, et que le délégué général du festival, Favre le Bret, aura tant bien que mal joué le rôle de médiateur en proposant de réintégrer le film, que la soirée put s’achever dans la confusion. Loin de soulever l’indignation attendue, le film fut ensuite exploité (sans Renzo et Luciana, donc) assez froidement, l’accueil critique comme public étant mitigé. Il n’y a guère que la fameuse Catholic Legion of Decency, aux Etats-Unis, qui honora à sa manière le film en le plaçant sur sa liste noire. Depuis quelques années, il est possible de redécouvrir Boccace 70 dans son intégralité, même si le segment de Mario Monicelli, envisagé au départ pour être l’acte I, demeure séparé des trois autres. Et si la prétention sulfureuse du projet s’est au fil des années considérablement étiolée, Boccace 70 offre, outre un passionnant témoignage sociologique sur l’Italie de l’époque, un indéniable intérêt artistique, en particulier grâce aux films de Luchino Visconti et de Federico Fellini.

Le Tentazioni del dottor Antonio

La sortie de La Dolce Vita, début 1960, avait été l’occasion d’un rare scandale, dans des proportions parfois délirantes. Le film avait ainsi été la cible des journaux fascistes (selon Il secolo d’Italia, le film était une « honte ») puis de la droite cléricale : le 9 février 1960, le MSI (parti né suite à l’amnistie des anciens fascistes mussoliniens) stigmatise face à la Chambre des Députés italiens « cette grave atteinte à la vertu et à la probité du peuple romain » et la « dégradation de la haute mission que remplit Rome en tant que centre du catholicisme. » Mi-février, le Centre Catholique du Cinéma décide d’interdire le film à tous les publics, et le conseil diocésain de l’Action Catholique romaine formule la demande que le film soit renvoyé devant la censure. Face à cette vague de contestation puritaine (même la propre mère du cinéaste, réprimandée par son archevêque local, n’a pas le courage d’aller voir le film de son fils), Fellini fait profil bas et sillonne l’Italie, multipliant les voyages, les débats, les entretiens amicaux... Il s’attaque vaguement à un nouveau projet de film, mais se focalise tellement sur le problème de l’acteur capable d’en interpréter le premier rôle qu’il n’avance guère, au grand désespoir de ses associés de la Federiz. En Janvier 1961, il reçoit donc un coup de téléphone de Tonino Cervi, qui lui parle de l’idée de Cesare Zavattini ; Fellini, emballé, abandonne son projet précédent pour se concentrer sur ce film, qu’il définit comme une « bricole » mais qui sera pour lui le moyen ironique de régler ses comptes avec les censeurs et les conservateurs de tous poils. D’ailleurs, le cinéaste, souvent décrit par la profession comme quelqu’un d’assez individualiste, prendra des années plus tard un engagement passionné et courageux contre les coupes publicitaires des films à la télévision, preuve que le sujet de la censure l’affectait particulièrement. Ayant trouvé ce titre parodique faisant référence à La tentation de Saint-Antoine de Gustave Flaubert, et ainsi déterminé à réaliser une satire féroce de cette « morale commune » dictée par la presse de droite, les religieux et les magistrats, Fellini construit son histoire à partir d’une simple image, celle d’un petit homme contrit au pied d’une immense affiche provocante d’Anita Ekberg. Le rôle principal est confié à Romolo Valli, qui construit le personnage à partir des fameuses mimiques de « l'Inoxydable » homme politique Giulio Andreotti. Finalement, les exigences salariales trop élevées du comédien obligent la production à se tourner vers Peppino de Filippo, frère du fameux metteur en scène Eduardo de Fillipo, lequel Peppino avait, douze ans plus tôt, incarné un personnage approchant dans Les Feux du music-hall.

Par ailleurs, Fellini, à la recherche de nouvelles formes d’expression, décide que cet épisode sera son premier travail en couleur. (4) Interrogé à ce sujet par Giovanni Grazzini, Fellini expliquait que, selon lui, « un film en noir et blanc est toujours préférable à un film en couleur laid, surtout si l’on pense à quel point un emploi plat ou sottement naturaliste de la couleur peut appauvrir l’imagination. » Quand choisir la couleur, alors ? « Quand c’est le film lui-même qui nous apparaît sous cet aspect, quand ses premières images se révèlent à nous en couleurs, et la couleur devient un matériau totalement expressif, elle devient histoire, structure, sentiment du film, le moyen par quoi traduire, raconter tout. Comme dans le rêve, où la couleur est concept, sentiment. » Dès les premières secondes du film, on est frappé par cette utilisation anti-naturaliste au possible, qui construit, par le contraste des couleurs (le rouge criard des soutanes et le blanc/jaune des écolières) et la géométrie des cadrages, un univers propre, cohérent et flamboyant. D’une certaine manière, La Tentation du Docteur Antonio est un palier important dans la carrière du cinéaste, dans le sens où c’est l’irruption de la couleur qui achève le basculement du style du cinéaste, pour schématiser, de l’héritage du néo-réalisme vers l’onirisme pur. En effet, autant pour cette atmosphère visuelle outrée que pour le ton loufoque et parodique du film, le film n’a aucune prétention réaliste mais s’affiche d’emblée comme une formidable fable pamphlétaire. La narration y est confiée à une enfant espiègle, allégorie insolente du vice et de l’oisiveté ; et tandis que celle-ci contemple les différentes expressions de la prétendue dépravation qui envahit la cité romaine, elle se régale surtout du personnage du docteur Antonio, grotesque Don Quichotte (5) se battant contre les prostituées ou les danseuses de cabaret. D’ailleurs, si Fellini revient brièvement, durant l’introduction du film, au noir et blanc, c’est pour illustrer dans un style burlesque hérité du muet le « triomphe » du brave homme ayant contraint une gironde passante à recouvrir son intolérable décolleté. (6) Tout le film baigne ainsi dans une atmosphère excentrique et jubilatoire, où Fellini semble jouer avec sa mise en scène, tantôt en créant une ambiance inquiétante ou horrifique (les jeux expressionnistes de lumière pendant les nuits d’orage, le verre de lait dans le miroir, la première apparition d’Anita sur la table du salon...), tantôt en se livrant à d’énormes blagues de potache (les mimiques injurieuses de l’affiche, la symbolique éjaculatoire d’Antonio venant asperger l’affiche...), bien aidé dans ce mélange des genres par l’extraordinaire ritournelle, guillerette et obsédante, composée par Nino Rota.

La Tentation du Docteur Antonio marque donc également les retrouvailles houleuses de Federico Fellini avec Anita Ekberg, couronnée star internationale par La Dolce Vita. Celle-ci est, en quelques mois, devenue plus difficile, plus capricieuse, et a mal supporté que Fellini ne la contacte qu’une fois avoir réalisé qu’il n’a pas seulement besoin de son image sur une affiche, mais de sa présence, en chair et en os (surtout en chair, d’ailleurs). Elle passe le tournage enfermée dans sa caravane et n’en descend que pour ré-endosser son uniforme de l’éternel féminin, sous les ordres du maître. Celui-ci, au grand dam du porte-feuille de Tonino Cervi, a encore une fois vu les choses en grand : c’est ainsi que l’Anita géante de l’affiche prend vie, pour arpenter, telle une pulpeuse variante de King Kong, les rues du quartier populaire de l’Eur en jouant avec le pauvre docteur philistin. C’est au décorateur Piero Zuffi que l’on doit la saisissante reconstitution miniature de l’Eur, qui devient le cadre de l’ahurissante séduction entre une montagne d’érotisme et un petit binoclard suffisant essayant tant bien que mal de réprouver ses pulsions. Elle le glisse entre ses gigantesques seins, puis se dénude pour lui tandis qu’il invite le public à détourner les yeux, ou essaye de recouvrir le cadre de sa veste. Tout ça pour finalement conclure, avec un bon sens délicieusement grossier, qu’il est bien vain de chercher à réprimer le fond de lubricité qui sommeille en chacun de nous... Difficile, tout compte fait, de résister à l’impertinence et à l’esprit libertin de cette vignette de prestige ; à l’instar de Jean A. Gili, il est même tout à fait permis de penser que ce que Fellini qualifiait de « bricole » demeure, aujourd’hui encore, l’une des ses plus magistrales réussites. (7)

Il lavoro

Au moment de la sortie de Boccace 70, qui ne provoqua donc pas le scandale attendu, le seul film ayant quasiment réuni l’unanimité critique fut celui de Luchino Visconti, en particulier pour l’interprétation de Romy Schneider, alors âgée de 23 ans. (8) Cela peut s’expliquer, pour les mêmes raisons d’ailleurs que celles qui feront que certains spectateurs en sortiront déçus : là où les trois autres films de Fellini, De Sica ou Monicelli adoucissent le pamphlet social par leur esprit gaillard, Le Travail emprunte à Boccace avant tout la gravité de son jugement satirique. Il ne s’agit pas de prétendre que le film soit "moins" fidèle à l’esprit de Boccace que les autres (et ce même si l’intrigue est une adaptation d’une nouvelle de Maupassant), mais qu’il se concentre avec grand sérieux sur un aspect spécifique de l’œuvre de l’auteur médiéval, à savoir la place de la femme et son rapport à la société. En découle une certaine austérité d’apparence, qui cache, comme souvent chez Visconti, une grande sensibilité et une extrême vivacité dans le propos. D’une certaine manière, Le Travail est le moins immédiat des films du collectif Boccace 70, mais probablement le plus riche. Jean Cabourg fait d’ailleurs remarquer, à propos du film, que l’intrigue se prêtait pourtant à une inclinaison vers la comédie de mœurs : un aristocrate écervelé, une « Poupée » oisive, et le manège des avocats et des valets à leur service... Loin de cela, le film de Visconti serait plutôt un « drame des apparences », où le langage et le regard sont les plus redoutables des armes.

Sur la question du langage, il saute en effet aux yeux que Le Travail est un film bavard, comme les trois autres films de Boccace 70 (et comme presque tout le cinéma italien parlant) mais d’une manière singulièrement différente. Là où les trois autres films s’ancrent dans le foisonnement verbal des milieux populaires, Le Travail se place dans le milieu de la haute-bourgeoisie oisive, où la sophistication des tournures ne cache que très mal la violence ou la vacuité des propos. D’ailleurs, le film démontre d’emblée le manque de communication qui unit les deux jeunes époux : tandis qu’il s’inquiète enfin de son absence, c’est le valet qui lui apprend qu’elle est de retour dans sa chambre. De la même manière, le premier échange entre Ottavio et Pupe est ce poème dont elle est très fière mais dont il ne perçoit ni la raison ni la signification (pire, il lui dit d’arrêter d’essayer de s’exprimer en italien...). Plus tard, il la regardera, inquiet mais désemparé, tenir une conversation capitale avec son riche beau-père dans une langue qu’il ne comprend pas. En fait, les mots servent avant tout à remplir le vide, en faisant tour à tour office de moyens de déstabilisation ou de paravents aux émotions. C’est dans les regards que s’expriment la vérité du couple : ceux qui ne s’échangent pas, d’abord, puis ceux qui réveilleront le désir (ce troublant coup d’œil de Romy Schneider au-dessus de son épaule nue) ou ceux qui exprimeront, in fine, le tumulte intérieur. Sur ce dernier regard, qui clôt le film, Visconti s’est d’ailleurs exprimé dans Les Cahiers du Cinéma : « On m'avait reproché qu'à la fin elle ait un moment d'émotion. Je trouve aussi que c'est très conséquent avec le personnage; le moment où elle se sent presque offensée (…) c'est un moment de pitié sur elle-même, pas du tout sur la situation en général, à laquelle elle ne comprend rien. » Ces mots très durs révèlent un autre regard, celui porté par Visconti sur ses propres protagonistes, cette aristocratie privilégiée dont il était issu et qu’il a très vite en partie renié. Selon Michel Mesnil, la satire de la société romaine dressée par Visconti dans Le travail « est plus nuancée et plus humaine que celle de Fellini dans La Dolce Vita » et va ainsi sans doute « plus avant dans la condamnation. » Pour Le travail, Luchino Visconti a ainsi accordé une importance particulière à la texture chromatique d’un film baignant dans des couleurs automnales assez marquées, comme pour révéler l’éclatante mais terminale splendeur de ce qui est sur le point de pourrir... On a parlé précédemment du vide des mots échangés par les époux, et Visconti s’est également particulièrement concentré sur l’espace scénique de ce film tourné intégralement à l’intérieur d’un grand appartement bourgeois. En jouant sur la profondeur de champ par des cadrages ou des mouvements de caméra judicieux, il vient révéler ponctuellement l’immensité de ce lieu désaffecté, tout juste parsemé d’objets fastueux et encombrants, obstacles supplémentaires entre les êtres. Film qui évoque la solitude inouïe des individus dans l’immensité de la société, leur étouffement dans le carcan des conventions, la douleur du désir ou l’asservissement de l’être au pouvoir de l’argent, Le Travail est un petit condensé des obsessions qui parsèment l’œuvre de Luchino Visconti, des Amants Diaboliques à L’Innocent. Court, mais grand.

La Riffa

Changement de registre assez saisissant pour l’épisode suivant, réalisé par Vittorio de Sica, qui par bien des aspects est l’exact opposé du film de Visconti. Le ton est ici celui de la farce grotesque, dans un milieu populaire extravagant et pittoresque : l’action se situe à Lugo, ville rurale d’Emilie-Romagne distante d’une cinquantaine de kilomètres de Bologne, dans le cadre de la fête foraine locale. Et un peu à la manière de la fameuse ouverture des Temps Modernes de Chaplin, associant en un fondu enchaîné cruel des moutons galopant et les ouvriers se dirigeant vers l’usine, Vittorio de Sica annonce par un plan programmatique le propos de son film : à un troupeau de cochons gras et grognant est associé, par un panoramique, le regard bovin d’un rustre suant, venu se rincer l’œil sur les formes de la belle Zoé. Les hommes sont des porcs, dont les seules préoccupations sont l’argent et les femmes. (9) Toute la première séquence montre ainsi une troupe de badauds entraînés dans une conversation échevelée dont l’enjeu se révèle progressivement : qui sera le veinard qui aura acheté le ticket gagnant permettant de passer la nuit avec la belle gitane ? Lorsque celle-ci nous est enfin révélée, elle surgit telle une déesse écarlate dans la dissipation d’un nuage de fumée. On perçoit alors son quotidien, fait de poses lascives destinées aux mufles rustiques et lubriques uniquement là pour la reluquer. Vittorio de Sica n’y va d’ailleurs pas avec le dos de la cuillère dans l’évocation aussi bien du potentiel érotique de la belle Zoé que du bouillonnement libidineux de ses spectateurs : ceux-ci ne sont-ils d’ailleurs pas venus « tirer un coup » dans son stand ? Comme si la métaphore phallique de la carabine n’était pas suffisante, un vainqueur agite le goulot de sa bouteille de mousseux pour, littéralement, "éjaculer" dans le décolleté de la belle. Que l’on ne se méprenne pas dans notre façon de présenter les choses : il ne s’agit pas d’accabler le film de De Sica pour sa gauloiserie appuyée. Au contraire, la richesse de Boccace 70 naît aussi du contraste entre les moyens subtils employés par Visconti et ceux, plus grossiers, de La Riffa pour finalement aboutir au même constat acerbe, très boccacien : la femme est, dans les yeux des hommes, encore réduite à un rôle d’objet sexuel, encore perçue comme une « possession » dont ils ruminent de ne pouvoir pleinement jouir. De façons similaires dans le fond mais extrêmement différentes dans la forme, la Poupée du Travail et le beau Lot de La Riffa sont deux figures de la femme asservie par la société, desquelles ressortent, ponctuellement, la tristesse et la solitude.

Esthétiquement, difficile d’imaginer également deux films aussi dissemblables que ceux de Visconti et de Sica : à l’unité ocre du premier s’opposent les fulgurances criardes du second, manèges, ballons multicolores, et bien évidemment l’éclatante robe rouge de Sophia Loren. Portée à même le corps, suggérant ainsi on ne peut mieux les formes de l’objet du désir (c’est d’ailleurs entre ses seins que Zoé glisse l’argent des participants), elle attire l’œil autant qu’elle représente le dernier rempart vers l’intimité. C’est ainsi presque la masculinité dans son intégralité qui triomphe quand un taureau évadé parvient à contraindre la belle tentatrice de dégrafer son corsage. Toutefois, l’idée de possession induit inévitablement la jalousie, et le personnage de Gaetano illustre cette idée : c’est lui qui fait fuir le taureau tandis que tous les autres profitent de la vue, qui s’isole avec la belle en la serrant contre lui comme si elle lui appartenait, ou qui dérobe la caravane pour empêcher les autres hommes de fantasmer « sa » femme... Par extension, La Riffa suggère même à travers la figure de Zoé - un absolu de féminité - l’idée que « posséder » la belle est un rite de passage vers l’affirmation de sa propre virilité. Le petit Cuspet, religieux asexué et moqué par les autres hommes, n’est-il pas porté en triomphe par les mêmes quand il sort dépenaillé de la caravane, après avoir demandé à Zoé l’autorisation de se vanter l’avoir honorée ?

C’est donc un constat assez amer des relations hommes/femmes que dresse La Riffa, mais il le fait dans un décorum truculent, fédérateur (d’aucuns diraient populiste), assez emblématique de ce qu’il est coutume d’appeler le « néo-réalisme rose ». Vittorio de Sica se spécialisera un temps dans ce genre, en tant que comédien (la série des Pain, amour…) comme en tant que réalisateur ; et on peut notamment remarquer les flagrantes similitudes (10) entre La Riffa et le dernier sketch de Hier, aujourd’hui et demain, Mara, réalisé l’année suivante toujours sous la plume de Cesare Zavattini, toujours produit par Carlo Ponti, et toujours avec Sophia Loren... D’une certaine manière, La Riffa est un bon témoignage des qualités comme des petits défauts de bon nombre de productions italiennes des années 55-70 : follement réjouissant pour son esprit libertaire et parfois libertin, il repose avant tout sur une « recette » réitérable à l’envi, conçue avant tout dans une démarche de producteur pour satisfaire le public. Sur ce dernier point, La Riffa est une réussite certaine.

Renzo et Luciana

Maintenant qu’il est possible de voir Renzo et Luciana dans la continuité des autres épisodes, on parviendrait presque à comprendre l’argumentaire - alors jugé maladroit - de Carlo Ponti lorsqu’on lui demanda de justifier l’amputation de l’acte I de Boccace 70 : si le film est assez remarquable, il ne s’accorde que très mal avec les trois autres qui avaient, chacun à leur manière, emprunté à Boccace le goût de la fable symbolique. Avec son casting de quasi-inconnus et son récit quotidien, Renzo et Luciana est en effet un film éminemment réaliste, qui s’inscrit plus dans la veine lointaine du néoréalisme des années 40-50 que dans l’héritage de Giovanni Boccace. Pour autant, si on tâche de le juger pour ses qualités intrinsèques, il s’agit d’une histoire de couple touchante, conjuguée à un portrait mordant de la société italienne des années 60.

Renzo et Luciana s’aiment, donc, mais la société ne doit pas le savoir. L’amour comme un délit, en quelque sorte. Voici donc le point de départ de cette histoire, qui nous est révélé par une jolie contorsion scénaristique : Luciana sort du travail, au loin ce garçon la regarde, un peu comme tous les hommes italiens regardent les jolies filles. Ils passent en même temps au poste de contrôle, il la regarde, elle fuit... Elle monte dans un bus qu’il suit, en lui faisant des signes et des sourires, au volant de son petit véhicule de coursier. Les collègues de Luciana la raillent de ce soupirant miséreux, mais elle avoue, rapidement, le trouver mignon. Elle descend du bus, et court vers une voiture décapotée, qui démarre aussitôt : à l’intérieur de celle-ci, Luciana se change, et enfile une robe blanche. La voiture arrive enfin dans un terrain vague à l’écart du centre de la ville, où un prêtre l’attend pour la marier à... Renzo, le coursier, qui arrive au même moment. L’idée peut paraître tirée par les cheveux, elle illustre totalement le couvercle que représente le regard de la société sur ce couple, obligé de se cacher pour s’aimer.

Seule la famille de Luciana est au courant de leur amour, mais, là aussi, il s’agit davantage d’un poids que d’une soupape : obligés de vivre à sept dans un appartement exigu, les amants n’ont aucune intimité, tantôt dérangés par le patriarche râleur tantôt par la petite sœur curieuse. Lors de leurs rares moments partagés, ils se murmurent des « bientôt », en envisageant l’instant où ils pourront enfin vivre leur amour sereinement. Pour cela, ils doivent travailler. Et la pauvre Luciana, que les rêves d’avenir laissent songeuse devant sa machine à calculer, doit également faire face à son patron, un lourdaud impudique qui la drague grossièrement. Tous comptes faits, il ne reste que peu de moments à Renzo et Luciana pour être bien ensemble, et même leurs baisers furtifs, la nuit, dans l’étroitesse du véhicule de Renzo, sont commentés par les jeunes traînards du quartier : le regard des autres est omniprésent, et cela est formidablement restitué, à l’écran, par la multiplication de plans larges remplis par la foule, à l’usine ou la piscine, dans la boîte de nuit ou au cinéma. Impossible d’être seul dans cette Italie du « miracle économique », où toutes les vies s’organisent de la même manière, selon un conformisme social désespérant. Renzo et Luciana doivent travailler pour vivre et profiter de leurs loisirs ; mais dans tous les cas, ce sont les mêmes personnes qu’ils y retrouvent, car elles obéissent au même modèle qu’eux. Par extension, on peut même s’interroger : combien d’autres Renzo et Luciana y a-t-il dans ces bureaux, dans ces cinémas, dans ces salles de balle ? Combien d’autres couples réduits à mentir, à se cacher, pour pouvoir ne serait-ce qu’envisager l’avenir ?

[ATTENTION, la partie suivante révèle la fin de l’intrigue]
Alors la cocotte-minute explose : Luciana décide d’arrêter ce simulacre de vie, et de révéler au grand jour son amour pour Renzo. Leurs démissions respectives leur permettent de toucher des indemnités suffisantes pour s’acheter enfin leur propre appartement, et vivre enfin ensemble. Enfin… pas tout à fait : Renzo n’a trouvé qu’un travail de nuit, et il ne revient du travail quand elle part pour le sien. Leur vie « partagée » se résume en fait de nouveau à des baisers furtivement échangés au détour des couloirs de leur appartement, Monicelli usant habilement des cloisons de celui-ci pour offrir quelques cadrages symboliques et cruels. De nouveau, un bus rempli de collègues attend Luciana, le matin, pour l’emmener loin de son homme. Rien n’a vraiment changé pour eux… enfin si : d’une certaine manière (illusoire ?), ils sont heureux…
[FIN des révélations]

Moins spectaculaire que les trois autres épisodes de Boccace 70, Renzo et Luciana ne manque pour autant pas de sel dans cet habile mélange entre la lucidité du désenchantement social et la fraîcheur des tourtereaux épris l’un de l’autre malgré tout. La jeune interprète de Luciana, Marisa Solinas fait preuve d’un beau caractère de petite italienne naïve et pétillante, qui assure l’empathie autant qu’elle réjouit les cœurs. Renzo et Luciana est, à l’image de cette protagoniste principale, un beau petit film dont la modestie de façade ne cache pas la hardiesse.


(1) S’il s’inscrit globalement dans une tradition européenne médiévale de la littérature misogyne, Boccace prend clairement, dans le Décaméron, le parti des femmes, leur accordant une place et une parole rares dans la littérature contemporaine, à tel point qu’il fut à l’époque accusé de philogynie !
(2) La deuxième nouvelle de la première journée du Décaméron est une assez violente diatribe - venant de la part d’un homme très religieux - contre les dérives de certains membres du clergé qui « le plus déshonnêtement du monde, péchaient par luxure, selon les voies naturelles, ou même sodomitiques, sans aucun frein de remords ou de vergogne. » Plus tard, il s’en prend à la perversion, à l'avarice, à la corruption, à l’hypocrisie ou à la bêtise des inquisiteurs, attaques qui conduisirent l’Eglise à censurer l’œuvre.
(3) Une version de l’histoire raconte que Ponti proposa en contrepartie à Monicelli de financer son histoire comme un long métrage à part entière et de l’exploiter indépendamment de Boccace 70, mais que le cinéaste, incapable de trouver un couple de vedettes pour incarner Renzo et Luciana, refusa.
(4) Si sa fin de carrière est en partie réputée pour l’abondance de couleurs chatoyantes, Fellini aura très lentement franchi le pas du passage à la couleur, puisque le film suivant La Tentation du Docteur Antonio (8 ½) marquera un retour temporaire au noir et blanc.
(5) A la fin du film, Antonio apparaît d’ailleurs vêtu d’une armure, prêt à affronter le moulin Ekberg.
(6) Ce bref épisode fait probablement référence de manière narquoise au sénateur Scalfaro, qui avait au début des années 50 provoqué un incident en demandant, dans une trattoria romaine, à une jeune femme de se couvrir davantage. Scalfaro ayant participé au lynchage médiatique de La Dolce Vita par ses articles dans L’Osservatore romano, Fellini trouva ici un moyen cocasse de se venger.
(7) Précisons tout de même, par souci d’équilibre, que tout le monde ne partage(ait) pas cet avis. C’est ainsi que, dans Les Cahiers du Cinéma, Jean Douchet qualifiait le film de « complet désastre » ou que, dans Cinéma 62, Michel Flacon parle de « délire niais »…
(8) On aurait presque envie de dire que c’est le premier film où Romy Schneider révèle son incomparable sensualité frémissante, plus expressive que plastique.
(9) La chanson composée par Armando Trovajoli et fredonnée régulièrement par Zoé illustre bien cette obsession : « Soldi, soldi, soldi, tanti soldi » (« Argent, argent, argent, tout cet argent »)
(10) Sophia Loren qui « vend » son corps ; qui séduit presque malgré elle un représentant de l’Eglise ; qui subit la jalousie de l’un de ses prétendants…

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 9 octobre 2009